<p class="texte"><strong>DOSSIER : L&#39;AVENIR DE LA DEMOCRATIE</strong></p> <p class="texte"><em>Thomas Branth&ocirc;me est ma&icirc;tre de conf&eacute;rences en Histoire du droit et des id&eacute;es politiques &agrave; l&rsquo;Universit&eacute; Paris Descartes (Paris V). Il a fait&nbsp;sa th&egrave;se de doctorat sur la Gen&egrave;se des libert&eacute;s sociales et le droit de d&rsquo;associer face &agrave; l&rsquo;imp&eacute;ratif d&rsquo;ordre (plusieurs fois prim&eacute;e et &agrave; para&icirc;tre chez LGDJ) et vient de publier une Histoire de la R&eacute;publique. Des origines &agrave; la&nbsp;v<sup>e</sup>, co-&eacute;crite avec Jacques de Saint-Victor&nbsp;-&nbsp;Economica, 2018. Convaincu que l&rsquo;universitaire doit s&rsquo;investir dans le d&eacute;bat public, il participe activement aux questions de notre temps&nbsp;au travers de ses conf&eacute;rences, des interventions partout sur le territoire et de ses articles-interviews dans les m&eacute;dias (Le Monde, Marianne, Lib&eacute;ration, France Info, Regards, Le vent se l&egrave;ve&hellip;).</em></p> <p class="texte"><strong>SOMMAIRE</strong></p> <p><strong>1. Le spectre du populisme</strong></p> <p><strong>2. De quoi le populisme est-il le nom&nbsp;? Th&eacute;orisation et mise en lumi&egrave;re d&rsquo;une politique du peuple</strong></p> <p class="texte">&nbsp;</p> <p class="texte">Notre &eacute;poque toute enti&egrave;re est marqu&eacute;e par les lettres incandescentes du &laquo;&nbsp;populisme&nbsp;&raquo;. Il n&rsquo;y a pas un journal qui n&rsquo;ait command&eacute; un article sur le sujet, pas une &eacute;mission de radio qui n&rsquo;ait essay&eacute; d&rsquo;en d&eacute;crypter l&rsquo;&eacute;nigme, pas une maison d&rsquo;&eacute;dition qui n&rsquo;ait fait para&icirc;tre un ouvrage relatif &agrave; la question, au point qu&rsquo;on est tent&eacute; de paraphraser la c&eacute;l&egrave;bre apostrophe de Marx et Engels du <em>Manifeste du Parti communiste </em>(1848) et dire aujourd&rsquo;hui&nbsp;: &laquo;&nbsp;Un spectre hante l&rsquo;Europe, le spectre du populisme&nbsp;&raquo;. La r&eacute;f&eacute;rence n&rsquo;est pas fortuite. Une v&eacute;ritable analogie peut &ecirc;tre observ&eacute;e. Citons le texte <em>in extenso</em>&nbsp;pour s&rsquo;en convaincre&nbsp;:</p> <blockquote> <p class="quotation">&laquo;&nbsp;Un spectre hante l&rsquo;Europe, le spectre du communisme. Toutes les puissances de la vieille Europe se sont unies en une Sainte-Alliance pour traquer ce&nbsp;spectre&nbsp;: le Pape et le Czar, Metternich et Guizot, les radicaux de France et les policiers d&rsquo;Allemagne. Quelle est l&rsquo;opposition qui n&rsquo;a pas &eacute;t&eacute; accus&eacute;e de communisme par ses adversaires au pouvoir&nbsp;? Quelle est l&rsquo;opposition qui, &agrave; son tour, n&rsquo;a pas relanc&eacute; &agrave; ses adversaires de droite et de gauche l&rsquo;&eacute;pith&egrave;te fl&eacute;trissante de communiste&nbsp;?<br /> Deux choses ressortent de ces faits&nbsp;:<br /> 1&deg; D&eacute;j&agrave; le communisme est reconnu par toutes les puissances d&rsquo;Europe comme une puissance.<br /> 2&deg; Il est grand temps que les communistes exposent &agrave; la face du monde entier leur mani&egrave;re de voir, leur but et leurs tendances&nbsp;; qu&rsquo;ils opposent aux contes du spectre du communisme un manifeste du parti lui-m&ecirc;me. Dans ce but, des communistes de diverses nationalit&eacute;s se sont r&eacute;unis &agrave; Londres et ont r&eacute;dig&eacute; le manifeste suivant, qui sera publi&eacute; en anglais, fran&ccedil;ais, allemand, italien, flamand et danois.&nbsp;&raquo;</p> </blockquote> <p class="texte">Le miroir est saisissant. Chaque utilisation du mot &laquo;&nbsp;communisme&nbsp;&raquo; dans ces lignes peut &ecirc;tre remplac&eacute;e par le mot &laquo;&nbsp;populisme&nbsp;&raquo; et &eacute;clairer par-l&agrave; m&ecirc;me la situation actuelle. Oui, le &laquo;&nbsp;populisme&nbsp;&raquo; <em>hante </em>l&rsquo;Europe, &agrave; la fois parce qu&rsquo;il est omnipr&eacute;sent dans l&rsquo;espace politico-m&eacute;diatique mais aussi parce qu&rsquo;il est pr&eacute;sent&eacute; sous une forme &laquo;&nbsp;spectrale&nbsp;&raquo;, c&rsquo;est-&agrave;-dire comme un &laquo;&nbsp;revenant&nbsp;&raquo; (des ann&eacute;es&nbsp;30). Oui des &laquo;&nbsp;puissances&nbsp;&raquo; de l&rsquo;Europe s&rsquo;&eacute;rigent en une &laquo;&nbsp;alliance de d&eacute;fense&nbsp;&raquo; et d&eacute;signent le &laquo;&nbsp;populisme&nbsp;&raquo; comme un p&eacute;ril &agrave; conjurer. Oui, le mot est avant tout une <em>accusation</em> lanc&eacute;e par le pouvoir en place &agrave; ses &laquo;&nbsp;adversaires&nbsp;&raquo;, une &laquo;&nbsp;&eacute;pith&egrave;te fl&eacute;trissante&nbsp;&raquo; qui permet de <em>gangr&eacute;ner </em>le message de l&rsquo;opposant. Oui enfin, une partie du camp de la gauche a d&eacute;cid&eacute; de s&rsquo;emparer de ce &laquo;&nbsp;stigmate&nbsp;&raquo; pour le <em>renverser</em>, comme dirait Norbert &Eacute;lias, et en faire un mot rassembleur afin d&rsquo;exposer &laquo;&nbsp;&agrave; la face du monde entier&nbsp;&raquo; sa mani&egrave;re de voir, son but et ses tendances. De cette analogie, nous pouvons en tirer un plan&nbsp;: 1.