<p class="texte"><strong>DOSSIER : L&#39;AVENIR DE LA DEMOCRATIE</strong></p> <p class="texte">&shy;<em>St&eacute;phane Corbin est ma&icirc;tre de Conf&eacute;rences en sociologie &agrave; l&#39;universit&eacute; de Caen et co-directeur de la revue Mana, de socio-anthropologie de l&rsquo;universit&eacute; de Caen.</em></p> <p class="texte"><strong>SOMMAIRE</strong></p> <p><strong>Quelle libert&eacute;&nbsp;?</strong></p> <p><strong>Quelle alt&eacute;rit&eacute;&nbsp;?</strong></p> <p><strong>Quelle r&eacute;ciprocit&eacute;&nbsp;?</strong></p> <p><strong>Conclusion</strong></p> <blockquote> <p class="quotation">&laquo;&nbsp;Hommes et sujets &agrave; l&rsquo;erreur ainsi que moi, sur quoi pr&eacute;tendent-ils que leur raison soit l&rsquo;arbitre de la mienne, et que je sois punissable pour n&rsquo;avoir pas pens&eacute; comme eux&nbsp;?&nbsp;&raquo;<br /> Jean-Jacques Rousseau, Lettres &eacute;crites de la montagne</p> </blockquote> <p class="texte">Les interpr&eacute;tations classiques de la philosophie de Rousseau se donnent le plus souvent comme objectif de saisir un principe d&rsquo;unit&eacute; auquel elle pourrait &ecirc;tre ramen&eacute;e. Il en va ainsi de ces ex&eacute;g&egrave;ses qui cherchent la coh&eacute;rence dans l&rsquo;unique promotion de l&rsquo;individu lib&eacute;r&eacute; des contraintes sociales ou bien, &agrave; l&rsquo;inverse, dans la f&eacute;licit&eacute; publique d&rsquo;une soci&eacute;t&eacute; r&eacute;alisant la parfaite concorde de ses membres, f&ucirc;t-ce au p&eacute;ril de leur libert&eacute; naturelle. On peut voir dans ces tendances oppos&eacute;es l&rsquo;expression d&rsquo;un paradoxe qui n&rsquo;a pas &eacute;chapp&eacute; &agrave; Cassirer&nbsp;:</p> <blockquote> <p class="quotation">&laquo;&nbsp;Tant&ocirc;t Rousseau nous est pr&eacute;sent&eacute; comme le pr&eacute;curseur de l&rsquo;individualisme moderne, luttant pour une libert&eacute; du sentiment affranchie de toute entrave, pour le &laquo;&nbsp;droit du c&oelig;ur&nbsp;&raquo;, et qui &eacute;largit &agrave; ce point la conception d&rsquo;un tel droit que face &agrave; lui disparaissent compl&egrave;tement tout lien &eacute;thique, tout commandement moral&nbsp;[...], tant&ocirc;t on voit en lui le pr&eacute;curseur et le fondateur d&rsquo;un socialisme d&rsquo;&Eacute;tat qui sacrifie tout simplement l&rsquo;individu &agrave; la collectivit&eacute; et le contraint &agrave; s&rsquo;int&eacute;grer dans une structure &eacute;tatique stricte o&ugrave; il n&rsquo;aura ni libert&eacute; d&rsquo;action ni m&ecirc;me libert&eacute; de pens&eacute;e&nbsp;&raquo;<sup><a class="footnotecall" href="#ftn1" id="bodyftn1">1</a></sup>.</p> </blockquote> <p class="texte">Evidemment il ne s&rsquo;agit pas, en supposant que la philosophie de Rousseau se d&eacute;bat dans ses propres contradictions, de trancher le dilemme en se disposant &agrave; choisir une option &agrave; l&rsquo;exclusion de l&rsquo;autre&nbsp;: l&rsquo;individualisme achev&eacute; ou le collectivisme sans concession. Toutefois, &agrave; suivre J. Starobinski<sup><a class="footnotecall" href="#ftn2" id="bodyftn2">2</a></sup>, on remarquera qu&rsquo;il est possible de concilier ces deux interpr&eacute;tations&nbsp;: apr&egrave;s avoir tent&eacute; de voir dans l&rsquo;&oelig;uvre de Rousseau la seule qu&ecirc;te d&rsquo;un &eacute;tat de nature conduisant &agrave; la promotion de l&rsquo;individu affranchi de toutes les contraintes&nbsp;; plus r&eacute;cemment Starobinski a propos&eacute; une nouvelle analyse qui pr&eacute;tend d&eacute;busquer la dimension totalitaire et liberticide de la philosophie du <em>Contrat social&nbsp;</em>; au point que l&rsquo;on peut se demander qui de Rousseau ou de Starobinski est homme &agrave; paradoxes.</p> <p class="texte">Ces interpr&eacute;tations tiennent surtout au fait que la philosophie de Rousseau a souvent &eacute;t&eacute; r&eacute;duite &agrave; un syst&egrave;me politique, au m&eacute;pris de sa dimension anthropologique qui interroge les conditions auxquelles une soci&eacute;t&eacute; est l&eacute;gitime, autrement dit&nbsp;: &agrave; quelles conditions une soci&eacute;t&eacute; est une soci&eacute;t&eacute;, c&rsquo;est- &agrave;-dire une association et non une agr&eacute;gation. Ainsi, <em>Du Contrat social </em>ne constitue pas un programme alternatif dont la seule vocation s&rsquo;&eacute;puiserait dans la n&eacute;cessit&eacute; de r&eacute;former <em>hic et nunc </em>la r&eacute;alit&eacute; sociale. C&rsquo;est cette m&eacute;prise &ndash;&nbsp;o&ugrave; la philosophie de Rousseau est raval&eacute;e &agrave; des consid&eacute;rations positivistes&nbsp;&ndash; qui, comme l&rsquo;a tr&egrave;s justement montr&eacute; Cassirer, conduit &agrave; des interpr&eacute;tations aussi caricaturales que contradictoires. On notera cependant qu&rsquo;afin de pr&eacute;venir ces lectures erron&eacute;es dont on l&rsquo;accablait d&eacute;j&agrave; de son vivant, Rousseau avait averti dans les <em>Lettres &eacute;crites de la montagne&nbsp;</em>:</p> <blockquote> <p class="quotation">&laquo;&nbsp;J&rsquo;ai regard&eacute; comme un devoir de dire mon sentiment en choses importantes et utiles&nbsp;; mais ai-je dit un mot, ai-je fait un pas pour le faire adopter &agrave; d&rsquo;autres&nbsp;; quelqu&rsquo;un a-t-il vu dans ma conduite l&rsquo;air d&rsquo;un homme qui cherchait &agrave; se faire des sectateurs&nbsp;?&nbsp;[...] J&rsquo;avertis encore le lecteur qu&rsquo;il doit se d&eacute;fier de mes jugements, que c&rsquo;est &agrave; lui de voir s&rsquo;il peut tirer de cet &eacute;crit quelques r&eacute;flexions utiles, que je ne lui propose ni le sentiment d&rsquo;autrui ni le mien pour r&egrave;gle que je le lui pr&eacute;sente &agrave; examiner&nbsp;&raquo;<sup><a class="footnotecall" href="#ftn3" id="bodyftn3">3</a></sup>.</p> </blockquote> <p class="texte">Voir dans l&rsquo;&oelig;uvre de Rousseau la qu&ecirc;te d&rsquo;une unit&eacute; ne constitue pas cependant une erreur en soi. Il y a en effet chez lui, &agrave; l&rsquo;&eacute;vidence, la qu&ecirc;te d&rsquo;une harmonie sociale, d&rsquo;une concorde, d&rsquo;un accomplissement de l&rsquo;humanit&eacute;, voire d&rsquo;un &eacute;panouissement de l&rsquo;individu. L&rsquo;erreur, r&eacute;side plus exactement dans cette tendance si r&eacute;pandue &agrave; ravaler la philosophie de Rousseau &agrave; la simplicit&eacute; d&rsquo;un syst&egrave;me politique, voire d&rsquo;un dogme. C&rsquo;est alors que la complexit&eacute; de la d&eacute;marche anthropologique est r&eacute;duite &agrave; une banale d&eacute;miurgie politique et que fatalement on manque l&rsquo;essentiel. Le simplisme coupable n&rsquo;est pas dans ce cas imputable &agrave; Rousseau, mais &agrave; nombre de ses interpr&egrave;tes qui lui pr&ecirc;tent trop ais&eacute;ment leurs propres lacunes.</p> <p class="texte">Dans cette conception qui postule que l&rsquo;unit&eacute; est le moyen de l&rsquo;unit&eacute; &ndash; et &agrave; laquelle on voudrait r&eacute;duire la philosophie de Rousseau &ndash; on manque tout au contraire l&rsquo;exigence de s&eacute;paration qui se pr&eacute;sente dans l&rsquo;ensemble de l&rsquo;&oelig;uvre comme la modalit&eacute; essentielle de l&rsquo;av&egrave;nement de l&rsquo;humanit&eacute; et de la soci&eacute;t&eacute;&nbsp;; comme la condition <em>sine qua non </em>de la justice. En effet, il ne s&rsquo;agit aucunement pour Rousseau de r&eacute;aliser la nature mais, &agrave; l&rsquo;exact oppos&eacute;, de la dissiper, de s&rsquo;en s&eacute;parer. Si la soci&eacute;t&eacute; ne s&rsquo;institue qu&rsquo;en rupture avec l&rsquo;immanence qui caract&eacute;rise l&rsquo;&eacute;tat de nature, il faut alors non seulement qu&rsquo;elle s&rsquo;arrache &agrave; ce que la logique de l&rsquo;esp&egrave;ce suppose d&rsquo;une cl&ocirc;ture, mais encore qu&rsquo;elle parvienne &agrave; perp&eacute;tuer l&#39;artifice de cette institution. C&rsquo;est en cela que, selon Rousseau, la s&eacute;paration, au fondement de la soci&eacute;t&eacute;, constitue <em>de facto </em>la condition de sa p&eacute;rennit&eacute;.</p> <h1 class="texte">Quelle libert&eacute;&nbsp;?</h1> <p class="texte">En comparant les interpr&eacute;tations d&#39;A. Camus et d&rsquo;H. Arendt on voit de quelle mani&egrave;re la th&egrave;se d&rsquo;un Rousseau pr&eacute;curseur du totalitarisme &ndash;&nbsp;justifi&eacute;e par l&rsquo;hypoth&egrave;se d&rsquo;un syst&egrave;me politique qui nierait fondamentalement la libert&eacute; individuelle&nbsp;&ndash; emprunte deux voies diff&eacute;rentes, mais qui consistent n&eacute;anmoins, toutes deux &agrave; d&eacute;montrer que la qu&ecirc;te de l&rsquo;unit&eacute; parfaite, de l&rsquo;individu ou de la soci&eacute;t&eacute;, exige l&rsquo;&eacute;limination de celui ou de ceux que l&rsquo;on d&rsquo;abord d&eacute;sign&eacute; comme ennemis.</p> <p class="texte">Chez Arendt, l&rsquo;ennemi est intime. Selon elle, en effet, l&rsquo;apologie du citoyen conduit fatalement &agrave; proscrire l&rsquo;homme en soi. Arendt tente ainsi d&rsquo;attester la responsabilit&eacute; de Rousseau dans la Terreur r&eacute;volutionnaire, en s&rsquo;effor&ccedil;ant de prouver que sa th&eacute;orie de la citoyennet&eacute; et de la souverainet&eacute; proc&egrave;de d&rsquo;une alt&eacute;rit&eacute; toute n&eacute;gative, car d&eacute;voy&eacute;e par une entreprise de culpabilisation de l&rsquo;individu. Au prix d&rsquo;un &eacute;tonnant anachronisme qui consiste, en le comparant &agrave; Saint-Just, &agrave; le rendre contemporain de l&rsquo;&eacute;v&eacute;nement r&eacute;volutionnaire, elle affirme ainsi&nbsp;:</p> <blockquote> <p class="quotation">&laquo;&nbsp;Rousseau, lui, franchissait un pas de plus. Comme il recherchait un principe d&rsquo;unit&eacute; &agrave; l&rsquo;int&eacute;rieur de la Nation elle-m&ecirc;me&nbsp;[...] il lui fallait trouver un ennemi commun&nbsp;[...]. Sa solution &eacute;tait qu&rsquo;un tel ennemi existait dans le sein de chaque citoyen, &agrave; savoir, dans sa volont&eacute; particuli&egrave;re et son int&eacute;r&ecirc;t &eacute;go&iuml;ste&nbsp;; l&rsquo;int&eacute;r&ecirc;t de la chose est que cet ennemi particulier pouvait se hisser au rang d&rsquo;ennemi commun &ndash;&nbsp;unifiant la nation de l&rsquo;int&eacute;rieur&nbsp;&ndash; &agrave; condition d&rsquo;additionner toutes les volont&eacute;s particuli&egrave;res et tous les int&eacute;r&ecirc;ts individuels. L&rsquo;ennemi commun &agrave; l&rsquo;int&eacute;rieur de la Nation est la somme totale des int&eacute;r&ecirc;ts particuliers de l&rsquo;ensemble des citoyens&nbsp;&raquo;<sup><a class="footnotecall" href="#ftn4" id="bodyftn4">4</a></sup>.