<p class="texte" dir="ltr">Serge Moscovici avait une curiosit&eacute;, un gai savoir et une tol&eacute;rance contagieux qui donnaient envie d&rsquo;entreprendre et de farfouiller les territoires les plus divers. Il soutenait intellectuellement des projets qui pouvaient para&icirc;tre, au premier abord, assez &eacute;loign&eacute;s de son domaine. Il le faisait toujours avec une attitude bienveillante, non exempte de duret&eacute; au moment fatidique de la soutenance ou de l&rsquo;expos&eacute; des id&eacute;es. Il avait aussi, comme on dit, &laquo;&nbsp;du charisme&nbsp;&raquo;. Nombre d&rsquo;amis, d&rsquo;intimes, d&rsquo;alli&eacute;s ou de commentateurs s&rsquo;accordent &agrave; le reconna&icirc;tre. Une puissance relationnelle, affectivo-cognitive qui lui venait s&ucirc;rement de sa <em>radicale capacit&eacute; &agrave; se concentrer sur un th&egrave;me d&rsquo;ouvrage ou une id&eacute;e phare</em>, d&rsquo;une part, et des <em>le&ccedil;ons qu&rsquo;il avait tir&eacute; de son exp&eacute;rience de vie riche et tumultueuse ou des &eacute;preuves et des obstacles affront&eacute;s durant sa jeunesse</em>, de l&rsquo;autre. Sa vie &eacute;tait travers&eacute;e &agrave; la fois par la joie, la bonne humeur, la jubilation du pr&eacute;sent, parfois par le souvenir du tragique et aussi par le sarcasme, l&rsquo;humour provocant et la moquerie qu&rsquo;il fallait parfois accepter sto&iuml;quement. Je me souviens que cet avis &eacute;tait partag&eacute; sur sa mani&egrave;re d&rsquo;&ecirc;tre et sa philosophie g&eacute;n&eacute;rale de vie lors des discours et hommages des diff&eacute;rents membres de sa famille et de ses amis lors de ses obs&egrave;ques, le 20 novembre 2014, au Cimeti&egrave;re Montparnasse o&ugrave; il repose, pas tr&egrave;s loin de la tombe du Capitaine Dreyfus, personnage fameux dont il avait beaucoup parl&eacute; dans ses s&eacute;minaire, tant dans ses analyses sur <em>La Recherche du temps perdu</em> de Proust que dans ses commentaires sur les d&eacute;plorables agitations antis&eacute;mites, en France, &agrave; la fin du XIX<sup>e</sup> si&egrave;cle.</p> <p class="texte" dir="ltr">Moscovici &eacute;tait, selon moi, un existentialiste dans ses actes&nbsp;: il avait su reconstruire et tirer les fils de son identit&eacute; en s&rsquo;impr&eacute;gnant de la langue fran&ccedil;aise. Il disait fort justement qu&rsquo;apprendre une langue c&rsquo;est aimer la culture et le pays de la dite langue. Il aimait &eacute;norm&eacute;ment la France et Paris o&ugrave; il allait exprimer et d&eacute;velopper son envergure intellectuelle et scientifique. Son attitude distanci&eacute;e mais engag&eacute;e, cynique et passionn&eacute;e, sage et truculente conf&eacute;rait &agrave; sa personne une sorte d&rsquo;aura qui engendrait une authentique fascination partout dans le monde. Fascination paradoxale aupr&egrave;s des proches et des doctorants car Moscovici ne voulait pas rendre d&eacute;pendants ceux qui l&rsquo;aimaient. J&rsquo;ai toujours &eacute;t&eacute; persuad&eacute; que le charisme de Moscovici &eacute;tait de type mosa&iuml;que. Dans son livre de 1981, <em>L&rsquo;&Acirc;ge des foules. Trait&eacute; historique de psychologie des masses</em>, il avait distingu&eacute; la forme du charisme tot&eacute;mique du type mosa&iuml;que. Ce dernier type, plus tonifiant et cr&eacute;atif, renvoie &agrave; l&rsquo;adh&eacute;sion spirituelle et r&eacute;flexive des disciples dont le point de vue est int&eacute;rieurement transform&eacute;, irrigu&eacute;, donnant lieu &agrave; une poursuite d&rsquo;&oelig;uvres parall&egrave;les et de pratiques h&eacute;t&eacute;rodoxes&nbsp;; le type tot&eacute;mique a une dimension plus n&eacute;gative, pernicieuse, impliquant une adh&eacute;rence &agrave; la personne &laquo;&nbsp;tot&eacute;mis&eacute;e&nbsp;&raquo; et &agrave; ses f&eacute;tiches, sans que les adeptes ne sachent vraiment de quoi il en ressort&nbsp;; ce qui les conduit &agrave; l&rsquo;aveuglement (stalinien, hitl&eacute;rien, et j&rsquo;en passe), avec des effets associ&eacute;s d&rsquo;orthodoxie, de dogmatisme, de fanatisme et &agrave; d&rsquo;endoctrinement.