&nbsp;Parce qu&rsquo;en vertu de sa forme spectrale, il rel&egrave;ve davantage du domaine de l&rsquo;&eacute;pouvante que de la mat&eacute;rialit&eacute; tangible, nous commencerons par analyser non pas le sens du populisme en soi mais le sens qu&rsquo;il rev&ecirc;t &agrave; l&rsquo;aune de ses utilisations m&eacute;diatiques et politiques. 2.&nbsp;Nous verrons ensuite que loin de l&rsquo;utilisation flottante qu&rsquo;il en est fait dans les mass-m&eacute;dias, le &laquo;&nbsp;populisme&nbsp;&raquo; est revenu au go&ucirc;t du jour &agrave; la faveur d&rsquo;une th&eacute;orisation rigoureuse de la part d&rsquo;Ernesto Laclau et Chantal Mouffe.</p> <h1 class="texte">1. Le spectre du populisme</h1> <p class="texte">L&rsquo;examen de l&rsquo;abondante litt&eacute;rature parue sur le &laquo;&nbsp;populisme&nbsp;&raquo; ou de la multitude des sujets qui ont pu lui &ecirc;tre consacr&eacute; met en lumi&egrave;re un curieux paradoxe. Le mot est partout mais il est d&eacute;fini nulle part, ou plut&ocirc;t, il n&rsquo;est quasiment jamais rattach&eacute; &agrave; une d&eacute;finition qui fasse autorit&eacute;<sup><a class="footnotecall" href="#ftn1" id="bodyftn1">1</a></sup>. On l&rsquo;utilise donc comme s&rsquo;il allait de soi et sans jamais questionner le sens et l&rsquo;origine du mot. C&rsquo;est peut-&ecirc;tre dans ce paradoxe que r&eacute;side le premier n&oelig;ud de l&rsquo;&eacute;nigme populiste&nbsp;: le <em>sens</em> du populisme tel qu&rsquo;on l&rsquo;entend partout se niche moins dans le mot <em>en soi</em> que dans celui qui l&rsquo;emploie. En d&rsquo;autres termes, le populisme <em>dit </em>d&rsquo;abord et avant tout quelque chose de la g&eacute;ographie politique de notre &eacute;poque, des grandes lignes de l&rsquo;inconscient collectif qui le maillent et de la place de la peur dans le dessin de ses fronti&egrave;res.</p> <p class="texte">Cette remarque s&rsquo;applique en premier lieu aux &laquo;&nbsp;m&eacute;dias&nbsp;&raquo;. Depuis quelques ann&eacute;es, la r&eacute;f&eacute;rence au mot est quotidienne<sup><a class="footnotecall" href="#ftn2" id="bodyftn2">2</a></sup>, elle fait les gros titres, elle alimente les sujets porteurs. Mais qu&rsquo;entendent-ils pr&eacute;cis&eacute;ment derri&egrave;re cette occurrence&nbsp;? Que r&eacute;pondraient-ils si on leur demandait <em>leur</em> d&eacute;finition&nbsp;? Probablement diraient-ils que le &laquo;&nbsp;populisme&nbsp;&raquo; correspond &agrave; une offre politique non-s&eacute;rieuse et irr&eacute;alisable qui n&rsquo;est faite que pour &laquo;&nbsp;flatter les bas instincts du peuple&nbsp;&raquo; (<em>sic</em>). Cette hypoth&egrave;se appelle trois remarques. D&rsquo;une part, comme l&rsquo;a montr&eacute; Fr&eacute;d&eacute;ric Lordon<sup><a class="footnotecall" href="#ftn3" id="bodyftn3">3</a></sup>, la capacit&eacute; &agrave; dire ce qui est s&eacute;rieux ou non en politique et en &eacute;conomie pose de s&eacute;rieux probl&egrave;mes &eacute;pist&eacute;mologiques et n&rsquo;est jamais neutre. D&rsquo;autre part, l&rsquo;id&eacute;e sous-jacente des &laquo;&nbsp;bas instincts du peuple&nbsp;&raquo; sugg&egrave;re une vision n&eacute;gative du peuple sur laquelle nous reviendrons et qui est le c&oelig;ur de la <em>revendication</em> populiste de Laclau. Enfin, cette hypoth&egrave;se soul&egrave;ve une interrogation de tout premier ordre car il existe un mot pour d&eacute;signer un tel discours&nbsp;: cela s&rsquo;appelle la d&eacute;magogie. Pourquoi donc les m&eacute;dias n&rsquo;utilisent pas ce concept&nbsp;? Par facilit&eacute; peut-&ecirc;tre, par manque de rigueur en science politique &eacute;galement. Mais c&rsquo;est aussi qu&rsquo;ils se placent &agrave; la remorque des repr&eacute;sentants politiques, pour qui ce mot a une utilit&eacute; tr&egrave;s commode&nbsp;: celle de disqualifier l&rsquo;adversaire.</p> <p class="texte">Dans l&rsquo;ar&egrave;ne politique, l&rsquo;invocation du &laquo;&nbsp;populisme&nbsp;&raquo; est effectivement d&rsquo;abord et avant tout une arme strat&eacute;gique. Il sert &agrave; produire un effet &laquo;&nbsp;disqualifiant&nbsp;&raquo;<sup><a class="footnotecall" href="#ftn4" id="bodyftn4">4</a></sup>. Lorsqu&rsquo;un repr&eacute;sentant politique &laquo;&nbsp;lance&nbsp;&raquo; &agrave; son adversaire l&rsquo;apostrophe &laquo;&nbsp;populiste&nbsp;&raquo; ou le d&eacute;signe comme tel se joue en effet chez le spectateur un ph&eacute;nom&egrave;ne inconscient&nbsp;: il entend &laquo;&nbsp;fascisme&nbsp;&raquo; ou &laquo;&nbsp;totalitarisme&nbsp;&raquo; et par ces mots qui resurgissent, il entrevoit le retour des d&eacute;cennies sombres du <span style="font-variant:small-caps;">xx</span><sup>e</sup>&nbsp;si&egrave;cle. Toute la <em>ruse</em> de l&rsquo;emploi du &laquo;&nbsp;populisme&nbsp;&raquo; est de miser sur cet impens&eacute;&nbsp;&laquo;&nbsp;antitotalitaire&nbsp;&raquo;, extr&ecirc;mement puissant chez les citoyens fran&ccedil;ais depuis les ann&eacute;es 1970<sup><a class="footnotecall" href="#ftn5" id="bodyftn5">5</a></sup>, et sur l&rsquo;id&eacute;e que sa &laquo;&nbsp;r&eacute;activation&nbsp;&raquo; dans l&rsquo;inconscient collectif permettra l&rsquo;&eacute;rection de digues mentales qui se traduiront ensuite par des votes <em>antipopulistes</em>. D&eacute;signer l&rsquo;autre comme &laquo;&nbsp;populiste&nbsp;&raquo; permet ainsi de ne pas argumenter, de passer par le canal de la morale, plut&ocirc;t