Cet article s’intéresse à la mécanique à travers laquelle les journalistes d’investigation spécialisés dans l’OSINT (Open Source Intelligence), s’emparent de matériaux longtemps jugés inexploitables, car suspects, pour composer une démonstration fondamentalement irréfutable. Partant d’exemples récents<a name="_ftnref1" title="">[1]</a> d’enquêtes réalisées par les cellules d’investigation OSINT du Monde et le New York Times, il interroge les modes d’appropriation, par les journalistes, des traces numériques laissées par les internautes, les serveurs, et autres dispositifs informatiques, pour élaborer un appareil de preuve dont l’efficacité dépend de la capacité des enquêteurs à resignifier ces éléments épars, mais aussi à offrir aux lecteurs la possibilité de naviguer entre les traces primaires et secondaires pour remonter le fil de la démonstration. Il examine aussi bien les opérations d’exploitation de ces traces, que le résultat de cet effort, dont les ressorts techniques et intellectuels, voire idéologiques, entraînent une resémantisation des données primaires qui passent de l’état de trace à celui de preuve et enfin de connaissance.    L’OSINT, comme méthode d'enquête à partir de données ouvertes n’est pas une nouveauté dans le paysage journalistique. Néanmoins, ses champs d’application se sont grandement diversifiés ces dernières années de même que ses terrains d’exploration, aujourd'hui composés, en grande majorité, de ressources numériques issues des réseaux sociaux. Si elle n’a pas encore atteint sa maturité dans le secteur de la presse, elle suit désormais une voie nette vers l'institutionnalisation, dessinée par les grands médias anglophones comme le New York Times et la BBC qui s’imposent comme des références incontournables et des sources d’inspiration pour les entreprises de presse à travers le monde. Leur pratique de l’OSINT consiste, avant tout, à rechercher de manière attentive et obstinée des preuves à travers l’analyse de données librement accessibles sur internet. Il s’agit souvent de photos et de vidéos partagées sur les réseaux sociaux, d’images satellites permettant d’identifier des lieux en fonction de leur topographie, ou encore des données institutionnelles et des métadonnées. Leurs équipes pluridisciplinaires traquent sur le web des indices pour construire une argumentation solide autour des faits incriminés.  L’originalité de leur démarche réside dans leur manière d’apprécier les traces numériques nécessaires à l'édification de la démonstration. Car dans ces enquêtes, et plus encore dans celles qui comportent une dimension visuelle, comme c’est le cas pour celles du New York Times ou du Monde, ces traces ne sont pas considérées comme de simples ressources mobilisables pour asseoir une démonstration, mais comme les bases d’un « hyperdocument » (Balpe, 1990) dont la structure repose sur des éléments captés au plus proche du réel puis reagencés par les journalistes. La nouvelle « inscription » qui naît de ce jeu de « mise en cohérence » (Latour, 1985) crée une rupture assumée avec les enquêtes classiques, un pas de côté dont l’une des motivations principales est de valoriser les ressources primaires pour leur capacité à refléter le réel. Si les opérations de traduction et de mise en relation sont inévitables, elles sont exécutées de telle sorte qu’elles paraissent naturelles, c’est-à-dire évidentes, n'admettant aucune autre alternative. Le récepteur est d’ailleurs invité à reproduire la même démarche pour aboutir aux mêmes conclusions dans la mesure où les ressources mobilisées par les journalistes lui sont, justement, accessibles.      