</p> <p class="texte" dir="ltr">Dans ses s&eacute;minaires doctoraux, il savait faire passer, par l&rsquo;exemple de ses &eacute;crits et de ses recherches, sa passion pour les livres et une mani&egrave;re de penser le social (le fameux regard ternaire et l&rsquo;&eacute;tude empirique des effets de la &laquo;&nbsp;tierc&eacute;it&eacute;&nbsp;&raquo; du symbolique et des repr&eacute;sentations). En 1985-1987, j&rsquo;avais pu avoir l&rsquo;honneur, avec d&rsquo;autres, de suivre, pas &agrave; pas, ses d&eacute;veloppements nombreux et suggestifs, &agrave; l&rsquo;EHESS-Paris, sur les &oelig;uvres de Max Weber, Georg Simmel et &Eacute;mile Durkheim qui allait donner forme, au livre, <em>La</em> <em>Machine &agrave; faire des dieux. Sociologie et psychologie</em> (publi&eacute; chez Fayard, en 1988), r&eacute;compens&eacute; par le Prix europ&eacute;en d&#39;Amalfi pour la sociologie et les sciences sociales. Personne ne niera que l&rsquo;&oelig;uvre de Moscovici est polymorphe, comme l&rsquo;homme, baignant &agrave; la fois dans sa vie et dans son intellectualit&eacute;, dans la psychologie et la sociologie, l&rsquo;histoire et les sciences politiques, l&rsquo;&eacute;pist&eacute;mologie et l&rsquo;histoire des sciences, l&rsquo;anthropologie et l&rsquo;&eacute;cologie. &Agrave; mes yeux, il &eacute;tait &agrave; la fois un scientifique et un sage. On peut parler d&rsquo;une exemplarit&eacute; de son cheminement intellectuel et &eacute;thique. Cette exemplarit&eacute; peut &ecirc;tre m&eacute;dit&eacute;e de nos jours, vu le retour d&rsquo;un grand nombre de ph&eacute;nom&egrave;nes extr&eacute;mistes tant religieux que politiques dans le monde. Il insistait sur l&rsquo;id&eacute;e que les scientifiques ne doivent pas se r&eacute;fugier derri&egrave;re une position techniciste et neutre. Il incitait ses &eacute;tudiants et ses amis &agrave; prendre des risques, certes mesur&eacute;s, mais surtout &agrave; se rebeller contre les discriminations, le racisme ou les formes extr&eacute;mistes de pens&eacute;e. En gros, neutralit&eacute; quand c&rsquo;est possible et tol&eacute;rance oui, mais avec des limites et en restant toujours vif et attentif. Il m&rsquo;a toujours donn&eacute; l&rsquo;impression d&rsquo;un combattant. L&agrave; r&eacute;sidait sa sagesse, rudement acquise par sa vie d&rsquo;avant son arriv&eacute;e en France (mais aussi apr&egrave;s)&nbsp;: il faut se tenir pr&ecirc;t &agrave; affronter de nouveau la nuit de l&rsquo;esprit et &agrave; lutter contre ses errances.</p> <p class="texte" dir="ltr">J&rsquo;insiste aussi sur un autre point&nbsp;: il avait une capacit&eacute; d&rsquo;&eacute;criture &eacute;l&eacute;gante et raffin&eacute;e ainsi qu&rsquo;un style accessible qui lui a fait, par exemple, r&eacute;ussir magistralement son livre d&rsquo;autobiographie (de son enfance &agrave; sa venue en France)&nbsp;: <em>Chronique des ann&eacute;es &eacute;gar&eacute;es</em> publi&eacute;e en 1997, chez Stock. Moscovici citait en exemple des livres de grands historiens ou d&rsquo;anthropologues en insistant sur l&rsquo;importance de la stylisation, de la clart&eacute; (ce qui se pense bien s&rsquo;&eacute;nonce avec limpidit&eacute;) et l&rsquo;accessibilit&eacute; de l&rsquo;&eacute;criture en sciences humaines (et donc en psychologie sociale ou en sociologie). Il fallait, selon lui, savoir s&rsquo;exprimer limpidement tout en parlant de choses rigoureuses. Nombre de ses livres ont su aborder des th&eacute;matiques complexes avec une pr&eacute;cision et une relative accessibilit&eacute;. On retrouve <em>grosso modo</em>, dans nombre de ses publications, ce souci&nbsp;; mais je ne veux pas faire ici un travail de recension et d&rsquo;exhumation