que celui du d&eacute;bat d&eacute;mocratique, et d&rsquo;exclure l&rsquo;autre du champ de l&rsquo;acceptable. Cette man&oelig;uvre fonctionne d&rsquo;autant mieux que la victoire de l&rsquo;id&eacute;ologie antitotalitaire a profond&eacute;ment transform&eacute; la partition de l&rsquo;espace politique, substituant &agrave; l&rsquo;opposition capitalisme/marxisme une opposition <em>morale</em>. D&eacute;sormais un camp dit &laquo;&nbsp;d&eacute;mocratique&nbsp;&raquo;, et dont on comprend qu&rsquo;il est l&rsquo;euph&eacute;misme d&rsquo;une auto-qualification inavouable en &laquo;&nbsp;camp du bien&nbsp;&raquo;, se pose en vigie du monde tel qu&rsquo;il est. Si l&rsquo;id&eacute;e d&rsquo;une sentinelle se donnant pour but d&rsquo;emp&ecirc;cher le retour du fascisme ne peut en soi qu&rsquo;emporter notre adh&eacute;sion, reste &agrave; interroger ses diff&eacute;rents aspects&nbsp;: quelle frange du monde politique se pr&eacute;sente comme le garant de ce non-retour&nbsp;du fascisme&nbsp;? Et qu&rsquo;appelle-t-elle &laquo;&nbsp;fascisme&nbsp;&raquo;&nbsp;? Enfin quelle soci&eacute;t&eacute; d&eacute;fend-elle en contre-point&nbsp;? C&rsquo;est ici que les r&eacute;flexions sur les usages du populisme se complexifient. Dans l&rsquo;impens&eacute; que nous venons de mettre en lumi&egrave;re, il existe comme une &laquo;&nbsp;double strate&nbsp;&raquo;. Non seulement le populisme renvoie inconsciemment au fascisme (premi&egrave;re strate), mais il &eacute;veille aussi et au m&ecirc;me instant dans le m&eacute;canisme c&eacute;r&eacute;bral du citoyen l&rsquo;id&eacute;e que le populisme est l&rsquo;ennemi de la d&eacute;mocratie (deuxi&egrave;me strate). Tout ce qui relevait jusqu&rsquo;&agrave; pr&eacute;sent du d&eacute;bat droite/gauche dispara&icirc;t instantan&eacute;ment <em>de facto</em>. Toute exposition d&rsquo;un programme politique digne de ce nom devient superflue. Autrement dit, l&rsquo;&eacute;vocation du &laquo;&nbsp;populisme&nbsp;&raquo;, par l&rsquo;impens&eacute; d&rsquo;ennemi mortel de la d&eacute;mocratie qu&rsquo;il agite, permet &agrave; celui qui l&rsquo;emploie de devenir, par un mouvement de balancier, le d&eacute;fenseur de cette d&eacute;mocratie menac&eacute;e, et lui assure par l&agrave;-m&ecirc;me un puissant magn&eacute;tisme &eacute;lectoral.</p> <h1 class="texte">2. De quoi le populisme est-il le nom&nbsp;? Th&eacute;orisation et mise en lumi&egrave;re d&rsquo;une politique du peuple</h1> <p class="texte">Telle est ainsi notre hypoth&egrave;se&nbsp;: il n&rsquo;est pas de discussion s&eacute;rieuse sur le populisme qui puisse se faire sans la double d&eacute;nonciation pr&eacute;alable op&eacute;r&eacute;e ci-dessus&nbsp;: 1/ le &laquo;&nbsp;populisme&nbsp;&raquo; est d&rsquo;abord un mot d&rsquo;&eacute;poque pour les m&eacute;dias&nbsp;; 2/ il est une arme de neutralisation pour une partie de la classe politique. Mais ce n&rsquo;est pas tout. Le bourdonnement du mot &laquo;&nbsp;populisme&nbsp;&raquo; provient aussi en contre-fond d&rsquo;un courant intellectuel qui se r&eacute;clame de la &laquo;&nbsp;strat&eacute;gie populiste&nbsp;&raquo; et pour qui le populisme est une <em>bonne chose</em>. Encore faut-il entendre et comprendre ce qu&rsquo;ils entendent par l&agrave;. &Agrave; l&rsquo;origine de cette appropriation positive se trouve Ernesto Laclau, d&eacute;funt philosophe argentin, qui a r&eacute;volutionn&eacute; l&rsquo;&eacute;tude analytique du ph&eacute;nom&egrave;ne. La parution de son ouvrage <em>La raison populiste</em> (2005)<sup><a class="footnotecall" href="#ftn6" id="bodyftn6">6</a></sup>, enrichi de ceux de sa co-auteur la philosophe belge Chantal Mouffe<sup><a class="footnotecall" href="#ftn7" id="bodyftn7">7</a></sup>, irrigue depuis la pens&eacute;e de la gauche radicale dans le monde entier. Le livre part d&rsquo;une intuition que Laclau expose d&egrave;s son introduction&nbsp;: &laquo;&nbsp;je soup&ccedil;onne depuis longtemps que ce qui est en jeu dans le rejet du populisme d&eacute;passe largement la rel&eacute;gation d&rsquo;un ensemble de ph&eacute;nom&egrave;nes p&eacute;riph&eacute;riques dans les marges de l&rsquo;explication sociale&nbsp;&raquo;<sup><a class="footnotecall" href="#ftn8" id="bodyftn8">8</a></sup>. Derri&egrave;re l&rsquo;opprobre jet&eacute; sur le populisme, dit Laclau, il y aurait en r&eacute;alit&eacute; des forts pr&eacute;suppos&eacute;s philosophiques. D&rsquo;une part, un pr&eacute;suppos&eacute; h&eacute;rit&eacute; de la tradition &laquo;&nbsp;rationaliste&nbsp;&raquo; selon laquelle le politique doit canaliser les &eacute;motions et faire advenir une politique fond&eacute;e sur le seul entendement. D&rsquo;autre part, et corolaire de ce premier pr&eacute;suppos&eacute;, une m&eacute;fiance vis-&agrave;-vis du peuple, consid&eacute;r&eacute; comme l&rsquo;arch&eacute;type du sujet politique irrationnel, excessif et &laquo;&nbsp;dangereux&nbsp;&raquo;. En d&rsquo;autres termes, le rejet du populisme ne serait qu&rsquo;un rejet du peuple qui n&rsquo;ose dire son nom.