Nous entendons, dans cet article, étudier ce type de construction argumentative, c’est-à-dire, ce « mouvement pour convaincre » (Latour, 1985) mis en branle par les journalistes de deux quotidiens généralistes qui ont créé des cellules OSINT spécialisées dans l’investigation à partir de sources ouvertes : le New York Times et le Monde. Nous nous intéressons aux modalités de « mise en cohérence » (Latour, 198) du récit informatif dans un nouvel espace qui fonctionne selon une logique propre caractérisée, d’une part, par la surexposition des sources primaires, gage de vérité, et de l’autre, par l’élaboration d’un récit irréfutable dans lequel sont injectées des significations préférentielles (Morley, 1993). Cette mécanique repose sur des effets de perspectives qui donnent à voir une vérité indiscutable, de même que sur un investissement paradoxal dans la monstration aux dépens de la démonstration, alors même que cette dernière constitue l'approche phare de ce type d’enquête.   L'étude repose sur une analyse du contenu de cinq enquêtes OSINT réalisées par le New York Times et le Monde, complétée par des entretiens semi-directifs avec des journalistes des deux médias qui ont joué un rôle central dans ces publications.  Références  <ul> <li class="normal" style="text-align:justify">Balpe, J. P. (1990). Hyperdocuments, hypertextes, hypermédias, Paris, Eyrolles.</li> <li class="normal" style="text-align:justify">Latour, B. (1985). Les « vues » de l’esprit, Culture Technique, 14 (n° spécial Les ‘vues’ de l 'esprit), pp. 4-29.</li> <li class="normal" style="text-align:justify">Morley, D. (1993). « La réception des travaux sur la réception. Retour sur « Le Public de Nationwide » », Hermès, La Revue, vol. 11-12, no. 1-2, pp. 31-46.</li> </ul> <div style="text-align:start; text-indent:0px; -webkit-text-stroke-width:0px">  <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div id="ftn1"> <a name="_ftn1" title="">[1]</a> Sont considérées les cinq enquêtes suivantes :  - “‘We’ve Lost the Line!’: Radio Traffic Reveals Police Under Siege at Capitol”, Robin Stein, Haley Willis, Danielle Miller and Michael S. Schmidt, 21 mars 2021, NYT, https://www.nytimes.com/video/us/100000007655234/weve-lost-the-line-radio-traffic-reveals-police-under-siege-at-capitol.html - “How George Floyd Was Killed in Police Custody”, Evan Hill, Ainara Tiefenthäler, Christiaan Triebert, Drew Jordan, Haley Willis and Robin Stein, 31 mai 2020, NYT, <a href="https://www.nytimes.com/2020/05/31/us/george-floyd-investigation.html">https://www.nytimes.com/2020/05/31/us/george-floyd-investigation.html</a> - « Enquête vidéo : comment un commissaire de police a blessé plusieurs journalistes lors d’une Marche des libertés », Arthur Carpentier, Elsa Longueville et Service vidéo du Monde, 11 mars 2021, Le Monde, https://www.lemonde.fr/police-justice/video/2021/03/11/enquete-video-sur-le-commissaire-de-police-qui-a-blesse-plusieurs-journalistes-lors-de-la-marche-des-libertes-du-28-novembre-2020_6072675_1653578.html - « Enquête vidéo : le déroulé des événements qui ont conduit à la mort d’Adama Traoré », Forensic Architecture(Collectif d'experts), Asia Balluffier et Service vidéo du Monde, 17 juillet 2020, Le Monde, <a href="https://www.lemonde.fr/videos/video/2020/07/17/enquete-video-le-deroule-des-evenements-qui-ont-conduit-a-la-mort-d-adama-traore_6046510_1669088.html">https://www.lemonde.fr/videos/video/2020/07/17/enquete-video-le-deroule-des-evenements-qui-ont-conduit-a-la-mort-d-adama-traore_6046510_1669088.html</a> - « Enquête vidéo : comment un tir de LBD a gravement blessé un « gilet jaune » à Bordeaux », Asia Balluffier et Antoine Schirer, 17 octobre 2020, Le Monde, <a href="https://www.lemonde.fr/police-justice/video/2019/10/17/gilets-jaunes-comment-un-policier-a-tire-au-lbd-40-dans-la-tete-d-un-manifestant_6015828_1653578.html">https://www.lemonde.fr/police-justice/video/2019/10/17/gilets-jaunes-comment-un-policier-a-tire-au-lbd-40-dans-la-tete-d-un-manifestant_6015828_1653578.html</a> </div> </div>