</p> </blockquote> <p class="texte">Plus loin, H. Arendt pr&eacute;cise&nbsp;: &laquo;&nbsp;Rousseau introduisit la compassion dans la th&eacute;orie politique, c&rsquo;est Robespierre qui la fit para&icirc;tre sur le forum, avec toute la v&eacute;h&eacute;mence oratoire qui le caract&eacute;rise&nbsp;&raquo;<sup><a class="footnotecall" href="#ftn5" id="bodyftn5">5</a></sup>. Mais elle manque du m&ecirc;me coup toute la dimension politique et sociale de la R&eacute;volution et de la Terreur, en m&ecirc;me temps qu&rsquo;elle se trompe sur la philosophie du <em>Contrat social</em>, en se contentant de reprendre &agrave; son compte l&rsquo;argument psychologique de Nietzsche qui fait de Rousseau &ndash;&nbsp;cette &laquo;&nbsp;canaille&nbsp;&raquo;, cet &laquo;&nbsp;avorton&nbsp;&raquo; confondu par la pratique r&eacute;volutionnaire&nbsp;&ndash; un philosophe anim&eacute; par la mauvaise conscience, la morale du ressentiment et, plus fondamentalement, par la n&eacute;gation de la vie.</p> <p class="texte">Contre cette interpr&eacute;tation, il n&rsquo;est pas inutile de rappeler ce que repr&eacute;sente la vertu dans la philosophie de Rousseau. En effet loin de se r&eacute;aliser par la seule exigence morale qui obligerait &agrave; mortifier en soi l&rsquo;&ecirc;tre de d&eacute;sir, la vertu consiste simplement &agrave; faire l&rsquo;effort d&rsquo;envisager ce qui peut &ecirc;tre juste pour la collectivit&eacute;&nbsp;; l&agrave; o&ugrave; la th&egrave;se de l&rsquo;alt&eacute;rit&eacute; n&eacute;gative devient caduque, Dans le <em>Discours sur l&rsquo;&Eacute;conomie politique</em>, Rousseau &eacute;crit ainsi&nbsp;: &laquo;&nbsp;Voulez-vous que la volont&eacute; g&eacute;n&eacute;rale soit accomplie&nbsp;? Faites que toutes les volont&eacute;s particuli&egrave;res s&rsquo;y rapportent&nbsp;; et comme la vertu n&rsquo;est que cette conformit&eacute; de la volont&eacute; particuli&egrave;re &agrave; la g&eacute;n&eacute;rale, pour dire la m&ecirc;me chose en un mot, faites r&eacute;gner la vertu&nbsp;&raquo;<sup><a class="footnotecall" href="#ftn6" id="bodyftn6">6</a></sup>.</p> <p class="texte">Mais que la vertu proc&egrave;de chez Rousseau de cette n&eacute;cessit&eacute; de conformer sa volont&eacute; particuli&egrave;re &agrave; la g&eacute;n&eacute;rale, n&#39;implique aucunement que l&rsquo;homme, entendu comme &ecirc;tre de d&eacute;sir, doive s&rsquo;effacer compl&egrave;tement et surtout d&eacute;finitivement devant le citoyen qui deviendrait ainsi, pour chacun, son propre tyran. La vertu citoyenne ne doit en effet s&rsquo;exercer que dans le temps o&ugrave; les individus, parce qu&rsquo;ils l&eacute;gif&egrave;rent, s&rsquo;efforcent d&rsquo;&ecirc;tre &eacute;clair&eacute;s par la volont&eacute; g&eacute;n&eacute;rale. Autrement dit, le citoyen ne fait pas dispara&icirc;tre l&rsquo;homme, dans la mesure o&ugrave; la qu&ecirc;te de la justice ne se r&eacute;sume pas &agrave; une mortification qui conduirait &agrave; nier la singularit&eacute; des d&eacute;sirs, mais se traduit bien plut&ocirc;t par ce que Rousseau d&eacute;finit comme un renoncement &agrave; &laquo;&nbsp;l&rsquo;impulsion physique&nbsp;&raquo;. Dans un vocabulaire qui est certes distinct de celui de la psychanalyse, Rousseau avant Freud avait d&eacute;j&agrave; mis en &eacute;vidence que l&rsquo;association des hommes n&rsquo;est possible que s&rsquo;ils renoncent &agrave; la pulsion&nbsp;:</p> <p class="texte">&laquo;&nbsp;Ce passage de l&rsquo;&eacute;tat de nature &agrave; l&rsquo;&eacute;tat civil produit dans l&rsquo;homme un changement tr&egrave;s remarquable, en substituant dans sa conduite la justice &agrave; l&rsquo;instinct, et donnant &agrave; ses actions la moralit&eacute; qui leur manquait auparavant. C&rsquo;est alors seulement que, la voix du devoir succ&eacute;dant &agrave; l&rsquo;impulsion physique et le droit &agrave; l&rsquo;app&eacute;tit, l&rsquo;homme, qui jusque-l&agrave; n&rsquo;avait regard&eacute; que lui-m&ecirc;me, se voit forc&eacute; d&rsquo;agir sur d&rsquo;autres principes, et de consulter sa raison avant d&rsquo;&eacute;couter ses penchants&nbsp;&raquo;<sup><a class="footnotecall" href="#ftn7" id="bodyftn7">7</a></sup>.</p> <p class="texte">L&agrave; est tout le sens &ndash;&nbsp;psychologique si l&rsquo;on veut, mais aussi et surtout fondamentalement anthropologique&nbsp;&ndash; d&rsquo;une souverainet&eacute;, qui parce qu&rsquo;elle suppose la capacit&eacute; &agrave; renoncer &agrave; la pulsion (renoncement) autorise en retour les hommes ainsi devenus citoyens &agrave; ne pas renoncer au pouvoir (renonciation)&nbsp;; ou, pour le dire autrement, &agrave; refuser de se soumettre &agrave; d&rsquo;autres&nbsp;:</p> <blockquote> <p class="quotation">&laquo;&nbsp;Renoncer &agrave; sa libert&eacute; c&rsquo;est renoncer &agrave; sa qualit&eacute; d&rsquo;homme, aux droits de l&rsquo;humanit&eacute;, m&ecirc;me &agrave; ses devoirs. Il n&rsquo;y a nul d&eacute;dommagement possible pour quiconque renonce &agrave; tout. Une telle renonciation est incompatible avec la nature de l&rsquo;homme&nbsp;; et c&rsquo;est &ocirc;ter toute moralit&eacute; &agrave; ses actions que d&rsquo;&ocirc;ter toute libert&eacute; &agrave; sa volont&eacute;. Enfin, c&rsquo;est une convention vaine et contradictoire de stipuler d&rsquo;une part une autorit&eacute; absolue et de l&rsquo;autre une ob&eacute;issance sans bornes&nbsp;&raquo;<sup><a class="footnotecall" href="#ftn8" id="bodyftn8">8</a></sup>.</p> </blockquote> <p class="texte">D&egrave;s lors, on comprend mieux cette conception, somme toute assez classique, de la citoyennet&eacute;, quand on la compare &agrave; la conception freudienne de l&rsquo;humanit&eacute; qui repose sur un <em>a priori </em>anthropologique parfaitement sym&eacute;trique. En effet, pour Rousseau, le renoncement &agrave; la pulsion est la condition de la souverainet&eacute;, qui suppose un refus de la renonciation au pouvoir et aux droits, alors que pour Freud, c&rsquo;est la renonciation au pouvoir qui devient &ndash;&nbsp;selon une interpr&eacute;tation tr&egrave;s hobbesienne&nbsp;&ndash; l&rsquo;unique moyen du renoncement &agrave; la pulsion&nbsp;; il affirme en effet qu&rsquo;il est impossible &laquo;&nbsp;de se dispenser de la domination de la masse par une minorit&eacute;, car les masses sont inertes et d&eacute;pourvues de discernement, elles n&rsquo;aiment pas le renoncement pulsionnel, ne peuvent &ecirc;tre convaincues par des arguments que celui-ci est in&eacute;vitable, et les individus qui les composent se confortent mutuellement en donnant libre cours &agrave; leur d&eacute;r&egrave;glement. Seule l&rsquo;influence d&rsquo;individus exemplaires, qu&rsquo;ils reconnaissent comme leurs meneurs, peut les amener &agrave; des prestations de travail et &agrave; des renonciations dont d&eacute;pend l&rsquo;existence de la culture&nbsp;&raquo;<sup><a class="footnotecall" href="#ftn9" id="bodyftn9">9</a></sup>.</p> <p class="texte">On doit donc comprendre que la libert&eacute; pour Rousseau ne peut &ecirc;tre que civile, dans la mesure o&ugrave; elle trouve comme limite le respect de la libert&eacute; des autres hommes que nul, pour cette raison, n&rsquo;a le droit de soumettre &agrave; sa volont&eacute; particuli&egrave;re. L&agrave; est le sens premier de l&rsquo;artifice de la volont&eacute; g&eacute;n&eacute;rale, non, comme beaucoup l&rsquo;ont pr&eacute;tendu<sup><a class="footnotecall" href="#ftn10" id="bodyftn10">10</a></sup>, dans une entreprise qui consisterait &agrave; imposer un ordre arbitraire aur&eacute;ol&eacute; d&rsquo;une fallacieuse onction populaire, mais dans l&rsquo;attention qui doit &ecirc;tre port&eacute;e &agrave; l&rsquo;autre&nbsp;; autrement dit dans ce qui humanise les hommes en les &eacute;levant au- dessus de leur condition primitive qui, dans l&rsquo;&eacute;tat de nature, les r&eacute;duit &agrave; n&rsquo;&ecirc;tre que des animaux stupides et born&eacute;s. C&rsquo;est par cette prise en consid&eacute;ration de l&rsquo;autre, qui consacre l&rsquo;av&egrave;nement de la soci&eacute;t&eacute;, que se d&eacute;finit la libert&eacute; civile, n&eacute;cessairement limit&eacute;e par rapport &agrave; la libert&eacute; naturelle&nbsp;:</p> <blockquote> <p class="quotation">&laquo;&nbsp;Quand chacun fait ce qu&rsquo;il lui pla&icirc;t, on fait souvent ce qui d&eacute;pla&icirc;t &agrave; d&rsquo;autres, et cela ne s&rsquo;appelle pas un &Eacute;tat libre. La libert&eacute; consiste moins &agrave; faire sa volont&eacute; qu&rsquo;&agrave; n&rsquo;&ecirc;tre pas soumis &agrave; celle d&rsquo;autrui, elle consiste encore &agrave; ne pas soumettre la volont&eacute; d&rsquo;autrui &agrave; la n&ocirc;tre&nbsp;&raquo;<sup><a class="footnotecall" href="#ftn11" id="bodyftn11">11</a></sup>.</p> </blockquote> <p class="texte">Cette libert&eacute; limit&eacute;e par le renoncement qu&rsquo;impose la reconnaissance des autres hommes, et qui se d&eacute;finit aussi par la r&eacute;sistance &agrave; l&rsquo;oppression, se distingue fondamentalement de la libert&eacute; nietzsch&eacute;enne qui ne rechigne manifestement pas, au nom d&rsquo;une exaltation de la vie, &agrave; s&rsquo;exprimer au d&eacute;triment des autres hommes&nbsp;:</p> <blockquote> <p class="quotation">&laquo;&nbsp;S&rsquo;abstenir r&eacute;ciproquement d&rsquo;offense, de violence et de rapine, reconna&icirc;tre la volont&eacute; d&rsquo;autrui comme &eacute;gale &agrave; la sienne, cela peut donner, <em>grosso modo</em>, une bonne r&egrave;gle de conduite entre les individus, pourvu que les conditions n&eacute;cessaires soient r&eacute;alis&eacute;es (je veux dire l&rsquo;analogie r&eacute;elle des forces et des crit&egrave;res chez les individus et leur coh&eacute;sion &agrave; l&rsquo;int&eacute;rieur d&rsquo;un corps social). Mais qu&rsquo;on essaye d&rsquo;&eacute;tendre l&rsquo;application de ce principe, voire d&rsquo;en faire le principe fondamental de la soci&eacute;t&eacute;, et il se r&eacute;v&eacute;lera pour ce qu&rsquo;il est, la n&eacute;gation de la vie, un principe de dissolution et de d&eacute;cadence. Il faut aller ici jusqu&rsquo;au tr&eacute;fonds des choses et s&rsquo;interdire toute faiblesse sentimentale&nbsp;: vivre, c&rsquo;est essentiellement d&eacute;pouiller, blesser, violenter le faible et l&rsquo;&eacute;tranger, l&rsquo;opprimer, lui imposer durement ses formes propres, l&rsquo;assimiler ou tout au moins (c&rsquo;est la solution la plus douce) l&rsquo;exploiter&nbsp;; mais pourquoi employer toujours ces mots auxquels depuis longtemps s&rsquo;attache un sens calomnieux&nbsp;?&nbsp;&raquo; demande Nietzche.</p> </blockquote> <p class="texte">Volont&eacute; de puissance contre volont&eacute; g&eacute;n&eacute;rale, on comprend beaucoup plus pr&eacute;cis&eacute;ment les raisons pour lesquelles Nietzsche cultive cette d&eacute;testation de Rousseau. Pour Nietzsche, les r&egrave;gles de biens&eacute;ance ne sont humaines qu&rsquo;&agrave; la condition de s&rsquo;&eacute;panouir dans le seul registre de l&rsquo;entre-soi&nbsp;; d&rsquo;&ecirc;tre exprim&eacute;es par des individus convaincus de leur capacit&eacute; &agrave; d&eacute;passer les contingences vulgaires et faire ainsi, imm&eacute;diatement, l&rsquo;exp&eacute;rience d&rsquo;une reconnaissance mutuelle.