</p> <p class="texte">Or, Laclau d&eacute;cide tout au long de son ouvrage de retourner ce stigmate du populisme comme un gant. Loin d&rsquo;&ecirc;tre un <em>d&eacute;riv&eacute; n&eacute;gatif</em> du politique, dit l&rsquo;auteur, le populisme est au contraire l&rsquo;<em>origine</em> du politique. Laclau rappelle en effet que la politique est une <em>invention</em><sup><a class="footnotecall" href="#ftn9" id="bodyftn9">9</a></sup> destin&eacute;e &agrave; int&eacute;grer les &laquo;&nbsp;classes inf&eacute;rieures&nbsp;&raquo; dans la &laquo;&nbsp;cit&eacute; des hommes&nbsp;&raquo;. Autrement dit, l&rsquo;origine du politique, que ce soit historiquement par la d&eacute;mocratie ath&eacute;nienne ou philosophiquement avec les &eacute;crits de Platon puis d&rsquo;Aristote, a &eacute;t&eacute; pens&eacute;e &agrave; partir de la question du peuple. <em>Pour</em> le peuple donc. Les romains, en subdivisant cette notion de &laquo;&nbsp;peuple&nbsp;&raquo; selon qu&rsquo;elle renvoie &agrave; une question &laquo;&nbsp;sociale&nbsp;&raquo; ou &laquo;&nbsp;organique&nbsp;&raquo;, diront en ce sens que la <em>plebs </em>(peuple social) doit faire partie du <em>populus</em> (peuple politique). Fort de ces &eacute;l&eacute;ments, Laclau et Chantal Mouffe d&eacute;fendent l&rsquo;id&eacute;e que le politique est <em>consubstantiel</em> &agrave; la d&eacute;mocratie. Pour cette raison, il est inconcevable et contre-nature d&rsquo;imaginer une r&eacute;flexion politique <em>sans</em> le peuple. C&rsquo;est <em>via</em> ces analyses que les travaux de Mouffe et Laclau sont venus f&eacute;conder la pens&eacute;e fran&ccedil;aise toute tourn&eacute;e depuis une vingtaine d&rsquo;ann&eacute;e sur la &laquo;&nbsp;crise de la d&eacute;mocratie&nbsp;&raquo;<sup><a class="footnotecall" href="#ftn10" id="bodyftn10">10</a></sup>.</p> <p class="texte">Pour un certain nombre de chercheurs, nous vivons effectivement dans ce que Maurice Duverger a appel&eacute; d&egrave;s 1967 une &laquo;&nbsp;d&eacute;mocratie sans le peuple&nbsp;&raquo;. Ce jugement appelle des pr&eacute;cisions. Ce que l&rsquo;on peut dire, c&rsquo;est qu&rsquo;il existe depuis la R&eacute;volution fran&ccedil;aise un d&eacute;bat vif sur la <em>nature </em>que doit rev&ecirc;tir la d&eacute;mocratie fran&ccedil;aise&nbsp;: directe ou indirecte&nbsp;? En 1792, dans l&rsquo;esprit &laquo;&nbsp;pl&eacute;b&eacute;ien&nbsp;&raquo; du r&eacute;publicanisme<sup><a class="footnotecall" href="#ftn11" id="bodyftn11">11</a></sup> issu des soci&eacute;t&eacute;s sans-culottes, l&rsquo;av&egrave;nement de la R&eacute;publique en France doit &eacute;galement signifier l&rsquo;av&egrave;nement de la d&eacute;mocratie, la &laquo;&nbsp;vraie&nbsp;&raquo;, au sens &eacute;tymologique du terme qui veut dire comme chacun sait, le pouvoir (<em>kratos</em>) du peuple (<em>demos</em>). Le r&eacute;publicanisme jacobin lui-m&ecirc;me r&ecirc;ve d&rsquo;&eacute;difier la R&eacute;publique du <em>Contrat social</em> de Rousseau dans laquelle la &laquo;&nbsp;volont&eacute; g&eacute;n&eacute;rale&nbsp;&raquo; serait la grande source de la loi. Le coup d&rsquo;&Eacute;tat contre Robespierre advenu (le&nbsp;9 thermidor), le mouvement antijacobin imputera la Terreur &agrave; cette vision &laquo;&nbsp;maximaliste&nbsp;&raquo; de la d&eacute;mocratie. C&rsquo;est pourquoi les auteurs du coup d&rsquo;&Eacute;tat (les &laquo;&nbsp;Thermidoriens&nbsp;&raquo;) qui seront au pouvoir de 1794 &agrave; 1799 s&rsquo;efforceront d&rsquo;en finir d&eacute;finitivement avec l&rsquo;id&eacute;e de &laquo;&nbsp;d&eacute;mocratie directe&nbsp;&raquo;. Il s&rsquo;agira d&rsquo;&eacute;tablir une &laquo;&nbsp;R&eacute;publique du centre&nbsp;&raquo;, &laquo;&nbsp;r&eacute;aliste&nbsp;&raquo; (Pierre-Fran&ccedil;ois R&eacute;al) et s&rsquo;appuyant sur la propri&eacute;t&eacute; (Boissy d&rsquo;Anglas). En cons&eacute;quence de quoi et au cours de ces ann&eacute;es de r&eacute;action, le peuple sera invit&eacute; &agrave; &laquo;&nbsp;rentrer chez lui&nbsp;&raquo;, comme l&rsquo;&eacute;crit Michelet, afin de laisser gouverner ceux qui se sont auto-proclam&eacute;s les &laquo;&nbsp;honn&ecirc;tes gens&nbsp;&raquo;.</p> <p class="texte">Le philosophe Bernard Manin consid&egrave;re que c&rsquo;est dans ce laps de temps que s&rsquo;est formul&eacute;e la conception &laquo;&nbsp;indirecte&nbsp;&raquo; de la d&eacute;mocratie qu&rsquo;il appelle &laquo;&nbsp;gouvernement repr&eacute;sentatif&nbsp;&raquo;<sup><a class="footnotecall" href="#ftn12" id="bodyftn12">12</a></sup>. Cette conception se caract&eacute;rise par une d&eacute;fiance vis-&agrave;-vis du &laquo;&nbsp;d&eacute;mos&nbsp;&raquo; et pr&eacute;conise la mise &agrave; l&rsquo;&eacute;cart du peuple quant &agrave; la gestion des affaires de la cit&eacute; afin de les confier &agrave; un groupe suppos&eacute; mieux savoir comment les conduire. Sous la Restauration et la Monarchie de Juillet, elle prendra des accents &eacute;litiste/&eacute;litaire par l&rsquo;interm&eacute;diaire des &laquo;&nbsp;Doctrinaires&nbsp;&raquo; group&eacute;s autour de Guizot qui d&eacute;fendront une &laquo;&nbsp;aristocratie de la raison&nbsp;&raquo;. L&rsquo;av&egrave;nement, par &eacute;tapes, du suffrage universel, v&eacute;ritable &laquo;&nbsp;sacre&nbsp;&raquo; r&eacute;publicain du peuple, pourrait laisser penser que cette conception &eacute;litiste des affaires publiques est aujourd&rsquo;hui r&eacute;volue mais il n&rsquo;en est rien. Le manque de diversit&eacute; &eacute;conomico-social du personnel politique, le poids grandissant de la technocratie et de la finance diffuse de plus en plus au sein du peuple le sentiment qu&rsquo;il est <em>exclu</em> de la d&eacute;cision politique, que les &eacute;lites ont &laquo;&nbsp;trahi&nbsp;&raquo; comme l&rsquo;a &eacute;crit Christopher Lasch<sup><a class="footnotecall" href="#ftn13" id="bodyftn13">13</a></sup> et que d&eacute;sormais c&rsquo;est une toute petite minorit&eacute; (&laquo;&nbsp;l&rsquo;oligarchie&nbsp;&raquo;) qui gouverne les destin&eacute;s de tous.