exhaustif qui peut &ecirc;tre retrouv&eacute; sur des sites consacr&eacute;s &agrave; son &oelig;uvre dont celui officiel&nbsp;: <a href="http://www.serge-moscovici.fr/">http://www.serge-moscovici.fr/</a></p> <p class="texte" dir="ltr">On peut distinguer, selon moi, plusieurs figures, outre celles du <em>renard</em> (l&rsquo;explorateur gourmand et curieux de chemins de traverses et de ph&eacute;nom&egrave;nes soci&eacute;taux et politiques) et du <em>h&eacute;risson</em> (l&rsquo;exp&eacute;rimentaliste, le chercheur mono-id&eacute;ique creusant son sillon), mises en exergue par Alain Touraine, le 20 novembre 2014, lors de son discours <em>In Memoriam</em>. Touraine avait, ce jour-l&agrave;, pertinemment repris un fragment du po&egrave;te Archiloque (&laquo;&nbsp;Le renard conna&icirc;t beaucoup de choses, mais le h&eacute;risson conna&icirc;t une grande chose&nbsp;&raquo;) que Moscovici avait cit&eacute; au d&eacute;but de son livre <em>La Machine &agrave; faire des dieux</em>. J&rsquo;ajouterais &agrave; ces deux visages (renard/h&eacute;risson) une autre dimension de Moscovici. Il savait relier ses ateliers exp&eacute;rimentaux de psychologie sociale &agrave; une axiologie dont les grilles de lecture lui venaient de son histoire personnelle. La th&eacute;orie des minorit&eacute;s actives n&rsquo;&eacute;tait-elle pas aussi issue de celle de ses activit&eacute;s intellectuelles et politiques&nbsp;? Il fut, un temps, communiste, en Roumanie et il prit souvent la parole en public, avec un certain effet oratoire, d&rsquo;apr&egrave;s son propre t&eacute;moignage autobiographique&nbsp;; mais il y a aussi son engagement &eacute;cologiste des ann&eacute;es 1960-1970. Cette attention aux minorit&eacute;s actives provenait aussi de la triste exp&eacute;rience historique <em>in vivo</em> de la fulgurante progression de minorit&eacute;s actives fascistes et nazies entre 1920 et 1940. Elle r&eacute;sultait enfin de sa capacit&eacute; de r&eacute;sistance &agrave; l&rsquo;antis&eacute;mitisme, &agrave; la d&eacute;portation et la majorit&eacute; bien-pensante.</p> <p class="texte" dir="ltr">L&rsquo;id&eacute;e de travailler sur les repr&eacute;sentations sociales lui est notamment advenue lors de ses observations de conversations et de d&eacute;bats anim&eacute;s sur les places de villes italiennes, lors de son arriv&eacute;e et de son s&eacute;jour au pays de Dante Alighieri, &agrave; la fin des ann&eacute;es 1940. On ne peut &eacute;videmment pas r&eacute;duire la construction de la th&eacute;orie des repr&eacute;sentations sociales aux seules observations des places publiques des villes italiennes de la fin des ann&eacute;es 1940&nbsp;; mais l&rsquo;exp&eacute;rience de vie a toujours un lien avec la progression intellectuelle m&ecirc;me si elle ne s&rsquo;y r&eacute;sume pas. Et sur ce point, Moscovici avait probablement un c&ocirc;t&eacute; &laquo;&nbsp;artiste&nbsp;&raquo; qui r&eacute;sidait dans son aptitude &agrave; sublimer sa vie et, par association et compagnonnage, celle de ceux qui l&rsquo;ont fr&eacute;quent&eacute;. Il existe, en cons&eacute;quence, une vision germinative de l&rsquo;engendrement de la pens&eacute;e sociale et de la construction interactionnelle des r&eacute;alit&eacute;s quotidiennes dans les soci&eacute;t&eacute;s postmodernes et historicis&eacute;es, &eacute;difi&eacute;e autour de l&rsquo;intuition moscovicienne sur les repr&eacute;sentations sociales et plus g&eacute;n&eacute;ralement d&rsquo;une vision ennoblie des cultures populaires. Moscovici avait cet art de demeurer concret et th&eacute;oricien et de savoir aller du quotidien &agrave; l&rsquo;intellect et inversement. Passons sur ce point et sur bien d&rsquo;autres. On ne peut pas tout dire et de fa&ccedil;on pertinente en quelques lignes. En plus du scientifique h&eacute;risson exp&eacute;rimentaliste mais aussi clinicien renard attentif (je pense &agrave; sa th&eacute;orisation