</p> <p class="texte">Mais une telle exp&eacute;rience, selon Nietzsche, ne saurait s&rsquo;&eacute;lever au rang de principe g&eacute;n&eacute;ral sans que, non consentie, elle ne s&rsquo;impose comme une contrainte contre-nature qui oblige chacun, ou bien &agrave; se mortifier pour une cause dont il ne saisit pas imm&eacute;diatement la l&eacute;gitimit&eacute;, ou bien &agrave; pr&ecirc;cher une justice &agrave; laquelle il s&rsquo;&eacute;vertue &agrave; croire, contre ses propres &eacute;lans &agrave; jouir de la vie. L&agrave; o&ugrave; la mortification se double du mensonge du ressentiment, et o&ugrave; l&rsquo;insinc&eacute;rit&eacute; est cens&eacute;e nourrir la violence d&rsquo;une revanche.</p> <p class="texte">Il ne s&rsquo;agit pas de faire &agrave; Nietzsche le mauvais proc&egrave;s qui inclinerait, en prenant ses propos &agrave; la lettre, &agrave; pr&eacute;tendre qu&rsquo;il fait sciemment l&rsquo;apologie de la violence au nom d&rsquo;une critique du ressentiment. Il est, par excellence, comme Camus s&rsquo;est efforc&eacute; de le montrer<sup><a class="footnotecall" href="#ftn12" id="bodyftn12">12</a></sup>, le clinicien du nihilisme. On peut certes louer cette lucidit&eacute; qui le conduit &agrave; traquer la mauvaise foi tapie sous l&rsquo;id&eacute;alisme coupable, mais il n&#39;en demeure pas moins que la certitude de la violence qu&#39;on devrait accepter au nom d&rsquo;une nature hypoth&eacute;tique et d&rsquo;une exaltation sp&eacute;culative de la vie ne vaut sans doute gu&egrave;re mieux que ces principes de justice soient d&eacute;voy&eacute;s par la mauvaise conscience ou, pire encore, par cette critique du nihilisme elle-m&ecirc;me. Le risque d&rsquo;une interpr&eacute;tation simpliste n&rsquo;&eacute;pargne donc pas davantage Nietzsche que Rousseau et l&rsquo;on serait parfois surpris, &agrave; lire scrupuleusement le Citoyen de Gen&egrave;ve, de d&eacute;couvrir &agrave; quel point il nous a pr&eacute;venu contre les risques d&rsquo;une morale <em>a priori </em>qui se pervertirait n&eacute;cessairement &agrave; n&rsquo;avoir aucun &eacute;cho sensible chez les hommes.</p> <p class="texte">L&rsquo;interpr&eacute;tation &agrave; charge de Camus contre un Rousseau, pr&eacute;curseur de la Terreur, confirme en partie celle d&rsquo;Arendt. Mais cette fois l&rsquo;ennemi passe de l&rsquo;individu &agrave; la collectivit&eacute;. Les enseignements de Rousseau n&rsquo;imposeraient plus, selon Camus, de lutter contre l&rsquo;ennemi intime, l&rsquo;ennemi en soi, mais d&rsquo;&eacute;liminer les ennemis du peuple&nbsp;: ceux qui emp&ecirc;chent la r&eacute;alisation de la soci&eacute;t&eacute; unifi&eacute;e par la volont&eacute; g&eacute;n&eacute;rale. On ne saurait nier cependant que si la th&eacute;orie de Rousseau occupe &agrave; ce point une place pr&eacute;pond&eacute;rante dans l&rsquo;histoire de la R&eacute;volution fran&ccedil;aise, c&rsquo;est parce qu&rsquo;&eacute;rig&eacute;e en syst&egrave;me, elle devient la r&eacute;f&eacute;rence au nom de laquelle l&rsquo;action politique va se d&eacute;ployer. Il est vain de nier que c&rsquo;est son caract&egrave;re pamphl&eacute;taire &ndash;&nbsp;induit par l&rsquo;erreur de n&rsquo;y voir qu&rsquo;un syst&egrave;me&nbsp;&ndash; qui d&eacute;voie la pens&eacute;e. Ainsi le <em>Contrat social </em>devient<em> </em>l&rsquo;arme des terroristes. En ce sens, on peut sans doute donner raison &agrave; Camus lorsqu&rsquo;il affirme&nbsp;:</p> <blockquote> <p class="quotation">&laquo;&nbsp;A l&rsquo;int&eacute;rieur de ce d&eacute;lire de logique, au bout de cette morale de vertu, l&rsquo;&eacute;chafaud est libert&eacute;. Il assure l&rsquo;unit&eacute; rationnelle, l&rsquo;harmonie de la cit&eacute;. Il &eacute;pure, le mot est juste, la r&eacute;publique, &eacute;limine les malfa&ccedil;ons qui viennent contredire la volont&eacute; g&eacute;n&eacute;rale et la raison universelle&nbsp;&raquo;<sup><a class="footnotecall" href="#ftn13" id="bodyftn13">13</a></sup>.</p> </blockquote> <p class="texte">Seulement, l&rsquo;&eacute;quivoque n&rsquo;est pas permise. Camus, en faisant sienne l&rsquo;interpr&eacute;tation de certains acteurs de la Terreur, accuse en effet Rousseau d&rsquo;&ecirc;tre, &agrave; distance, le responsable th&eacute;orique de ce d&eacute;lire. Camus per&ccedil;oit ainsi, dans les sophismes du <em>Contrat social</em>, la source &agrave; laquelle les r&eacute;volutionnaires viennent puiser la justification de la violence qu&rsquo;ils exercent, et qu&rsquo;exige, selon eux, la n&eacute;cessit&eacute; de produire une communaut&eacute; authentique qui, proc&eacute;dant du fantasme, ne peut que demeurer chim&eacute;rique&nbsp;:</p> <blockquote> <p class="quotation">&laquo;&nbsp;Voil&agrave; pourquoi les mots que l&rsquo;on retrouve le plus souvent dans le <em>Contrat social </em>sont les mots &laquo;&nbsp;absolu&nbsp;&raquo;, &laquo;&nbsp;sacr&eacute;&nbsp;&raquo;, &laquo;&nbsp;inviolable&nbsp;&raquo;. Le corps politique ainsi d&eacute;fini, dont la loi est commandement sacr&eacute;, n&rsquo;est qu&rsquo;un produit de remplacement du corps mystique de la chr&eacute;tient&eacute; temporelle&nbsp;&raquo;<sup><a class="footnotecall" href="#ftn14" id="bodyftn14">14</a></sup>.</p> </blockquote> <p class="texte">Camus, trop press&eacute; semble-t-il, d&rsquo;&eacute;tablir la culpabilit&eacute; de Rousseau, manque de discernement. Outre que l&#39;argumentation est assez sp&eacute;cieuse, on pourra trouver cent mots qui sont plus souvent employ&eacute;s dans le <em>Contrat social&nbsp;</em>: &eacute;galit&eacute;, libert&eacute;, justice, droit...</p> <p class="texte">Mais pour &ecirc;tre tout &agrave; fait pr&eacute;cis sur ce point et ne pas laisser le doute s&rsquo;insinuer, on rappellera que le mot &quot;inviolable&quot; n&rsquo;est employ&eacute; que deux fois dans le <em>Contrat social&nbsp;</em>; et surtout, l&agrave; est essentiel, que la seule phrase o&ugrave; figurent les trois mots incrimin&eacute;s par Camus &ndash;&nbsp;et dont il devait conserver une souvenir assez flou&nbsp;&ndash; est la suivante&nbsp;: &laquo;&nbsp;on voit par-l&agrave; que le pouvoir souverain, tout absolu, tout sacr&eacute;, tout inviolable qu&rsquo;il est, ne passe ni ne peut passer les bornes des conventions g&eacute;n&eacute;rales, et que tout homme peut disposer pleinement de ce qui lui a &eacute;t&eacute; laiss&eacute; de ses biens et de sa libert&eacute; par ces conventions&nbsp;&raquo;<sup><a class="footnotecall" href="#ftn15" id="bodyftn15">15</a></sup>. Quand bien m&ecirc;me Camus n&rsquo;aurait pas compris que, pour Rousseau, le souverain est le peuple et non un tyran, il est remarquable que cette citation rend caduques ses all&eacute;gations &ndash;&nbsp;de m&ecirc;me qu&rsquo;elle invalide la th&egrave;se arendtienne d&rsquo;un citoyen vertueux devenu tyran intime de lui-m&ecirc;me&nbsp;&ndash; puisqu&rsquo;elle aboutit &agrave; une conclusion parfaitement oppos&eacute;e &agrave; celle qu&rsquo;il suspectait. Ici l&rsquo;homme n&rsquo;est pas proscrit par le citoyen et rien ni personne ne peut lui imposer un ordre tyrannique quelconque.</p> <h2 class="texte">Quelle alt&eacute;rit&eacute;&nbsp;?</h2> <p class="texte">Contre les interpr&eacute;tations d&rsquo;Arendt et de Camus, il semble n&eacute;cessaire de s&rsquo;attarder &agrave; la question de la souverainet&eacute; chez Rousseau. Puisque la souverainet&eacute; appartient au peuple et qu&rsquo;elle ne peut &ecirc;tre d&eacute;l&eacute;gu&eacute;e, le peuple ne peut &ecirc;tre qu&rsquo;un peuple de citoyens.</p> <p class="texte">Toutefois, il convient de pr&eacute;ciser que si la loi, expression de la volont&eacute; g&eacute;n&eacute;rale, a un sens, c&rsquo;est parce qu&rsquo;elle doit s&rsquo;imposer &agrave; l&rsquo;individu quand il redevient simplement un homme. L&agrave; o&ugrave; Camus et Arendt ont vu chez Rousseau la dangereuse manifestation d&rsquo;un fantasme de l&rsquo;unit&eacute; et de la totalit&eacute;, il faut voir, tout au contraire, l&rsquo;expression d&rsquo;une n&eacute;cessaire s&eacute;paration&nbsp;; en outre Rousseau apporte cette pr&eacute;cision pr&eacute;cieuse&nbsp;: &laquo;&nbsp;Toute loi que le peuple en personne n&rsquo;a pas ratifi&eacute;e est nulle&nbsp;; ce n&rsquo;est point une loi&nbsp;[...] la loi n&rsquo;&eacute;tant que la d&eacute;claration de la volont&eacute; g&eacute;n&eacute;rale, il est clair que <em>dans la puissance l&eacute;gislative le peuple ne peut &ecirc;tre repr&eacute;sent&eacute;&nbsp;; mais il peut et doit l&rsquo;&ecirc;tre dans la puissance ex&eacute;cutive, qui n&rsquo;est que la force appliqu&eacute;e &agrave; la loi&nbsp;</em>&raquo;<sup><a class="footnotecall" href="#ftn16" id="bodyftn16">16</a></sup>. Sur cette question de la souverainet&eacute;, les pr&eacute;cisions apport&eacute;es n&rsquo;ont manifestement pas su convaincre ceux qui continuent vainement de traquer la th&eacute;orie du <em>Contrat social </em>pour tenter d&rsquo;y d&eacute;couvrir les signes de la justification d&rsquo;un syst&egrave;me autoritaire, voire totalitaire&nbsp;: &laquo;&nbsp;Qu&rsquo;est-ce donc que le gouvernement&nbsp;? Un corps interm&eacute;diaire &eacute;tabli entre les sujets et le souverain pour leur mutuelle correspondance, charg&eacute; de l&rsquo;ex&eacute;cution des lois, et du maintien de la libert&eacute;, tant civile que politique&nbsp;&raquo;<sup><a class="footnotecall" href="#ftn17" id="bodyftn17">17</a></sup>.</p> <p class="texte">Les mots chez Rousseau ont donc un sens pr&eacute;cis. Ainsi, le souverain et les sujets ne repr&eacute;sentent en rien des individus diff&eacute;rents&nbsp;; supposition qui conduirait &agrave; penser que Rousseau, par une sorte de reniement, justifie un pouvoir &eacute;tabli sur la pr&eacute;rogative politique et par cons&eacute;quent sur la division entre gouvernants et gouvern&eacute;s. Toute son opposition &agrave; Hobbes et &agrave; Grotius se comprend justement par la substitution de cette antique division par une autre s&eacute;paration&nbsp;: celle du souverain et de l&rsquo;&Eacute;tat qui recoupe celle du citoyen et du sujet.