</p> <p class="texte">Or, l&rsquo;&oelig;uvre de Laclau doit son succ&egrave;s au fait que non seulement elle met en lumi&egrave;re ce sentiment d&rsquo;<em>exclusion</em> du peuple mais &eacute;galement qu&rsquo;elle cherche &agrave; en expliquer les raisons. Selon le philosophe argentin, ce processus de d&eacute;-d&eacute;mocratisation s&rsquo;est d&eacute;velopp&eacute; du fait d&rsquo;un vaste travail de &laquo;&nbsp;d&eacute;nigrement des masses&nbsp;&raquo; op&eacute;r&eacute; dans la litt&eacute;rature scientifique &agrave; la fin du <span style="font-variant:small-caps;">xix</span><sup>e</sup> si&egrave;cle. Ayant &laquo;&nbsp;absorb&eacute;&nbsp;&raquo; cette vision d&eacute;nigrante, le peuple porte d&eacute;sormais en lui une sorte d&rsquo;auto-disqualification de lui-m&ecirc;me. Qui n&rsquo;a pas entendu dans un d&icirc;ner mondain quelques biens n&eacute;s dirent qu&rsquo;ils &eacute;taient &laquo;&nbsp;contre le fait qu&rsquo;on donne (<em>sic</em>) le vote &agrave; tout le monde&nbsp;&raquo; ou d&eacute;clarer sans vergogne &laquo;&nbsp;moi, je ne suis pas pour la d&eacute;mocratie&nbsp;&raquo;&nbsp;? De fa&ccedil;on plus g&eacute;n&eacute;rale, l&rsquo;id&eacute;e que le peuple est un amas d&rsquo;individus soumis &agrave; des passions &eacute;ruptives et incapable de gouverner est d&eacute;sormais majoritaire dans l&rsquo;opinion publique. Il appartient &agrave; Laclau d&rsquo;avoir montr&eacute; la <em>construction</em> de cette id&eacute;e en mettant en exergue les consid&eacute;rations &laquo;&nbsp;demophobe&nbsp;&raquo; d&rsquo;Hyppolite Taine, Gabriel Tarde, Gustave Lebon ou Scipio Sighele et leur influence. C&rsquo;est &agrave; partir d&rsquo;eux qu&rsquo;on a consid&eacute;r&eacute; que le peuple en s&rsquo;assemblant devenait foule et qu&rsquo;en devenant foule, il perdait son libre-arbitre, se voyait r&eacute;git par les &laquo;&nbsp;lois de l&rsquo;imitation&nbsp;&raquo; (G.&nbsp;Tarde) et basculait ais&eacute;ment de ce fait dans la violence. Cette &laquo;&nbsp;psychologisation&nbsp;&raquo; des foules (G.&nbsp;Lebon) a ainsi vu le peuple &ecirc;tre int&eacute;gr&eacute; progressivement &agrave; la &laquo;&nbsp;classe dangereuse&nbsp;&raquo; sinon &laquo;&nbsp;criminelle&nbsp;&raquo; (S.&nbsp;Sighele). Or cette &laquo;&nbsp;corn&eacute;risation&nbsp;&raquo; du peuple est en train de trouver ses limites et entra&icirc;ne depuis quelques ann&eacute;es un&nbsp;v&eacute;ritable &laquo;&nbsp;backlash&nbsp;&raquo;. Comme l&rsquo;a montr&eacute; en effet Jacques de Saint-Victor dans son &eacute;tude pionni&egrave;re sur le &laquo;&nbsp;Mouvement Cinq &eacute;toiles&nbsp;&raquo; (M5S)<sup><a class="footnotecall" href="#ftn14" id="bodyftn14">14</a></sup>, cette vision d&eacute;mophobe ne passe plus en Italie. &Agrave; partir de 2009, les leaders du M5S ont ainsi fait entendre un discours <em>antipolitique</em> contre &laquo;&nbsp;l&rsquo;oligarchie&nbsp;&raquo; qui r&eacute;gnerait sur un peuple d&eacute;poss&eacute;d&eacute; de sa souverainet&eacute;. D&eacute;sormais dit le M5S, la lutte qui se joue n&rsquo;est plus <em>horizontale</em> (&laquo;&nbsp;la droite&nbsp;&raquo; contre &laquo;&nbsp;la gauche&nbsp;&raquo;) mais <em>verticale</em> (les &laquo;&nbsp;petits&nbsp;&raquo; contre les &laquo;&nbsp;grands&nbsp;&raquo; comme le disait Machivael, ou pour parler comme son contemporain Guichardin, la &laquo;&nbsp;Piazza&nbsp;&raquo; contre le &laquo;&nbsp;Palazzo&nbsp;&raquo;).</p> <p class="texte">Chez Laclau et Chantal Mouffe, il y a eu aussi cette id&eacute;e que le clivage politique &agrave; venir se jouera sur une ligne <em>verticale</em>. Mais il n&rsquo;est pas question de le traduire dans un discours antipolitique comme le fait le &laquo;&nbsp;Mouvement Cinq &Eacute;toiles&nbsp;&raquo;. Investir le mot populisme fut pour ces deux philosophes une fa&ccedil;on de dire que le sujet politique de l&rsquo;&eacute;mancipation ne serait bient&ocirc;t plus ni la &laquo;&nbsp;classe&nbsp;&raquo; ni &laquo;&nbsp;la gauche&nbsp;&raquo; mais le peuple. Pourquoi alors avoir choisi ce mot &laquo;&nbsp;populisme&nbsp;&raquo; qui fait si pol&eacute;mique&nbsp;? Pour sa signification historique. &Agrave; la fin du <span style="font-variant:small-caps;">xix</span><sup>e</sup>&nbsp;si&egrave;cle que ce soit avec les&nbsp;<em>Narodniki</em><sup><a class="footnotecall" href="#ftn15" id="bodyftn15">15</a></sup> en Russie ou le &laquo;&nbsp;People&rsquo;s party&nbsp;&raquo; en Am&eacute;rique, il y eut en effet de chaque c&ocirc;t&eacute; du globe des mouvements politiques qui se qualifi&egrave;rent de &laquo;&nbsp;populistes&nbsp;&raquo; et qui le d&eacute;finirent comme une lutte pour le salut du peuple. Lors de la convention de 1890 du People&rsquo;s party, une de ses militantes, Mary Elizabeth Lease, put ainsi d&eacute;clarer&nbsp;: &laquo;&nbsp;Wall Street poss&egrave;de le pays. Nous n&rsquo;avons plus un gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple, mais un gouvernement de Wall Street, par Wall Street et pour Wall Street&nbsp;&raquo;. Le mouvement Occupy Wall Street, version am&eacute;ricaine des Indign&eacute;s, ne dit-il pas la m&ecirc;me chose depuis 2011&nbsp;? Un nouveau &laquo;&nbsp;moment populiste&nbsp;&raquo; (C.