tr&egrave;s comment&eacute;e sur le conspirationnisme<a class="footnotecall" href="#ftn1" id="bodyftn1">1</a>) de la psychologie sociale, Moscovici fut, comme on le sait, un penseur de l&rsquo;&eacute;cologie scientifique et politique&nbsp;: cette double dimension&nbsp;: penseur de la nature (<em>La soci&eacute;t&eacute; contre nature</em> ou<em> Histoire humaine de la nature</em>) et homme engag&eacute; dans la cit&eacute; (un de ses livres inclassables &agrave; la fois philosophiques et anthropologiques&nbsp;: <em>Hommes domestiques, Hommes sauvages</em>) lui ont permis d&rsquo;atteindre un auditoire au-del&agrave; des cercles acad&eacute;miques de la psychologie&nbsp;; et c&rsquo;est heureux. Il a aussi &eacute;t&eacute; un analyste de psychosociologie politique dont les travaux et synth&egrave;ses sur les conduites des foules (j&rsquo;ai cit&eacute; <em>L&rsquo;&Acirc;ge des foules</em> plus haut) et l&rsquo;anthropologie des conduites de r&eacute;sistance et des mouvements sociaux ont marqu&eacute; l&rsquo;histoire de la pens&eacute;e. Il fut aussi philosophe-historien des sciences puisque ses travaux sur les math&eacute;matiques, Jean-Baptiste Galiani, mais aussi dans toute une approche cognitiviste et socio-historique de la construction sociale de la r&eacute;alit&eacute; (repr&eacute;sentations sociales, minorit&eacute;s actives, impacts des sciences sur l&rsquo;&eacute;tude de l&rsquo;environnement et de la nature, histoire des sciences sociales). Enfin, n&rsquo;oublions pas qu&rsquo;il avait une vision anthropologique et arch&eacute;ologique de l&rsquo;&eacute;volution de l&rsquo;homme (<em>La Soci&eacute;t&eacute; contre nature</em> notamment).</p> <p class="texte" dir="ltr">Terminons cet hommage sur sa pratique pluridisciplinaire et sociologisante de la psychologie sociale. Il racontait qu&rsquo;il avait d&eacute;missionn&eacute; du CNRS quand on y avait &eacute;t&eacute; d&eacute;cid&eacute; que la psychologie devait int&eacute;grer le bloc (ou section) fatal des neurosciences et de la biologie. Il s&rsquo;y &eacute;tait oppos&eacute;. &Agrave; ses yeux, la psychologie demeurait une science humaine et sociale. C&rsquo;est dans ce cheminement d&rsquo;attitude et de pens&eacute;e qu&rsquo;il a d&eacute;fendu une conception ouverte, exigeante et pluridisciplinaire de sa discipline&nbsp;: &agrave; la fois exp&eacute;rimentale et clinique, exploratrice et rigoureuse, avec d&rsquo;autres fondateurs, en France, comme Jean Maisonneuve. Il faut regretter que nombre &laquo;&nbsp;psychologues sociaux&nbsp;&raquo; contemporains fran&ccedil;ais aient voulu absolument prouver leur &laquo;&nbsp;certificat de scientificit&eacute;&nbsp;&raquo; face &agrave; des savants qui n&rsquo;en ont absolument pas cure. Ils ont donc ardemment d&eacute;sir&eacute; montrer &laquo;&nbsp;patte blanche&nbsp;&raquo; face aux neurosciences. On ne peut que d&eacute;plorer qu&rsquo;ils se soient ainsi &eacute;loign&eacute;s de la conception exploratoire, triangul&eacute;e, &agrave; la fois clinique, pluridisciplinaire et exp&eacute;rimentale qui vient d&rsquo;&ecirc;tre &eacute;voqu&eacute;e. Cette scission et cette coupure &eacute;tonnante de certains &laquo;&nbsp;psychologues sociaux&nbsp;&raquo; face aux sciences humaines pour &laquo;&nbsp;para&icirc;tre scientifique&nbsp;&raquo; mais sans le sens critique et caustique du recul face &agrave; sa propre activit&eacute; scientifique peut expliquer la marginalisation de cette discipline en France et son &eacute;cart&egrave;lement entre psychologie et sociologie vers o&ugrave; ont migr&eacute; quelques ex-doctorants de Moscovici.</p> <p class="notebaspage" dir="ltr"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn1" id="ftn1">1</a> &nbsp;Moscovici Serge, 1989, &laquo;&nbsp;The Conspirancy Mentality&nbsp;&raquo;, in Carl Graumann et Serge Moscovici (eds.), 1987, Changing Conceptions of Conspiracy, New York, Springer-Verlag, pp. 151-169.</p>