</p> <p class="texte">Ainsi, le corps politique auquel donne naissance le pacte social fondamental&nbsp;: &laquo;&nbsp;est appel&eacute; par ses membres <em>&Eacute;tat </em>quand <em>il est passif, souverain </em>quand il est actif, <em>puissance </em>en le comparant &agrave; ses semblables. A l&rsquo;&eacute;gard des associ&eacute;s, ils prennent collectivement le nom de <em>peuple, </em>et s&rsquo;appellent en particulier <em>citoyens, </em>comme participant &agrave; l&rsquo;autorit&eacute; souveraine, et <em>sujets, </em>comme soumis aux lois de l&rsquo;&Eacute;tat. Mais ces termes se confondent souvent et se prennent l&rsquo;un pour l&rsquo;autre&nbsp;; il suffit de les savoir distinguer quand ils sont employ&eacute;s dans toute leur pr&eacute;cision&nbsp;&raquo;<sup><a class="footnotecall" href="#ftn18" id="bodyftn18">18</a></sup>. Pr&eacute;tendre ainsi que la d&eacute;finition rousseauiste de la souverainet&eacute; conduit au fantasme de l&rsquo;unit&eacute; qui devrait se r&eacute;aliser par la violence est faux. Au nom d&rsquo;une conception singuli&egrave;re d&rsquo;une nature humaine divis&eacute;e entre la masse naturellement d&eacute;raisonnable et l&rsquo;&eacute;lite tout aussi naturellement raisonnable, s&#39;&eacute;labore une conception de l&rsquo;alt&eacute;rit&eacute;, qui ne voit d&rsquo;autre issue que la division de la soci&eacute;t&eacute; entre gouvernants et gouvern&eacute;s, Rousseau envisage une alt&eacute;rit&eacute; qui est fondamentalement reconnaissance de l&rsquo;autre et suppose alors, initialement, le respect du principe qui est au fondement de la soci&eacute;t&eacute;.</p> <p class="texte">La fonction essentielle du gouvernement consiste &agrave; disjoindre dans le m&ecirc;me corps politique le souverain et l&rsquo;&Eacute;tat et dans le m&ecirc;me individu le citoyen et le sujet&nbsp;; elle r&eacute;pond &agrave; une conception de la s&eacute;paration des pouvoirs diff&eacute;rente de celle de Montesquieu.</p> <p class="texte">Il ne s&rsquo;agit plus seulement pour Rousseau d&rsquo;&eacute;viter le risque qu&rsquo;il y aurait &agrave; concentrer tous les pouvoirs dans les m&ecirc;mes mains, mais de s&rsquo;assurer que production de la loi et respect de la loi soient s&eacute;par&eacute;s&nbsp;; qu&rsquo;ils correspondent &agrave; des moments distincts, afin que les hommes ob&eacute;issent aux lois qu&rsquo;ils ont faites comme citoyens. Ce qui &eacute;vite la confusion que provoquerait un mouvement de r&eacute;flexivit&eacute; imm&eacute;diat lequel consisterait, sans autre pr&eacute;caution, &agrave; se donner ses propres lois. Le peuple n&rsquo;est donc souverain qu&rsquo;&agrave; condition d&rsquo;&ecirc;tre sujet&nbsp;; autrement, la loi n&rsquo;aurait tout simplement plus d&rsquo;objet. La formule de Rousseau&nbsp;: &laquo;&nbsp;L&rsquo;ob&eacute;issance &agrave; la loi qu&rsquo;on s&rsquo;est prescrite est libert&eacute;&nbsp;&raquo;<sup><a class="footnotecall" href="#ftn19" id="bodyftn19">19</a></sup>, tant critiqu&eacute;e pour son caract&egrave;re apparemment paradoxal, s&rsquo;&eacute;claire donc. La s&eacute;paration entre le sujet et le citoyen, qui est aussi disjonction temporelle, a pour vocation d&#39;&eacute;viter le caprice d&rsquo;une souverainet&eacute; &agrave; sens unique, sans contrepartie, qui consisterait pr&eacute;cis&eacute;ment, ou bien &agrave; ne pas s&rsquo;imposer de contraintes trop s&eacute;v&egrave;res, ou bien &agrave; ne pas ob&eacute;ir &agrave; la loi au seul motif qu&rsquo;on en est l&rsquo;auteur. Telle est d&rsquo;ailleurs la pente que suivent nombre de ceux qui poss&eacute;dant la pr&eacute;rogative politique, oublient que la loi qu&rsquo;ils ont contribu&eacute; &agrave; &eacute;tablir, parce qu&rsquo;elle est la m&ecirc;me pour tous, s&rsquo;applique aussi &agrave; eux. Le sens de l&rsquo;opposition de Rousseau &agrave; la repr&eacute;sentation du pouvoir l&eacute;gislatif se situe l&agrave;, essentiellement.</p> <p class="texte">Toutefois, il importe d&rsquo;insister sur un point&nbsp;: si le principe de s&eacute;paration est au fondement de l&rsquo;anthropologie de Rousseau, c&rsquo;est parce qu&rsquo;il ne faut pas commettre l&rsquo;erreur de r&eacute;duire sa philosophie &agrave; la seule question politique. M&ecirc;me s&#39;il a &eacute;crit dans <em>Les Confessions&nbsp;</em>: &laquo;&nbsp;j&rsquo;avais vu que tout tenait radicalement &agrave; la politique, et que, de quelque fa&ccedil;on qu&rsquo;on s&rsquo;y pr&icirc;t, aucun peuple ne serait jamais que ce que la nature de son gouvernement le ferait &ecirc;tre&nbsp;&raquo;<sup><a class="footnotecall" href="#ftn20" id="bodyftn20">20</a></sup>, il faut sans doute comprendre cette phrase comme l&rsquo;expression de la conviction que la l&eacute;gitimit&eacute; n&rsquo;est pas naturelle. L&rsquo;anthropologie de Rousseau, au-del&agrave; et en de&ccedil;&agrave; des propositions plus strictement politiques, consiste donc d&rsquo;abord &agrave; se demander ce qui fait qu&#39;une soci&eacute;t&eacute; est une soci&eacute;t&eacute;, et ce qui fait qu&rsquo;un homme est un homme.</p> <p class="texte">Autrement dit, la l&eacute;gitimit&eacute; politique repose n&eacute;cessairement sur l&rsquo;artifice de ce qu&rsquo;il nomme les premiers principes et les premi&egrave;res conventions&nbsp;; sur un droit qui ne saurait &ecirc;tre donn&eacute; avec l&rsquo;ordre de la nature ou qui d&eacute;coulerait m&eacute;caniquement de la nature de l&rsquo;homme. On peut attester de cet artifice n&eacute;gativement&nbsp;: &laquo;&nbsp;Sit&ocirc;t qu&rsquo;ind&eacute;pendamment des lois, un homme pr&eacute;tend en soumettre un autre &agrave; sa volont&eacute; priv&eacute;e, il sort &agrave; l&rsquo;instant de l&rsquo;&eacute;tat civil, et se met vis-&agrave;-vis de lui dans le pur &eacute;tat de nature o&ugrave; l&rsquo;ob&eacute;issance n&rsquo;est jamais prescrite que par la n&eacute;cessit&eacute;&nbsp;&raquo;<sup><a class="footnotecall" href="#ftn21" id="bodyftn21">21</a></sup>. Positivement, l&rsquo;institution de la soci&eacute;t&eacute; qui suppose l&rsquo;artifice des principes de justice exige une d&eacute;naturation de l&rsquo;homme&nbsp;:</p> <blockquote> <p class="quotation">&laquo;&nbsp;Celui qui ose entreprendre d&rsquo;instituer un peuple doit se sentir en &eacute;tat de changer pour ainsi dire la nature humaine, de transformer chaque individu, qui par lui-m&ecirc;me est un tout parfait et solitaire, en partie d&rsquo;un plus grand tout dont cet individu re&ccedil;oive en quelque sorte sa vie et son &ecirc;tre&nbsp;; d&rsquo;alt&eacute;rer la constitution de l&rsquo;homme pour la renforcer&nbsp;; de substituer une existence partielle et morale &agrave; l&rsquo;existence physique et ind&eacute;pendante que nous avons re&ccedil;ue de la nature. Il faut, en un mot, qu&rsquo;il &ocirc;te &agrave; l&rsquo;homme ses forces propres pour lui en donner qui lui soient &eacute;trang&egrave;res, et dont il ne puisse faire usage sans le secours d&rsquo;autrui&nbsp;&raquo;<sup><a class="footnotecall" href="#ftn22" id="bodyftn22">22</a></sup>.</p> </blockquote> <p class="texte">Certains auront compris ce passage comme la justification d&rsquo;un ordre autoritaire&nbsp;; la l&eacute;gitimation d&rsquo;une libert&eacute; r&eacute;duite qui d&eacute;bouche forc&eacute;ment sur la promotion d&rsquo;un syst&egrave;me autoritaire. Pourtant, il ne s&rsquo;agit de rien moins que du postulat que la soci&eacute;t&eacute;, parce qu&rsquo;elle rompt avec la loi de nature pour s&rsquo;instituer par l&rsquo;artifice des principes de justice, constitue un tout diff&eacute;rent de la somme des parties (les individus) qui la constituent&nbsp;: c&rsquo;est en cela qu&rsquo;elle est une association et non une agr&eacute;gation. C&rsquo;est donc tr&egrave;s justement que Louis Dumont a estim&eacute; que &laquo;&nbsp;les critiques qui accusent Rousseau d&rsquo;avoir ouvert les portes aux tendances autoritaires le bl&acirc;ment en fait pour avoir reconnu le fait fondamental de la sociologie, une v&eacute;rit&eacute; qu&rsquo;ils pr&eacute;f&egrave;rent quant &agrave; eux ignorer&nbsp;&raquo;<sup><a class="footnotecall" href="#ftn23" id="bodyftn23">23</a></sup>.</p> <p class="texte">Il se confirme ici que la rupture avec l&rsquo;ordre naturel est la condition fondamentale d&rsquo;une s&eacute;paration ontologique qui fonde l&rsquo;humanit&eacute; et la soci&eacute;t&eacute;. Autrement dit, la soci&eacute;t&eacute; ne r&eacute;alise pas la nature, n&rsquo;est pas conforme &agrave; la nature. Elle ne s&rsquo;institue qu&rsquo;en devant justement modifier la nature. Pourtant, la vulgate rousseauiste s&rsquo;&eacute;ternise &agrave; la mesure de ces erreurs d&rsquo;interpr&eacute;tation qui se perp&eacute;tuent. Il est en effet remarquable qu&rsquo;en tentant d&rsquo;identifier l&rsquo;influence, certes d&eacute;terminante, de Rousseau sur l&rsquo;&oelig;uvre de L&eacute;vi-Strauss, Axel Honneth ait commis un contresens majeur en pr&eacute;tendant que&nbsp;:</p> <blockquote> <p class="quotation">&laquo;&nbsp;L&rsquo;objectif ambitieux que L&eacute;vi-Strauss se fixe&nbsp;[...] anticipe implicitement la t&acirc;che que plus tard, sous l&rsquo;invocation de Rousseau, il assignera &agrave; l&rsquo;ethnologie&nbsp;: il s&rsquo;agit de ramener &agrave; quelques sch&eacute;mas &eacute;l&eacute;mentaires les multiples formes de parent&eacute; qui se rencontrent empiriquement dans les cultures archa&iuml;ques, afin d&rsquo;en tirer le mod&egrave;le th&eacute;orique d&rsquo;un ordre social &laquo;&nbsp;naturel&nbsp;&raquo;<sup><a class="footnotecall" href="#ftn24" id="bodyftn24">24</a></sup>.</p> </blockquote> <p class="texte">Or, pour Rousseau comme pour L&eacute;vi-Strauss, qui le reconnait d&rsquo;ailleurs, pour cette raison pr&eacute;cise, comme le fondateur de l&rsquo;anthropologie, la soci&eacute;t&eacute; ne peut s&rsquo;instituer que sur la base fondamentale d&rsquo;une rupture entre nature et culture&nbsp;; ce qui signifie tout simplement qu&rsquo;un suppos&eacute; &laquo;&nbsp;ordre social naturel&nbsp;&raquo; n&rsquo;est rien moins qu&rsquo;un oxymore.</p> <p class="texte">Rappelons que l&rsquo;&eacute;tat de nature, comme fiction m&eacute;thodologique, n&rsquo;a pour but que de figurer une situation de non-soci&eacute;t&eacute;, o&ugrave; l&rsquo;homme est pens&eacute; comme autosuffisant et jouit d&rsquo;une libert&eacute; naturelle sans autre limite que sa force. L&rsquo;institution sociale, qui exige la substitution d&rsquo;une libert&eacute; naturelle par une libert&eacute; limit&eacute;e, se caract&eacute;rise donc pour Rousseau par la contrainte, la limitation de la libert&eacute;. Mais pourquoi cette limitation n&rsquo;est-elle pas liberticide&nbsp;? Parce qu&rsquo;elle est fonci&egrave;rement reconnaissance de la libert&eacute; de l&rsquo;autre. On peut alors identifier une autre distinction entre Honneth et Rousseau. Si pour Rousseau, la reconnaissance, comme gage de la r&eacute;ciprocit&eacute;, est d&rsquo;abord reconnaissance de l&rsquo;autre, elle ne saurait alors proc&eacute;der d&rsquo;une lutte, qui n&rsquo;est pas sans faire &eacute;cho &agrave; un <em>a priori </em>anthropologique qu&rsquo;il s&rsquo;agirait d&rsquo;aller chercher dans une hypoth&eacute;tique nature de l&rsquo;homme&nbsp;: &laquo;&nbsp;la reconnaissance est bien un devoir qu&rsquo;il faut rendre, mais non pas un droit qu&rsquo;on puisse exiger&nbsp;&raquo;<sup><a class="footnotecall" href="#ftn25" id="bodyftn25">25</a></sup>.