&nbsp;Mouffe) est donc advenu. Mais il ne s&rsquo;agit pas pour Laclau et Chantal Mouffe de s&rsquo;en faire les simples photographes. La transformation du m&eacute;tabolisme politique occidentale impose de repenser la fa&ccedil;on de faire de la politique pour faire vaincre l&rsquo;id&eacute;e socialiste. C&rsquo;est l&rsquo;objet de leur livre commun <em>H&eacute;g&eacute;monie et strat&eacute;gie socialiste</em> (1985)<sup><a class="footnotecall" href="#ftn16" id="bodyftn16">16</a></sup>, base de tout leur syst&egrave;me philosophique. Partant du constat que le marxisme orthodoxe n&rsquo;a pas su int&eacute;grer les demandes &laquo;&nbsp;nouvelles&nbsp;&raquo; des ann&eacute;es 60 (f&eacute;minisme, luttes contre l&rsquo;homophobie, mouvement &eacute;cologiste, antiraciste, etc), le livre s&rsquo;interroge sur les limites de l&rsquo;analyse de la gauche d&rsquo;&eacute;poque en termes de &laquo;&nbsp;luttes des classes&nbsp;&raquo;. Laclau et Mouffe consid&egrave;rent en effet que la grille d&rsquo;analyse marxiste (alors pr&eacute;dominante) en est la cause car elle repose sur un &laquo;&nbsp;essentialisme de classe&nbsp;&raquo;, c&rsquo;est-&agrave;-dire sur une vision du monde sociale dans lequel les identit&eacute;s politiques sont uniquement d&eacute;termin&eacute;es par les rapports de production. Or, un individu avec un capital fourni qui le place dans la classe bourgeoisie peut tr&egrave;s bien &ecirc;tre antiraciste et/ou contre l&rsquo;homophobie et de ce fait se dire &laquo;&nbsp;de gauche&nbsp;&raquo;. Pour appr&eacute;hender cette apparente discordance th&eacute;orique, Laclau et Mouffe invite &agrave; s&rsquo;affranchir de l&rsquo;essentialisme marxiste et d&eacute;clarent que l&rsquo;identit&eacute; politique est une &laquo;&nbsp;construction discursive&nbsp;&raquo;<sup><a class="footnotecall" href="#ftn17" id="bodyftn17">17</a></sup>. Op&eacute;rant une grande r&eacute;volution philosophique (post-marxiste) qui s&rsquo;appuie notamment sur Gramsci, les deux auteurs th&eacute;orisent que ce qui <em>fait</em> les &ecirc;tres ne sont pas les structures de l&rsquo;&eacute;conomie mais les effets de l&rsquo;ordre social &laquo;&nbsp;h&eacute;g&eacute;monique&nbsp;&raquo;. Chantal Mouffe &eacute;crit en ce sens&nbsp;: &laquo;&nbsp;Ce qui, &agrave; un moment donn&eacute;, est consid&eacute;r&eacute; comme l&rsquo;ordre &quot;naturel&quot;, ainsi que le &quot;sens commun&quot; qui va avec, sont le r&eacute;sultat de pratiques h&eacute;g&eacute;moniques s&eacute;diment&eacute;s, et ce n&rsquo;est jamais la manifestation d&rsquo;une objectivit&eacute; plus profonde qui serait ext&eacute;rieure aux pratiques qui rendent son existence possible&nbsp;&raquo;<sup><a class="footnotecall" href="#ftn18" id="bodyftn18">18</a></sup>.</p> <p class="texte">Tous ces &eacute;l&eacute;ments ont contribu&eacute; &agrave; forger plusieurs &eacute;l&eacute;ments-clefs de ce qu&rsquo;on appelle aujourd&rsquo;hui la &laquo;&nbsp;strat&eacute;gie populiste&nbsp;&raquo;. R&eacute;sumons-les &agrave; grands traits pour &ecirc;tre clair&nbsp;: 1.&nbsp;Il n&rsquo;y a pas d&rsquo;<em>essence</em> politique seulement des <em>identit&eacute;s</em> politiques qui proviennent de constructions discursives. 2.&nbsp;Cette construction des identit&eacute;s politiques se fait par le biais d&rsquo;un discours dominant appel&eacute; &laquo;&nbsp;h&eacute;g&eacute;monique&nbsp;&raquo;. 3.&nbsp;L&rsquo;h&eacute;g&eacute;monie actuelle penche actuellement en faveur d&rsquo;un monde lib&eacute;ral, capitaliste, in&eacute;galitaire, ce qui est le contraire de l&rsquo;id&eacute;al socialiste. Pour faire vaincre le socialisme, il faut donc cr&eacute;er une contre-h&eacute;g&eacute;monie. 4.&nbsp;Cette contre-h&eacute;g&eacute;monie doit revisiter l&rsquo;id&eacute;e d&eacute;mocratique en s&rsquo;abstrayant de &laquo;&nbsp;l&rsquo;illusion du consensus&nbsp;&raquo; et en renouant avec la philosophie de Machiavel selon laquelle la d&eacute;mocratie est le lieu du conflit, ce que Chantal Mouffe appelle &laquo;&nbsp;l&rsquo;agonistisme&nbsp;&raquo; (du grec &laquo;&nbsp;agon&nbsp;&raquo; qui veut dire combat). 5.&nbsp;Toute politique d&eacute;mocratique bien comprise doit donc reposer sur une opposition non pas entre amis et ennemis comme le disait le th&eacute;oricien nazi Carl Schmitt mais entre amis et &laquo;&nbsp;adversaires&nbsp;&raquo;. C&rsquo;est-&agrave;-dire qu&rsquo;il doit y avoir une opposition franche et combative (mais non destruction). C&rsquo;est que Chantal Mouffe appelle la &laquo;&nbsp;radicalisation de la d&eacute;mocratie&nbsp;&raquo; 6.&nbsp;La &laquo;&nbsp;strat&eacute;gie populiste&nbsp;&raquo; consid&egrave;re qu&rsquo;au sein de ce combat et pour faire advenir une soci&eacute;t&eacute; juste, il faut &laquo;&nbsp;construire un peuple&nbsp;&raquo;. Cette construction doit passer par des discours et &laquo;&nbsp;l&rsquo;articulation de diff&eacute;rentes demandes h&eacute;t&eacute;rog&egrave;nes&nbsp;&raquo; afin de le &laquo;&nbsp;f&eacute;d&eacute;rer&nbsp;&raquo;. Ce n&rsquo;est donc pas comme on le voit souvent dans les critiques du populisme, un blanc-seing vis-&agrave;-vis de tout ce que dirait le peuple. 7.&nbsp;Afin de &laquo;&nbsp;construire&nbsp;&raquo; ce peuple, il faut d&eacute;limiter des &laquo;&nbsp;fronti&egrave;res&nbsp;&raquo; intellectuelles tout au long desquelles ont lieu &laquo;&nbsp;l&rsquo;agon&nbsp;&raquo;. Ces fronti&egrave;res cr&eacute;ent une partition de l&rsquo;espace politique d&eacute;limitant un &laquo;&nbsp;eux&nbsp;&raquo; et un &laquo;&nbsp;nous&nbsp;&raquo;, ce qui permet par la cr&eacute;ation d&rsquo;un adversaire d&eacute;sign&eacute; un sentiment de communaut&eacute;. C&rsquo;est l&rsquo;union par la lutte. 8.&nbsp;Au sein de cette union, Laclau consid&egrave;re que le meilleur moyen de &laquo;&nbsp;construire&nbsp;&raquo; ce peuple est de s&rsquo;appuyer sur un leader, d&rsquo;une part, parce que c&rsquo;est lui qui peut articuler toutes les demandes h&eacute;t&eacute;rog&egrave;nes en une &laquo;&nbsp;cha&icirc;ne d&rsquo;&eacute;quivalence&nbsp;&raquo; et d&rsquo;autre part, parce que selon Laclau qui s&rsquo;appuie sur Freud, la politique poss&egrave;de une dimension libidinale qui doit trouver &agrave; s&rsquo;exprimer dans la personne d&rsquo;un chef charismatique. 9.&nbsp;La &laquo;&nbsp;strat&eacute;gie populiste&nbsp;&raquo; consid&egrave;re dans cette perspective qu&rsquo;il faut r&eacute;&eacute;valuer le r&ocirc;le des &laquo;&nbsp;affects&nbsp;&raquo; et des &laquo;&nbsp;passions&nbsp;&raquo; en politique et que la strat&eacute;gie politique ne peut se fonder sur la seule rationalit&eacute;. 10.&nbsp;Le ralliement des gauches occidentales au lib&eacute;ralisme &eacute;conomique &agrave; partir des ann&eacute;es 80 ayant aboli la fronti&egrave;re &laquo;&nbsp;r&eacute;elle&nbsp;&raquo; entre la droite et la gauche, il faut abandonner la lecture horizontale de la politique (droite contre gauche) pour adopter une lecture verticale (le bas contre le haut). Il appartient donc aux partisans de la &laquo;&nbsp;strat&eacute;gie populiste&nbsp;&raquo; de ne plus parler de &laquo;&nbsp;gauche&nbsp;&raquo; et d&rsquo;investir la rh&eacute;torique du peuple en lutte contre &laquo;&nbsp;l&rsquo;oligarchie&nbsp;&raquo; ou la &laquo;&nbsp;caste&nbsp;&raquo; comme nous l&rsquo;avons vu ci-dessus. C&rsquo;est cette &laquo;&nbsp;strat&eacute;gie&nbsp;&raquo; qui a &eacute;t&eacute; utilis&eacute;e peu ou prou par Syriza en Gr&egrave;ce, Podemos en Espagne, Jeremy Corbyn en Angleterre et la France insoumise en France.</p> <p class="texte">Mais paradoxalement, c&rsquo;est au moment o&ugrave; cette strat&eacute;gie commence &agrave; &ecirc;tre bien identifi&eacute;e que certains signes laissent entrevoir son possible abandon. Parce qu&rsquo;en concentrant l&rsquo;&eacute;nergie politique dans le peuple &agrave; la mani&egrave;re d&rsquo;un fluide &eacute;lectrique, elle galvaniserait sans pour autant &ecirc;tre contr&ocirc;l&eacute;e, d&rsquo;aucuns s&rsquo;alarment en disant qu&rsquo;elle pourrait b&eacute;n&eacute;ficier au&nbsp;&laquo;&nbsp;populisme de droite&nbsp;&raquo;. C&rsquo;est pour juguler cette potentialit&eacute; que Chantal Mouffe a forg&eacute; dans son dernier ouvrage la proposition d&rsquo;un &laquo;&nbsp;populisme de gauche&nbsp;&raquo;. Mais tr&egrave;s vite, on lui a r&eacute;torqu&eacute; qu&rsquo;il y avait comme quelque chose d&rsquo;oxymorique &agrave; voir associer un mot &ndash;&nbsp;populisme&nbsp;&ndash; qui signifiait le d&eacute;passement de la droite et de la gauche&hellip; avec le terme de gauche. Par ailleurs, comme l&rsquo;a &eacute;crit, Manuel Cervera-Marzal<sup><a class="footnotecall" href="#ftn19" id="bodyftn19">19</a></sup>, certains cadres de ces partis politiques (&agrave; Podemos, mais aussi dans la France Insoumise) commencent &agrave; consid&eacute;rer que cette strat&eacute;gie a permis de faire des &laquo;&nbsp;coups&nbsp;&raquo;, &agrave; un moment donn&eacute; pr&eacute;cis, permettant des perc&eacute;es mais qu&rsquo;elle n&rsquo;est pas p&eacute;renne et qu&rsquo;elle ne permet pas d&rsquo;enraciner une vision politique durable. De quoi pousser &agrave; r&eacute;investir l&rsquo;antienne de &laquo;&nbsp;l&rsquo;union des gauches&nbsp;&raquo;&nbsp;(c&rsquo;est d&eacute;sormais le cas en Espagne)&nbsp;? Ce que l&rsquo;on peut dire, c&rsquo;est qu&rsquo;au vu de la recomposition de l&rsquo;espace politique et de la nouvelle partition incertaine des choses (J.&nbsp;Fourquet)<sup><a class="footnotecall" href="#ftn20" id="bodyftn20">20</a></sup>, le spectre du populisme n&rsquo;a pas fini d&rsquo;agiter les esprits.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn1" id="ftn1">1</a> Pierre Rimbert dans un &eacute;ditorial du <em>Monde diplomatique </em>&eacute;crit que la d&eacute;finition contemporaine aurait pu &ecirc;tre &laquo;&nbsp;une politique qui combine l&rsquo;appel &agrave; un peuple con&ccedil;u comme monolithique et le rejet des &eacute;lites&nbsp;&raquo; mais il rajoute que cette d&eacute;finition n&rsquo;est probablement pas ce que sous-entendent les m&eacute;dias fran&ccedil;ais car cette d&eacute;finition &laquo;&nbsp;enr&ocirc;lerait le pr&eacute;sident fran&ccedil;ais Emmanuel Macron, lequel tira volontiers sur ce genre de ficelle au cours de sa campagne 2017&nbsp;&raquo;, cf. P. Rimbert, &laquo;&nbsp;Un mot qui signifie &quot;panique&quot;&nbsp;&raquo;, in <em>Le Monde diplomatique. Mani&egrave;re de devoir</em>, num&eacute;ro 164 (bimestriel), avril-mai 2019, p. 4-5.