</p> <h1 class="texte">Quelle r&eacute;ciprocit&eacute;&nbsp;?</h1> <p class="texte">L&rsquo;admiration sans &eacute;quivoque que L&eacute;vi-Strauss voue &agrave; Rousseau, et qui l&rsquo;incline &agrave; le consid&eacute;rer tout &agrave; la fois comme son &laquo;&nbsp;son fr&egrave;re&nbsp;&raquo; et &laquo;&nbsp;son ma&icirc;tre&nbsp;&raquo;, trouve son expression la plus forte dans la distinction nature-culture. C&rsquo;est ce qui conduit d&rsquo;ailleurs L&eacute;vi-Strauss a tenter de r&eacute;tablir une v&eacute;rit&eacute; &agrave; l&rsquo;encontre de la vulgate rousseauiste qui insiste sur l&rsquo;exaltation de l&rsquo;ordre naturel&nbsp;: &laquo;&nbsp;Rousseau, tant d&eacute;cri&eacute;, plus mal connu qu&rsquo;il ne le fut jamais, en butte &agrave; l&rsquo;accusation ridicule qui lui attribue la glorification de l&rsquo;&eacute;tat de nature &ndash;&nbsp;o&ugrave; l&rsquo;on peut voir l&rsquo;erreur de Diderot mais non pas la sienne&nbsp;&ndash; car il a dit exactement le contraire et reste seul &agrave; montrer comment sortir des contradictions o&ugrave; nous errons &agrave; la tra&icirc;ne de ses adversaires&nbsp;&raquo;<sup><a class="footnotecall" href="#ftn26" id="bodyftn26">26</a></sup>.</p> <p class="texte">Chez Diderot, si les lois peuvent &ecirc;tre con&ccedil;ues comme liberticides, c&rsquo;est parce que l&rsquo;accord spontan&eacute; des volont&eacute;s n&rsquo;a pas besoin de l&rsquo;artifice des principes de justice. Pour Rousseau, &agrave; l&rsquo;inverse, les m&oelig;urs sont des lois &ndash;&nbsp;et m&ecirc;mes les plus fondamentales&nbsp;&ndash; pas n&eacute;cessairement pour Diderot qui y voit, &agrave; l&rsquo;exemple que lui fournissent les sauvages d&rsquo;Ota&iuml;ti<sup><a class="footnotecall" href="#ftn27" id="bodyftn27">27</a></sup>, l&rsquo;expression spontan&eacute;e de la libert&eacute; des individus qui vivent ainsi dans l&rsquo;ignorance de l&rsquo;artifice des lois. C&rsquo;est Diderot, en effet, qui fait dire au vieillard tahitien qui s&rsquo;adresse &agrave; Bougainville&nbsp;: &laquo;&nbsp;Et toi, chef des brigands qui t&rsquo;ob&eacute;issent, &eacute;carte promptement ton vaisseau de notre rive&nbsp;: nous sommes innocents, nous sommes heureux&nbsp;; et tu ne peux que nuire &agrave; notre bonheur. Nous suivons <em>le pur instinct de la nature&nbsp;</em>; et tu as tent&eacute; d&rsquo;effacer de nos &acirc;mes son caract&egrave;re. <em>Ici, tout est &agrave; tous&nbsp;; et tu nous as pr&ecirc;ch&eacute; je ne sais quelle distinction du tien et du mien&nbsp;</em>&raquo;<sup><a class="footnotecall" href="#ftn28" id="bodyftn28">28</a></sup>. A l&rsquo;oppos&eacute;, cette distinction entre le tien et le mien n&rsquo;est nullement n&eacute;gative chez Rousseau, car loin d&rsquo;&ecirc;tre con&ccedil;ue comme ce qui st&eacute;riliserait par avance l&rsquo;av&egrave;nement de la soci&eacute;t&eacute;, elle en constitue plut&ocirc;t la raison fondamentale&nbsp;; d&rsquo;abord parce qu&rsquo;elle est la condition <em>sine qua non </em>de l&rsquo;&eacute;change&nbsp;: &laquo;&nbsp;Quoi donc&nbsp;? Faut-il d&eacute;truire les soci&eacute;t&eacute;s, an&eacute;antir le tien et le mien, et retourner vivre dans les for&ecirc;ts avec les ours&nbsp;? Cons&eacute;quence &agrave; la mani&egrave;re de mes adversaires, que j&rsquo;aime autant pr&eacute;venir que de leur laisser la honte de la tirer&nbsp;&raquo;<sup><a class="footnotecall" href="#ftn29" id="bodyftn29">29</a></sup>. L&rsquo;&eacute;tat de nature, comme fiction m&eacute;thodologique d&rsquo;un temps qui pr&eacute;c&eacute;derait l&rsquo;institution sociale, a surtout vocation chez Rousseau &agrave; mettre en &eacute;vidence, par la n&eacute;gative, ce que doivent &ecirc;tre les principes fondamentaux qui instituent les relations sociales, en dissipant cette situation o&ugrave; les hommes, en l&rsquo;absence de soci&eacute;t&eacute; &laquo;&nbsp;n&rsquo;avaient entre eux aucune esp&egrave;ce de commerce&nbsp;[...], ne connaissaient par cons&eacute;quent ni la vanit&eacute;, ni la consid&eacute;ration, ni l&rsquo;estime, ni le m&eacute;pris&nbsp;[et] <em>n&rsquo;avaient pas la moindre notion du tien et du mien, ni aucune v&eacute;ritable id&eacute;e de la justice&nbsp;</em>&raquo;<sup><a class="footnotecall" href="#ftn30" id="bodyftn30">30</a></sup>.</p> <p class="texte">Ainsi, de Rousseau &agrave; Diderot la question de l&rsquo;accord des volont&eacute;s est susceptible de recevoir des interpr&eacute;tations fort diff&eacute;rentes. C&rsquo;est cette divergence qui nous conduit &agrave; reconsid&eacute;rer la question tant de fois d&eacute;battue de la paternit&eacute; de la notion de volont&eacute; g&eacute;n&eacute;rale. Diderot, dans l&rsquo;article <em>Droit naturel </em>avait d&eacute;fini la volont&eacute; g&eacute;n&eacute;rale comme suit&nbsp;: &laquo;&nbsp;La volont&eacute; g&eacute;n&eacute;rale est dans chaque individu un acte pur de l&rsquo;entendement qui raisonne dans le silence des passions, sur ce que l&rsquo;homme peut exiger de son semblable et sur ce que son semblable est en droit d&rsquo;exiger de lui&nbsp;&raquo;<sup><a class="footnotecall" href="#ftn31" id="bodyftn31">31</a></sup>. En &eacute;tablissant, &agrave; la suite, une correspondance entre la volont&eacute; g&eacute;n&eacute;rale et le &laquo;&nbsp;d&eacute;sir commun de l&rsquo;esp&egrave;ce enti&egrave;re&nbsp;&raquo;<sup><a class="footnotecall" href="#ftn32" id="bodyftn32">32</a></sup>, Diderot se laissait aller &agrave; une contradiction qui appara&icirc;t dans le fait que la volont&eacute; g&eacute;n&eacute;rale ressortit &agrave; une logique de spontan&eacute;it&eacute;, de la volont&eacute; et du d&eacute;sir, cependant qu&rsquo;elle exige la sanction de la conscience, &laquo;&nbsp;dans le silence des passions&nbsp;&raquo;.</p> <p class="texte">Tout en consid&eacute;rant cette premi&egrave;re contradiction, on peut tenter de circonscrire ce qui constitue chez Rousseau l&rsquo;esprit de la volont&eacute; g&eacute;n&eacute;rale, le sens de l&rsquo;institution sociale qu&rsquo;elle a vocation &agrave; cr&eacute;er et partant, la nature des bornes qui limitent la libert&eacute; civile. Cette t&acirc;che g&eacute;n&eacute;alogique est rendue d&rsquo;embl&eacute;e &eacute;pineuse par les circonstances dans lesquelles la volont&eacute; g&eacute;n&eacute;rale a &eacute;t&eacute; &eacute;nonc&eacute;e pour la premi&egrave;re fois par Rousseau. En effet, le concept appara&icirc;t d&rsquo;abord dans l&rsquo;article <em>Droit naturel </em>de Diderot, avant de se r&eacute;v&eacute;ler sous la plume de Rousseau, dans le m&ecirc;me tome de l&rsquo;<em>Encyclop&eacute;die</em>, &agrave; l&rsquo;article <em>&Eacute;conomie politique</em>. Il semble acquis que le Citoyen de Gen&egrave;ve a emprunt&eacute; le concept &agrave; son ami de l&rsquo;&eacute;poque. Cette hypoth&egrave;se para&icirc;t d&rsquo;ailleurs confirm&eacute;e par la dette que Rousseau exprime clairement, lorsqu&#39;&eacute;voquant pour la premi&egrave;re fois le concept de volont&eacute; g&eacute;n&eacute;rale, il nous invite &agrave; d&eacute;couvrir dans l&rsquo;expos&eacute; de Diderot&nbsp;: &laquo;&nbsp;la source de ce grand et lumineux principe dont cet article est le d&eacute;veloppement&nbsp;&raquo;<sup><a class="footnotecall" href="#ftn33" id="bodyftn33">33</a></sup>. Pourtant, dans le <em>Manuscrit de Gen&egrave;ve</em>, Rousseau discute plus avant la pertinence de la d&eacute;finition de Diderot, apr&egrave;s l&rsquo;avoir reproduite <em>in extenso&nbsp;</em>: &laquo;&nbsp;que la volont&eacute; g&eacute;n&eacute;rale soit dans chaque individu un acte pur de l&rsquo;entendement qui raisonne dans le silence des passions sur ce que l&rsquo;homme peut exiger de son semblable, et sur ce que son semblable est en droit d&rsquo;exiger de lui, <em>nul n&rsquo;en disconviendra&nbsp;</em>&raquo;<sup><a class="footnotecall" href="#ftn34" id="bodyftn34">34</a></sup>. Moins &eacute;logieuse, plus circonspecte, la sentence de Rousseau nous laisse devant un dilemme&nbsp;: doit-on, pour cerner la volont&eacute; g&eacute;n&eacute;rale de Rousseau, prendre en consid&eacute;ration la d&eacute;finition de Diderot, en supposant qu&rsquo;elle rec&egrave;le des pr&eacute;cisions importantes&nbsp;? Doit-on, au contraire, l&rsquo;&eacute;carter en suspectant qu&rsquo;elle pourrait nous &eacute;garer&nbsp;? En fait, une troisi&egrave;me voie se pr&eacute;sente&nbsp;: elle consiste &agrave; tenter de distinguer dans la d&eacute;finition attribu&eacute;e &agrave; Diderot ce qui confirme la conception de la volont&eacute; g&eacute;n&eacute;rale de Rousseau et ce qui, au contraire, l&rsquo;infirme.</p> <p class="texte">&laquo;&nbsp;Acte pur de l&rsquo;entendement&nbsp;&raquo;, la volont&eacute; g&eacute;n&eacute;rale ainsi essentialis&eacute;e, proc&egrave;de d&rsquo;une logique r&eacute;flexive qui &eacute;vacue fatalement la dimension d&rsquo;alt&eacute;rit&eacute; qu&rsquo;elle rev&ecirc;t dans la th&eacute;orie de Rousseau. Cet immanentisme de la volont&eacute; g&eacute;n&eacute;rale est renforc&eacute; par une logique de l&rsquo;intersubjectivit&eacute; qui chez Diderot d&eacute;cide seule du contenu des institutions sociales (&laquo;&nbsp;l&rsquo;homme peut exiger de son semblable&nbsp;[...] ce que son semblable est en droit d&rsquo;exiger de lui&nbsp;&raquo;). Br&eacute;hier estime donc &agrave; juste titre que, dans la d&eacute;finition de Diderot, ce que Rousseau critique&nbsp;: &laquo;&nbsp;ce n&rsquo;est pas l&rsquo;id&eacute;e de volont&eacute; g&eacute;n&eacute;rale, c&rsquo;est l&rsquo;id&eacute;e que par le simple jeu de l&rsquo;&eacute;go&iuml;sme r&eacute;fl&eacute;chi, on peut en arriver &agrave; la faire triompher&nbsp;&raquo;<sup><a class="footnotecall" href="#ftn35" id="bodyftn35">35</a></sup> En outre, Rousseau ne peut souscrire &agrave; cet amalgame de l&rsquo;homme et de la soci&eacute;t&eacute; dans la cat&eacute;gorie g&eacute;n&eacute;rique de genre humain&nbsp;; amalgame confirm&eacute; par la r&eacute;f&eacute;rence ultime au droit naturel. C&rsquo;est semble-t-il tout le sens de la critique qu&rsquo;il adresse &agrave; la d&eacute;finition de la volont&eacute; g&eacute;n&eacute;rale de Diderot qui, selon lui, esquive outrageusement la dimension probl&eacute;matique de la soci&eacute;t&eacute; en &eacute;tablissant la l&eacute;gitimit&eacute; sur une pr&eacute;tendue &eacute;vidence qui dissout le probl&egrave;me en ramenant la dualit&eacute; &agrave; l&rsquo;unit&eacute;&nbsp;:</p> <blockquote> <p class="quotation">&laquo;&nbsp;Mais o&ugrave; est l&rsquo;homme qui puisse ainsi se s&eacute;parer de lui-m&ecirc;me&nbsp;? et si le soin de sa propre conservation est le premier pr&eacute;cepte de la nature, peut-on le forcer de regarder ainsi l&rsquo;esp&egrave;ce en g&eacute;n&eacute;ral pour s&rsquo;imposer &agrave; lui, des devoirs dont il ne voit point la liaison avec sa constitution particuli&egrave;re&nbsp;?