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn2" id="ftn2">2</a> Le nombre d&rsquo;articles comportant le mot &laquo;&nbsp;populisme&nbsp;&raquo; est pass&eacute; de 486 en 2015 &agrave; 1254 en 2018.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn3" id="ftn3">3</a> F. Lordon, &laquo;&nbsp;Politique post-v&eacute;rit&eacute; ou journalisme post-politique&nbsp;?&nbsp;&raquo;, in Le Blog du <em>Monde diplomatique</em>, 22 novembre 2016.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn4" id="ftn4">4</a> J&rsquo;ai d&eacute;velopp&eacute; cette analyse dans une tribune &eacute;crite pour <em>Le Monde</em> en date du 13 octobre 2018.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn5" id="ftn5">5</a> Voir sur cette question M. S. Christofferson, <em>Les intellectuels contre la gauche&nbsp;: l&rsquo;id&eacute;ologie antitotalitaire en France, 1968-1981</em>,&nbsp;Marseille, Agone, 2014.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn6" id="ftn6">6</a> E. Laclau, <em>La Raison populiste</em>, Paris, Seuil, 2008.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn7" id="ftn7">7</a> Voir C. Mouffe, <em>Agonistique&nbsp;: Penser politiquement le monde</em>, Paris, Beaux-Arts de Paris &eacute;ditions, 2014&nbsp;; <em>L&rsquo;illusion du consensus</em>, Paris, Albin Michel, 2016&nbsp;; <em>Construire un peuple, pour une radicalisation de la d&eacute;mocratie</em>, (avec I. Errejon), Paris, Les &eacute;ditions du Cerf, 2017&nbsp;; <em>Pour un populisme de gauche</em>, Paris, Albin Michel, 2018.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn8" id="ftn8">8</a> <em>Ibid</em>., p. 10.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn9" id="ftn9">9</a> Voir dans le m&ecirc;me sens M. I. Finley, <em>L&rsquo;invention de la politique</em>, Paris, Flammarion, 2011.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn10" id="ftn10">10</a> On pense en l&rsquo;esp&egrave;ce aux travaux de Pierre Rosanvallon, Yves Sintomer, Lo&iuml;c Blondiaux ou encore Sandra Laugier.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn11" id="ftn11">11</a> Sur la question de ces &laquo;&nbsp;sensibilit&eacute;s&nbsp;&raquo; r&eacute;publicaines nous renvoyons &agrave; notre ouvrage co-&eacute;crit avec Jacques de Saint-Victor, <em>Histoire de la R&eacute;publique en France. Des origines &agrave; la Ve R&eacute;publique</em>, Paris, Economica, 2018.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn12" id="ftn12">12</a> B. Manin, <em>Principes du gouvernement repr&eacute;sentatif</em>, Paris, Calmann-L&eacute;vy, 1995.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn13" id="ftn13">13</a> C. Lasch, <em>La R&eacute;volte des &eacute;lites et la trahison de la d&eacute;mocratie</em> (1995), Paris, Flammarion, 2010.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn14" id="ftn14">14</a> J. de Saint-Victor, <em>Les Antipolitiques</em>, Paris, Grasset, 2014.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn15" id="ftn15">15</a> Disciple de Alexandre Herzen qui dans les ann&eacute;es 1860 exhortait la jeunesse russe &agrave; &laquo;&nbsp;aller au peuple&nbsp;&raquo; pour porter la lutte contre le tsarisme, un mouvement s&rsquo;est form&eacute; dans les ann&eacute;es 1870 au nom de <em>Terre et libert&eacute;</em>. L&rsquo;aile la plus radicale du mouvement, qui prit le nom de <em>Narodna&iuml;a Volia</em> (&laquo;&nbsp;La Volont&eacute; du peuple&nbsp;&raquo;), d&eacute;cida progressivement qu&rsquo;il fallait s&rsquo;en remettre aux armes et au &laquo;&nbsp;terrorisme&nbsp;&raquo; pour faire triompher leur lutte. Et c&rsquo;est ainsi qu&rsquo;un de ses partisans lan&ccedil;a la bombe qui tua le Tsar Alexandre&nbsp;II en 1881.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn16" id="ftn16">16</a> E. Laclau et C. Mouffe, <em>H&eacute;g&eacute;monie et strat&eacute;gie socialiste&nbsp;: vers une d&eacute;mocratie radicale</em>, Besan&ccedil;on, Les Solitaires Intempestifs, 2009.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn17" id="ftn17">17</a> Chantal Mouffe &eacute;crit&nbsp;: &laquo;&nbsp;Rappelons que par &quot;pratiques discursives&quot; je n&rsquo;entends pas une pratique exclusivement li&eacute;e au discours oral ou &eacute;crit, mais des pratiques signifiantes discursives/affectives impliquant les mots, les affects et les actions que les agents sociaux acqui&egrave;rent des formes de subjectivit&eacute;.&nbsp;&raquo;</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn18" id="ftn18">18</a> C. Mouffe, <em>Construire un peuple, pour une radicalisation de la d&eacute;mocratie</em>, (avec I. Errejon), <em>op. cit</em>., p. 31.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn19" id="ftn19">19</a> Voir &agrave; ce sujet l&rsquo;article de Manuel Cervera-Marzal dans <em>Le Monde</em> du 29 mai 2019&nbsp;: &laquo;&nbsp;Le populisme de gauche ne paie plus&nbsp;&raquo;.</p> <p class="notesbaspage"><a class="FootnoteSymbol" href="#bodyftn20" id="ftn20">20</a> J. Fourquet, <em>L&rsquo;archipel fran&ccedil;ais. Naissance d&rsquo;une nation multiple et divis&eacute;e</em>, Paris, Seuil, 2019.</p>