&nbsp;&raquo;<sup><a class="footnotecall" href="#ftn36" id="bodyftn36">36</a></sup>.</p> </blockquote> <p class="texte">Rousseau critique en outre l&#39;id&eacute;e que la volont&eacute; g&eacute;n&eacute;rale, comme fondement de l&rsquo;institution sociale, puisse proc&eacute;der d&rsquo;une raison que, pr&eacute;cis&eacute;ment, les hommes ne peuvent acqu&eacute;rir que par la vie sociale. C&rsquo;est ainsi que pour Rousseau le caract&egrave;re intrins&egrave;quement probl&eacute;matique de la soci&eacute;t&eacute; ressurgit inlassablement&nbsp;: &laquo;&nbsp;La premi&egrave;re difficult&eacute; revient toujours [puisque] ce n&rsquo;est que de l&rsquo;ordre social &eacute;tabli parmi nous que nous tirons les id&eacute;es de celui que nous imaginons&nbsp;&raquo;<sup><a class="footnotecall" href="#ftn37" id="bodyftn37">37</a></sup>.</p> <p class="texte">Il reste la r&eacute;f&eacute;rence au &laquo;&nbsp;silence des passions&nbsp;&raquo; dont la signification peut sembler quelque peu sibylline. Dans l&rsquo;esprit de Diderot, il est probable que &laquo;&nbsp;le silence des passions&nbsp;&raquo; vienne redoubler &laquo;&nbsp;l&rsquo;acte pur de l&rsquo;entendement&nbsp;&raquo;&nbsp;; et qu&rsquo;il &eacute;voque m&eacute;taphoriquement la raison. Toutefois, cette notion de &quot;silence des passions&quot; semble sugg&eacute;rer une tension, un effort, qui supposerait que la raison n&rsquo;apparaisse qu&rsquo;&agrave; la condition de faire taire les passions qui l&rsquo;emp&ecirc;chent de s&rsquo;exprimer&nbsp;; ce qui alors contredirait l&rsquo;inn&eacute;it&eacute; de &laquo;&nbsp;l&rsquo;acte pur de l&rsquo;entendement&nbsp;&raquo;. C&rsquo;est vraisemblablement cette contradiction relev&eacute;e par Rousseau qui l&rsquo;incline &agrave; demander indirectement &agrave; Diderot comment l&rsquo;homme, sans exp&eacute;dient, parviendrait &agrave; se s&eacute;parer de lui-m&ecirc;me, &agrave; s&rsquo;arracher &agrave; sa condition et &agrave; r&eacute;pudier la recherche de son seul int&eacute;r&ecirc;t pour acc&eacute;der &agrave; la connaissance de l&rsquo;int&eacute;r&ecirc;t g&eacute;n&eacute;ral et &agrave; y &ecirc;tre spontan&eacute;ment sensible&nbsp;:</p> <blockquote> <p class="quotation">&laquo;&nbsp;Que fera-t-il donc pour se garantir de l&rsquo;erreur&nbsp;? &Eacute;coutera-t-il la voix int&eacute;rieure&nbsp;? Mais cette voix n&rsquo;est, dit-on, form&eacute;e que par l&rsquo;habitude de juger et de sentir dans le sein de la soci&eacute;t&eacute; et selon ses lois, elle ne peut donc servir &agrave; les &eacute;tablir et puis il faudrait qu&rsquo;il ne se f&ucirc;t &eacute;lev&eacute; dans son c&oelig;ur aucune de ces passions qui parlent plus haut que la conscience, couvrent sa timide voix, et font soutenir aux philosophes que cette voix n&rsquo;existe pas&nbsp;&raquo;<sup><a class="footnotecall" href="#ftn38" id="bodyftn38">38</a></sup>.</p> </blockquote> <p class="texte">Tout en rappelant en quoi r&eacute;side la dimension probl&eacute;matique de l&rsquo;institution de la soci&eacute;t&eacute;, Rousseau confirme l&rsquo;incons&eacute;quence de la d&eacute;finition de Diderot et nous livre par l&agrave; m&ecirc;me la cl&eacute; de l&rsquo;&eacute;nigme. L&rsquo;homme, de lui-m&ecirc;me, ne peut se diviser&nbsp;; il ne parvient &agrave; ce n&eacute;cessaire prodige que gr&acirc;ce aux lois h&eacute;t&eacute;ronomes de la soci&eacute;t&eacute;. Loin donc que la volont&eacute; g&eacute;n&eacute;rale s&rsquo;&eacute;rige sur cette suppos&eacute;e s&eacute;paration primordiale de l&rsquo;homme d&rsquo;avec lui-m&ecirc;me, c&rsquo;est elle qui est cens&eacute;e assurer ce clivage primordial sans lequel il n&rsquo;est ni soci&eacute;t&eacute; ni humanit&eacute;.</p> <p class="texte">S&rsquo;effor&ccedil;ant, contre les simplifications de Diderot, de r&eacute;tablir la v&eacute;rit&eacute; apor&eacute;tique de l&rsquo;institution de la soci&eacute;t&eacute;, Rousseau laisse deviner qu&rsquo;il est le v&eacute;ritable th&eacute;oricien de la volont&eacute; g&eacute;n&eacute;rale et que son ami de l&rsquo;&eacute;poque n&rsquo;est parvenu &agrave; en proposer une d&eacute;finition &ndash;&nbsp;d&rsquo;ailleurs embrouill&eacute;e&nbsp;&ndash; qu&rsquo;&agrave; la faveur de leurs discussions sur la question. En outre, on peut confirmer la pr&eacute;s&eacute;ance de Rousseau en remarquant &agrave; quel point la notion de &quot;silence des passions&quot; appara&icirc;t de mani&egrave;re r&eacute;currente dans l&rsquo;&oelig;uvre de Rousseau, du <em>Premier Discours </em>jusqu&rsquo;aux <em>R&ecirc;veries</em>. Chez Rousseau, ce silence constitue la condition <em>sine qua non </em>de la vertu. A ce titre, la notion, parce qu&rsquo;elle conf&egrave;re une substance &agrave; la volont&eacute; g&eacute;n&eacute;rale, est susceptible de nous permettre de sortir du cercle vicieux d&rsquo;un ordre social qui appara&icirc;t comme une cr&eacute;ation <em>ex nihilo&nbsp;</em>; sa l&eacute;gitimit&eacute; exige cependant qu&rsquo;il pr&eacute;side &agrave; son propre av&egrave;nement&nbsp;:</p> <blockquote> <p class="quotation">&laquo;&nbsp;&Ocirc; vertu&nbsp;! Science sublime des &acirc;mes simples, faut-il donc tant de peines et d&rsquo;appareil pour te conna&icirc;tre&nbsp;? Tes principes ne sont-ils pas grav&eacute;s dans tous les c&oelig;urs, et ne suffit- il pas pour apprendre tes lois de rentrer en soi-m&ecirc;me et d&rsquo;&eacute;couter la voix de sa conscience dans le silence des passions&nbsp;?&nbsp;&raquo;<sup><a class="footnotecall" href="#ftn39" id="bodyftn39">39</a></sup>.</p> </blockquote> <p class="texte">En outre, ce passage, dont il importe de souligner qu&rsquo;il a &eacute;t&eacute; r&eacute;dig&eacute; six ans avant les articles <em>Droit naturel </em>et <em>&Eacute;conomie politique</em>, apporte une pr&eacute;cision d&rsquo;importance. Pour Rousseau, la vertu, qui seule peut faire triompher la justice, r&eacute;side dans la conscience et non dans la raison. L&rsquo;autorit&eacute; de la conscience permet ainsi de dissiper ce que l&rsquo;argument d&rsquo;une morale fond&eacute;e sur la raison peut avoir d&rsquo;anthropologiquement anachronique. Contrairement &agrave; la raison, la conscience constitue en effet une facult&eacute; dont on peut pr&eacute;sumer qu&rsquo;elle est susceptible de surgir avec l&rsquo;exp&eacute;rience de la vie sociale. Davantage, on peut supposer que la conscience repr&eacute;sente ontologiquement la modification qu&rsquo;imprime la piti&eacute; naturelle de l&rsquo;homme, &agrave; l&rsquo;&eacute;preuve de l&rsquo;av&egrave;nement de la vie commune.</p> <p class="texte">Nous sommes donc confront&eacute;s &agrave; un probl&egrave;me anthropologique incomparablement plus profond que celui que r&eacute;v&egrave;le la vulgate rousseauiste et qui consiste &agrave; tenter de r&eacute;soudre l&rsquo;&eacute;nigme de l&rsquo;institution de la soci&eacute;t&eacute; l&eacute;gitime et de sa conservation en ses formes l&eacute;gitimes. C&rsquo;est ce que Rousseau a si admirablement montr&eacute; en pointant, lui aussi, dans le r&eacute;ductionnisme psychologique, les impasses d&rsquo;une justice qui s&rsquo;&eacute;puiserait dans le seul postulat des bonnes intentions des hommes. Ici, aussi surprenant que cela puisse para&icirc;tre, Rousseau devance, mais sans brutalit&eacute;, les r&eacute;serves que Nietzsche lui opposera &agrave; tort&nbsp;:</p> <blockquote> <p class="quotation">&laquo;&nbsp;A consid&eacute;rer humainement les choses, faute de sanction naturelle, les lois de la justice sont vaines parmi les hommes&nbsp;; elles ne font que le bien du m&eacute;chant et le mal du juste, quand celui-ci les observe avec tout le monde sans que personne les observe avec lui. Il faut donc des conventions et des lois pour unir les droits aux devoirs et ramener la justice &agrave; son objet. Dans l&rsquo;&eacute;tat de nature, o&ugrave; tout est commun, je ne dois rien &agrave; ceux &agrave; qui je n&rsquo;ai rien promis&nbsp;; je ne reconnais pour &ecirc;tre &agrave; autrui que ce qui m&rsquo;est inutile. Il n&rsquo;en est pas ainsi dans l&rsquo;&eacute;tat civil, o&ugrave; tous les droits sont fix&eacute;s par la loi&nbsp;&raquo;<sup><a class="footnotecall" href="#ftn40" id="bodyftn40">40</a></sup>.</p> </blockquote> <p class="texte">De mani&egrave;re certes n&eacute;gative, Rousseau identifie ici la r&eacute;ciprocit&eacute; comme principe cardinal de l&rsquo;institution de l&rsquo;&eacute;tat civil. C&rsquo;est elle, en effet, qui scelle cette rupture d&rsquo;avec l&rsquo;&eacute;tat de nature, que l&rsquo;on doit comprendre comme une configuration hypoth&eacute;tique o&ugrave;, en l&rsquo;absence de morale et de droit, chacun ne consid&egrave;re que lui-m&ecirc;me. Il s&rsquo;agit pour Rousseau d&rsquo;insister&nbsp;: les principes de justice ne peuvent s&rsquo;&eacute;tablir d&rsquo;eux-m&ecirc;mes, sans le concours de ce qui leur conf&egrave;re une dimension imp&eacute;rieuse, c&rsquo;est-&agrave;-dire &eacute;minemment morale parce que fondamentalement sociale&nbsp;: &laquo;&nbsp;sans doute il est une justice universelle &eacute;man&eacute;e de la raison seule&nbsp;; <em>mais cette justice pour &ecirc;tre admise doit &ecirc;tre r&eacute;ciproque&nbsp;</em>&raquo;<sup><a class="footnotecall" href="#ftn41" id="bodyftn41">41</a></sup>. La r&eacute;ciprocit&eacute; se pr&eacute;sente alors tout &agrave; la fois comme un principe en soi &ndash; le mutuel respect, la mutuelle reconnaissance &ndash; et plus essentiellement comme ce qui rend les autres principes de justice r&eacute;ellement efficients.</p> <p class="texte">Le pacte social qui institue la soci&eacute;t&eacute; ne s&rsquo;&eacute;puise pas dans une logique intersubjective qui supposerait pr&eacute;cis&eacute;ment le cong&eacute;diement des obligations sociales&nbsp;; obligations dont Mauss a fort bien montr&eacute; qu&rsquo;elles &eacute;taient au fondement de l&rsquo;&eacute;change. Autrement dit, la r&eacute;ciprocit&eacute; n&rsquo;est pas une simple r&egrave;gle du jeu, un simple mode de fonctionnement qui r&eacute;girait les interactions&nbsp;; elle constitue une v&eacute;ritable convention sociale. Le pacte social fondamental &laquo;&nbsp;dont les clauses ne sont que tacites&nbsp;&raquo; s&rsquo;institue donc sur l&rsquo;inconditionnalit&eacute; des principes de justice, dont le fondement et le respect ne peuvent simplement &ecirc;tre laiss&eacute;s &agrave; la discr&eacute;tion des individus.</p> <p class="texte">C&rsquo;est sur ce point que la correspondance entre l&rsquo;institution du don &ndash;&nbsp;tel que Mauss en a fait la th&eacute;orie, et le pacte social&nbsp;&ndash; au sens rousseauiste, trouve sa principale convergence, dans l&rsquo;opposition &agrave; la logique lib&eacute;rale du donnant-donnant, qui pour instaurer une r&egrave;gle du jeu ne peut pr&eacute;tendre pour autant instituer une soci&eacute;t&eacute;. Toutefois &ndash;&nbsp;et c&rsquo;est en cela que la dimension psychologique ne saurait &ecirc;tre totalement ni&eacute;e&nbsp;&ndash; cette obligation ne peut constituer un principe effectif de justice si elle se limite &agrave; n&rsquo;&ecirc;tre qu&rsquo;une m&eacute;canique inconditionnelle qui st&eacute;riliserait par avance ce qui proc&egrave;de d&rsquo;une humaine attention aux autres. L&rsquo;id&eacute;al fait certes d&eacute;faut quand la reconnaissance de l&rsquo;autre est subordonn&eacute;e aux seuls affects&nbsp;; mais les principes sont impuissants s&rsquo;ils n&rsquo;ont aucun &eacute;cho sensible qui r&eacute;sonne chez les individus, quand l&rsquo;humanit&eacute; s&rsquo;ab&icirc;me dans le strict respect des proc&eacute;dures juridiques.</p> <h1 class="texte">Conclusion</h1> <p class="texte">Marcel Gauchet apr&egrave;s avoir consid&eacute;r&eacute; que &laquo;&nbsp;l&rsquo;av&egrave;nement de la d&eacute;mocratie, c&rsquo;est le passage de la soci&eacute;t&eacute; de religion, c&rsquo;est-&agrave;-dire de la soci&eacute;t&eacute; assujettie, &agrave; la soci&eacute;t&eacute; sujette d&rsquo;elle-m&ecirc;me en tant que soci&eacute;t&eacute; structur&eacute;e hors religion&nbsp;&raquo;<sup><a class="footnotecall" href="#ftn42" id="bodyftn42">42</a></sup> illustre parfaitement l&rsquo;erreur d&rsquo;interpr&eacute;tation majeure &agrave; l&rsquo;endroit de la philosophie de Rousseau, en croyant identifier le spectre de l&rsquo;autoritarisme sous les traits de &laquo;&nbsp;ce soi social en acte sans s&eacute;paration ni d&eacute;lai dont la doctrine de la volont&eacute; g&eacute;n&eacute;rale dessine chez Rousseau l&rsquo;inoubliable visage&nbsp;&raquo;<sup><a class="footnotecall" href="#ftn43" id="bodyftn43">43</a></sup>. Ainsi, il ne semble pas avoir compris &agrave; quel point la volont&eacute; g&eacute;n&eacute;rale de Rousseau v&eacute;rifie, tout au contraire de ce qu&rsquo;il pr&eacute;tend, ce qu&rsquo;il estime &ecirc;tre au fondement de la soci&eacute;t&eacute; lorsqu&rsquo;il insiste sur le fait que &laquo;&nbsp;l&rsquo;&eacute;l&eacute;ment constitutif du social, c&rsquo;est sa scission par rapport &agrave; lui-m&ecirc;me&nbsp;&raquo;<sup><a class="footnotecall" href="#ftn44" id="bodyftn44">44</a></sup>.</p> <p class="texte">L&eacute;vi-Strauss est sans doute l&rsquo;un des rares penseurs &agrave; avoir compris la subtile distinction qu&rsquo;il convient de faire entre l&rsquo;&eacute;tat de nature o&ugrave; &laquo;&nbsp;l&rsquo;homme ne regarde que lui-m&ecirc;me&nbsp;&raquo; et la nature de l&rsquo;homme qui survit &agrave; l&rsquo;&eacute;tat civil et constitue, dans une certaine mesure, le gage d&rsquo;une attention &agrave; l&rsquo;autre. En d&rsquo;autres termes, le fondement de cette anthropologie qui passe de Rousseau &agrave; L&eacute;vi-Strauss r&eacute;side aussi dans une posture &eacute;thique qui exige que la piti&eacute; naturelle l&rsquo;emporte sur la passion sociale que constitue l&rsquo;amour-propre&nbsp;: &laquo;&nbsp;la pens&eacute;e de Rousseau s&rsquo;&eacute;panouit donc &agrave; partir d&rsquo;un double principe&nbsp;: celui de l&rsquo;identification &agrave; autrui&nbsp;; et celui du refus de l&rsquo;identification &agrave; soi-m&ecirc;me&nbsp;&raquo;<sup><a class="footnotecall" href="#ftn45" id="bodyftn45">45</a></sup>. De ce point de vue, ethnocentrisme et solipsisme repr&eacute;sentent les deux expressions d&rsquo;une m&ecirc;me erreur qui consiste &agrave; ne consid&eacute;rer que soi. C&rsquo;est aussi pour cette raison que la question fondatrice de l&rsquo;anthropologie est celle du rapport entre moi et les autres&nbsp;: &laquo;&nbsp;car, pour parvenir &agrave; s&rsquo;accepter dans les autres, but que l&rsquo;ethnologue assigne &agrave; la connaissance de l&rsquo;homme, il faut d&rsquo;abord se refuser en soi&nbsp;&raquo;<sup><a class="footnotecall" href="#ftn46" id="bodyftn46">46</a></sup>. Ainsi, la connaissance des autres hommes &ndash;&nbsp;l&rsquo;anthropologie&nbsp;&ndash; o&ugrave; l&rsquo;on renonce &agrave; l&rsquo;exc&egrave;s d&rsquo;int&eacute;r&ecirc;t que l&rsquo;on peut se porter, redouble la condition fondamentale de l&rsquo;institution sociale.</p> <p class="texte">Disciple de Rousseau, L&eacute;vi-Strauss est aussi un excellent ex&eacute;g&egrave;te de ce que la philosophie du Citoyen de Gen&egrave;ve a de particuli&egrave;rement complexe. Il a su notamment esquiver les pi&egrave;ges des interpr&eacute;tations devenues classiques qui postulent que toute l&rsquo;&oelig;uvre de Rousseau se r&eacute;sume &agrave; une apologie d&rsquo;un retour &agrave; l&rsquo;&eacute;tat de nature. Toute l&rsquo;originalit&eacute; de l&rsquo;interpr&eacute;tation de L&eacute;vi-Strauss consiste en effet &agrave; inverser cette th&egrave;se commun&eacute;ment admise, en insistant sur le fait que la philosophie de Rousseau ne se circonscrit pas &agrave; une qu&ecirc;te de l&rsquo;unit&eacute; perdue ou de la co&iuml;ncidence avec soi-m&ecirc;me, mais tente, &agrave; l&rsquo;exact oppos&eacute;, de d&eacute;montrer que l&rsquo;alt&eacute;rit&eacute; est la condition <em>sine qua non </em>de la culture. L&rsquo;interpr&eacute;tation de L&eacute;vi-Strauss permet en outre de comprendre le sens de cette r&eacute;ponse &eacute;nigmatique que Rousseau opposait &agrave; la d&eacute;finition de la volont&eacute; g&eacute;n&eacute;rale de Diderot&nbsp;: &laquo;&nbsp;mais o&ugrave; est l&rsquo;homme qui puisse ainsi se s&eacute;parer de lui-m&ecirc;me&nbsp;?&nbsp;&raquo;<sup><a class="footnotecall" href="#ftn47" id="bodyftn47">47</a></sup> La volont&eacute; g&eacute;n&eacute;rale, loin de se r&eacute;duire &agrave; une proposition d&eacute;miurgique proc&eacute;dant d&rsquo;un mouvement historique d&rsquo;autonomie, consacre plut&ocirc;t le r&egrave;gne de l&rsquo;h&eacute;t&eacute;ronomie des principes communs&nbsp;; la condition d&rsquo;existence de toute soci&eacute;t&eacute; exigeant une &laquo;&nbsp;renonciation, par les individus, &agrave; leur autonomie au profit de la volont&eacute; g&eacute;n&eacute;rale&nbsp;&raquo;<sup><a class="footnotecall" href="#ftn48" id="bodyftn48">48</a></sup>. C&rsquo;est ainsi que, d&rsquo;une mani&egrave;re assez discr&egrave;te, L&eacute;vi-Strauss livre en passant une interpr&eacute;tation lumineuse de la th&eacute;orie de la volont&eacute; g&eacute;n&eacute;rale. Si en effet on postule avec lui que le &laquo;&nbsp;contrat est la mati&egrave;re premi&egrave;re de la vie sociale&nbsp;&raquo;<sup><a class="footnotecall" href="#ftn49" id="bodyftn49">49</a></sup>, la th&eacute;orie de la volont&eacute; g&eacute;n&eacute;rale acc&egrave;de alors &agrave; une dimension universelle et &agrave; une profondeur anthropologique que nombre d&rsquo;interpr&egrave;tes n&rsquo;ont pas su d&eacute;celer&nbsp;: &laquo;&nbsp;Rousseau a admirablement vu qu&rsquo;un acte d&rsquo;unanimit&eacute; est la condition th&eacute;orique de l&rsquo;existence d&rsquo;une soci&eacute;t&eacute;, principe que des soci&eacute;t&eacute;s tr&egrave;s humbles ont su mettre m&eacute;thodologiquement en pratique&nbsp;&raquo;.<sup><a class="footnotecall" href="#ftn50" id="bodyftn50">50</a></sup></p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn1" id="ftn1">1</a> E. Cassirer, <em>Le probl&egrave;me Jean-Jacques Rousseau</em>, Paris, Hachette, 1990, p.&nbsp;11</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn2" id="ftn2">2</a> Dans les nombreux ouvrages qu&rsquo;il lui a consacr&eacute;s, Jean Starobinski s&rsquo;est efforc&eacute; de ramener la pens&eacute;e de Rousseau &agrave; la qu&ecirc;te du principe unique de la co&iuml;ncidence avec soi-m&ecirc;me. Il estime&nbsp;ainsi&nbsp;que cette n&eacute;cessit&eacute; de &laquo;&nbsp;rentrer en soi-m&ecirc;me&nbsp;&raquo; est &agrave; comprendre au sens litt&eacute;ral d&rsquo;une s&eacute;paration d&rsquo;avec les autres et d&rsquo;un cong&eacute;diement de la soci&eacute;t&eacute; qui ne saurait produire que d&eacute;solation et corruption&nbsp;: &laquo;&nbsp;Rousseau invoque avec confiance une nature que rien ne d&eacute;truit, il devient le po&egrave;te de la permanence d&eacute;voil&eacute;e. Il d&eacute;couvre en lui-m&ecirc;me la proximit&eacute; de la transparence originelle, et cet homme de la nature qu&rsquo;il avait cherch&eacute; dans la profondeur des &acirc;ges, il en retrouve maintenant les traits originels dans la profondeur du moi. Celui qui sait <em>rentrer en soi-m&ecirc;me</em> peut voir resplendir &agrave; nouveau le visage du dieu submerg&eacute;, d&eacute;livr&eacute; de la rouille qui le masquait&nbsp;&raquo;. J. Starobinski, <em>La transparence et l&rsquo;obstacle</em>, Paris, Paris, Gallimard, 1971, p.&nbsp;31. Pourtant, dans son dernier ouvrage, loin d&rsquo;opposer cet individualisme achev&eacute; &agrave; la d&eacute;miurgie r&eacute;volutionnaire, Starobinski les relie directement, accr&eacute;ditant ainsi l&rsquo;interpr&eacute;tation d&rsquo;un Rousseau pr&eacute;curseur de la Terreur, &laquo;&nbsp;Saint-Just, le th&eacute;oricien jacobin, dira que &laquo;&nbsp;le bonheur est une id&eacute;e neuve en Europe&nbsp;&raquo;. Trente ans auparavant, pour ses correspondants, Rousseau en d&eacute;tient la formule&nbsp;: elle consiste &agrave; rentrer en soi-m&ecirc;me&nbsp;&raquo;. J. Starobinski, <em>Accuser et s&eacute;duire, essais sur Jean-Jacques Rousseau</em>, Paris, Gallimard, 2012, p.&nbsp;27.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn3" id="ftn3">3</a> J.-J. Rousseau<em>, Lettres &eacute;crites de la montagne</em>, Edition th&eacute;matique du tricentenaire, &OElig;uvres compl&egrave;tes, Paris Gen&egrave;ve, Champion Slatkine, 2012, tome&nbsp;VI, p.&nbsp;297. Abr&eacute;g&eacute; par la suite <em>ET-OC</em>.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn4" id="ftn4">4</a> H. Arendt, <em>Essai sur la R&eacute;volution</em>, Paris, Gallimard, 1967, p.&nbsp;110.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn5" id="ftn5">5</a> <em>Ibid.</em>, p.&nbsp;115</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn6" id="ftn6">6</a> J.J. Rousseau<em>, Discours sur l&rsquo;&eacute;conomie politique</em>, ET-OC, tome&nbsp;V, p.&nbsp;483.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn7" id="ftn7">7</a> .J.J. Rousseau, <em>Du contrat social</em>, <em>ET-OC</em>, tome&nbsp;V, p.&nbsp;483.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn8" id="ftn8">8</a> <em>Ibid</em>., p.&nbsp;471.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn9" id="ftn9">9</a> S. Freud, <em>L&rsquo;avenir d&rsquo;une illusion</em>, Paris, P.U.F, 1995, p.&nbsp;8.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn10" id="ftn10">10</a> Une telle interpr&eacute;tation consiste pour l&rsquo;essentiel &agrave; confondre, &agrave; dessein ou non, la souverainet&eacute; et son usurpation. Benjamin Constant distinguait quant &agrave; lui tr&egrave;s clairement la l&eacute;gitimit&eacute; et l&rsquo;usurpation. Il d&eacute;finissait en effet la l&eacute;gitimit&eacute; politique de cette mani&egrave;re&nbsp;: &laquo;&nbsp;En un mot, il n&rsquo;existe au monde que deux pouvoirs, l&rsquo;un ill&eacute;gitime, c&rsquo;est la force&nbsp;; l&rsquo;autre l&eacute;gitime, c&rsquo;est la volont&eacute; g&eacute;n&eacute;rale&nbsp;&raquo;. B. Constant, <em>Principes de politique, </em>&OElig;uvres, Paris, Pl&eacute;iade, 1957, p.&nbsp;1103. Mais il pr&eacute;cisait un peu plus loin&nbsp;: &laquo;&nbsp;C&rsquo;est en vain que vous pr&eacute;tendez soumettre les gouvernements &agrave; la volont&eacute; g&eacute;n&eacute;rale. Ce sont toujours eux qui dictent cette volont&eacute;, et toutes les pr&eacute;cautions deviennent illusoires&nbsp;&raquo;, <em>Ibid</em>., p.&nbsp;1108.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn11" id="ftn11">11</a> J.-J. Rousseau, <em>Lettres &eacute;crites de la montagne</em>, <em>Op.&nbsp;cit.</em>, p.&nbsp;456.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn12" id="ftn12">12</a> A. Camus, <em>L&rsquo;homme r&eacute;volt&eacute;</em>, in&nbsp;: <em>Essais</em>, Paris, Pl&eacute;iade, 1965.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn13" id="ftn13">13</a> <em>Ibid</em>., p.&nbsp;534. Barbara Robisco recourt &agrave; l&rsquo;argument oppos&eacute; de la d&eacute;sacralisation pour d&eacute;montrer la responsabilit&eacute; de Rousseau<em> Jean- Jacques Rousseau et la R&eacute;volution fran&ccedil;aise</em>, Paris, Honor&eacute; Champion, 1998, p.&nbsp;330.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn14" id="ftn14">14</a> A. Camus, <em>L&rsquo;homme r&eacute;volt&eacute;</em>, <em>Op.&nbsp;cit.</em>, p.&nbsp;525.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn15" id="ftn15">15</a> J.-J. Rousseau, <em>Du Contrat social</em>, <em>Op.&nbsp;cit.</em>, p.&nbsp;498.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn16" id="ftn16">16</a> <em>Ibid</em>., p.&nbsp;566. Nous soulignons</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn17" id="ftn17">17</a> <em>Ibid</em>., p.&nbsp;526. Yves Vargas confirme cette fonction de s&eacute;paration du gouvernement&nbsp;: &laquo;&nbsp;si le peuple est souverain, quel besoin y a-t-il de se gouverner&nbsp;? Si gouverner, c&rsquo;est suivre en tout la volont&eacute; g&eacute;n&eacute;rale, que ne se suit-elle pas toute seule&nbsp;? Pourquoi faut-il un interm&eacute;diaire entre la volont&eacute; du peuple et le peuple&nbsp;?&nbsp;[&hellip;] gouverner c&rsquo;est ramener le peuple &agrave; sa volont&eacute;, le faire &ecirc;tre ce qu&rsquo;il est en supprimant la distance qui le s&eacute;pare de soi. Le gouvernement est n&eacute;gatif, il n&rsquo;a pas de but propre dont il serait l&rsquo;auteur&nbsp;; il n&rsquo;est que la gestion d&rsquo;un d&eacute;calage&nbsp;&raquo;. Y. Vargas, <em>L&rsquo;article de 1755 et son contexte</em>, in <em>J.-J. ROUSSEAU, Economie politique</em>, Paris, P.U.F, 1986, p.&nbsp;19. Toutefois, on notera que l&rsquo;expression de Vargas demeure ambigu&euml; dans la mesure o&ugrave;, selon Rousseau, la mutuelle correspondance entre les sujets et le souverain exige moins de supprimer la distance qui s&eacute;pare le peuple de lui-m&ecirc;me que de la maintenir.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn18" id="ftn18">18</a> J.-J. Rousseau, <em>Du Contrat social</em>, <em>Op.&nbsp;cit.</em>, p.&nbsp;480.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn19" id="ftn19">19</a> <em>Ibid</em>., p.&nbsp;484.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn20" id="ftn20">20</a> J.-J. Rousseau<em>, Les Confessions</em>, <em>ET-OC</em>, tome&nbsp;II, p.&nbsp;543.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn21" id="ftn21">21</a> J.-J. Rousseau<em>, Discours sur l&rsquo;&eacute;conomie politique</em>, <em>Op.&nbsp; cit.</em>, p.&nbsp;309</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn22" id="ftn22">22</a> J.-J. Rousseau, <em>Du Contrat social</em>, <em>Op. cit.</em>, p.&nbsp;507.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn23" id="ftn23">23</a> L. Dumont, <em>Essais sur l&rsquo;individualisme</em>, Paris, Seuil, 1983, page 119.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn24" id="ftn24">24</a> A. Honneth, <em>Ce que social veut dire</em>, Paris, Gallimard, 2013, p.&nbsp;156.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn25" id="ftn25">25</a> J.-J. Rousseau, <em>Discours sur l&rsquo;origine et les fondements de l&rsquo;in&eacute;galit&eacute; parmi les hommes</em>, <em>ET-OC</em>, tome&nbsp;V, p.&nbsp;166.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn26" id="ftn26">26</a> Cl. Levi-Strauss, <em>Tristes tropiques</em>, Paris, Plon, 1955, p.&nbsp;467.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn27" id="ftn27">27</a> D. Diderot, <em>Suppl&eacute;ment au voyage de Bougainville</em>, Paris, Pl&eacute;iade, 1951.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn28" id="ftn28">28</a> <em>Ibid</em>., p.&nbsp;970. Nous soulignons.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn29" id="ftn29">29</a> J.-J. Rousseau, <em>Discours sur l&rsquo;Origine et les fondements de l&rsquo;in&eacute;galit&eacute; parmi les hommes</em>, <em>Op.&nbsp;cit.</em>, p.&nbsp;199.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn30" id="ftn30">30</a> <em>Ibid</em>., p.&nbsp;132, Nous soulignons. Voir sur ce point notre article &laquo;&nbsp;Rousseau, la propri&eacute;t&eacute; et l&rsquo;origine du mal&nbsp;&raquo;, in <em>Rousseau et la propri&eacute;t&eacute;</em>, Rousseau studies 2, Gen&egrave;ve, Slaktine, 2014.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn31" id="ftn31">31</a> D. Diderot, <em>Droit naturel</em>, Encyclop&eacute;die 1, Paris, Garnier Flammarion, 1986, p.&nbsp;338</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn32" id="ftn32">32</a> <em>Ibid</em>., p.&nbsp;339.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn33" id="ftn33">33</a> J.-J. Rousseau, <em>Discours sur l&rsquo;&eacute;conomie politique</em>, <em>Op.&nbsp;cit.</em>, p.&nbsp;304.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn34" id="ftn34">34</a> J.-J. Rousseau, <em>Du contrat social </em>(<em>1</em><sup><em>&egrave;re</em></sup><em> version)</em>, <em>ET-OC</em>, tome&nbsp;V, pp.&nbsp;383‑384. Nous soulignons.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn35" id="ftn35">35</a> E. Brehier, <em>Histoire de la philosophie</em>, Paris, P.U.F, 1988, p.&nbsp;422.
</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn36" id="ftn36">36</a> J.-J. Rousseau, <em>Du contrat social </em>(<em>1</em><sup><em>&egrave;re</em></sup><em> version)</em>, <em>Op.&nbsp;cit.</em>, p.&nbsp;384.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn37" id="ftn37">37</a> <em>Ibid</em>. La critique qui consiste &agrave; reprocher &agrave; Rousseau de ne pas prendre en consid&eacute;ration l&rsquo;aporie que repr&eacute;sente l&rsquo;av&egrave;nement de la raison et de succomber ainsi trop ais&eacute;ment &agrave; la facilit&eacute; de l&rsquo;id&eacute;alisme est infirm&eacute;e par ailleurs dans <em>Du Contrat social&nbsp;</em>: &laquo;&nbsp;Pour qu&rsquo;un peuple naissant p&ucirc;t go&ucirc;ter les saines maximes de la politique et suivre les r&egrave;gles fondamentales de la raison d&rsquo;&Eacute;tat, il faudrait que l&rsquo;effet p&ucirc;t devenir la cause, que l&rsquo;esprit social, qui doit &ecirc;tre l&rsquo;ouvrage de l&rsquo;institution, pr&eacute;sid&acirc;t &agrave; l&rsquo;institution m&ecirc;me, et que les hommes fussent avant les lois ce qu&rsquo;ils doivent devenir par elles&nbsp;&raquo;. J.-J. Rousseau, <em>Du contrat social</em>, <em>Op.&nbsp;cit.</em>, p.&nbsp;509.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn38" id="ftn38">38</a> J.-J. Rousseau, <em>Du contrat social </em>(<em>1</em><sup><em>&egrave;re</em></sup><em> version)</em>, <em>Op.&nbsp;cit.</em>, p.&nbsp;384<em>.</em> A propos de Grimm, Rousseau &eacute;crit dans <em>Les confessions</em>&nbsp;: &laquo;&nbsp;Je me rappelai le sommaire de sa morale, que Madame D&rsquo;Epinay m&rsquo;avait dit, et qu&rsquo;elle avait adopt&eacute;. Ce sommaire consistait en un seul article&nbsp;; savoir que l&rsquo;unique devoir de l&rsquo;homme est de suivre en tout les penchants de son c&oelig;ur. Cette morale quand je l&rsquo;appris me donna terriblement &agrave; penser, quoique je ne la prisse alors que pour un jeu d&rsquo;esprit. Mais je vis bient&ocirc;t que ce principe &eacute;tait r&eacute;ellement la r&egrave;gle de sa conduite, et je n&rsquo;en eus que trop dans la suite la preuve &agrave; mes d&eacute;pens. C&rsquo;est la doctrine int&eacute;rieure dont Diderot m&rsquo;a tant parl&eacute;. Mais qu&rsquo;il ne m&rsquo;a jamais expliqu&eacute;e&nbsp;&raquo;. Jean-Jacques Rousseau, <em>Les confessions</em>, <em>Op.&nbsp;cit.</em>, p.&nbsp;614.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn39" id="ftn39">39</a> J.-J. Rousseau, <em>Discours sur les sciences et les arts</em>, <em>ET-OC</em>, tome&nbsp;IV, p.&nbsp;431.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn40" id="ftn40">40</a> J.-J. Rousseau, <em>Du contrat social</em>, <em>Op.&nbsp;cit.</em>, pp.&nbsp;502‑503.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn41" id="ftn41">41</a> <em>Ibid</em>., p.&nbsp;502.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn42" id="ftn42">42</a> M. Gauchet, <em>Le d&eacute;senchantement du monde,</em> <em>Op.&nbsp;cit.</em>, p.&nbsp;248.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn43" id="ftn43">43</a> <em>Ibid</em>., p.&nbsp;250.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn44" id="ftn44">44</a> M. Gauchet, &laquo;&nbsp;La dette du sens et les racines de l&rsquo;Etat&nbsp;&raquo;, in <em>Libre 2</em>, Paris, Payot, 1977, p.&nbsp;21</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn45" id="ftn45">45</a> Cl. Levi-Strauss, <em>Anthropologie structurale</em> II, Paris, Plon, 1973, p.&nbsp;51</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn46" id="ftn46">46</a> <em>Ibid.</em>, p.&nbsp;48</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn47" id="ftn47">47</a> J.-J. Rousseau, <em>Du contrat social </em>(<em>1</em><sup><em>&egrave;re</em></sup><em> version)</em>,<em> Op.&nbsp;cit.</em>, p.&nbsp;384.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn48" id="ftn48">48</a> Cl. Levi-Strauss, <em>Tristes tropiques</em>, <em>Op.&nbsp;cit.</em>, p.&nbsp;374.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn49" id="ftn49">49</a> <em>Tristes tropiques</em>.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn50" id="ftn50">50</a> Cl. Levi-Strauss, <em>Entretiens avec Georges Charbonnier</em>, Paris, Plon, 1961, p.&nbsp;40.</p>