<p>Les enseignements en expression-communication dans les IUT ont pour finalit&eacute; d&rsquo;amener les &eacute;tudiantes et les &eacute;tudiants &agrave; d&eacute;velopper i) des savoir-faire et des comp&eacute;tences autant que ii) des connaissances, une forme de r&eacute;flexivit&eacute; et d&rsquo;esprit critique. C&rsquo;est avec cette double finalit&eacute; en t&ecirc;te que&nbsp; j&rsquo;ai construit un cours &agrave; distance, portant sur les sp&eacute;cificit&eacute;s de la communication &agrave; distance, m&eacute;di&eacute;e par des outils de visioconf&eacute;rence. Le but &eacute;tait de former les &eacute;tudiants &agrave; l&rsquo;expression orale en visioconf&eacute;rence, mais aussi de proposer un espace de r&eacute;flexion sur la fa&ccedil;on dont ces outils num&eacute;riques transforment nos interactions. Autrement dit, c&rsquo;est &agrave; travers une connaissance des grands courants de la communication (en particulier l&rsquo;interactionnisme de Goffman et la prox&eacute;mie de Hall) que les &eacute;tudiantes ont &eacute;t&eacute; amen&eacute;s &agrave; d&eacute;velopper des comp&eacute;tences en expression orale &agrave; distance - une belle mani&egrave;re de leur faire comprendre l&rsquo;int&eacute;r&ecirc;t des sciences de la communication, au-del&agrave; d&rsquo;une forme d&rsquo;instrumentalisation qui vise &agrave; ne consid&eacute;rer que leur utilit&eacute; pour mieux s&rsquo;exprimer.</p> <p>L&rsquo;article que je souhaite proposer entend revenir sur cette s&eacute;quence p&eacute;dagogique en montrant comment nos th&eacute;ories en sciences de la communication permettent d&rsquo;offrir un &eacute;clairage bienvenu en p&eacute;riode de crise et en proposant quelques exercices pratiques qui peuvent &ecirc;tre d&eacute;velopp&eacute;s dans le cadre d&rsquo;un TP afin de former les &eacute;tudiants aux sp&eacute;cificit&eacute;s de la communication &agrave; distance.</p> <p>La s&eacute;quence p&eacute;dagogique en question suit le d&eacute;roulement suivant :</p> <ul> <li>Lorsque les &eacute;tudiants prennent la parole en public, il arrive bien souvent qu&rsquo;ils d&eacute;clenchent une r&eacute;ponse combat-fuite (Canon, 1929). Lorsqu&rsquo;ils se retrouvent &agrave; distance, c&rsquo;est essentiellement la r&eacute;ponse de fuite qui est enclench&eacute;e. En effet, le danger (l&rsquo;auditoire) n&rsquo;est pas &agrave; port&eacute;e de main et l&rsquo;orateur se trouve physiquement dans une forme de solitude (bien qu&rsquo;il soit virtuellement &ldquo;en public&rdquo;), ce qui d&eacute;bouche sur une tendance &agrave; d&eacute;-r&eacute;aliser la situation, &agrave; s&rsquo;extraire &eacute;motionnellement de l&rsquo;interaction.</li> <li>Pour parvenir &agrave; contrer cette attitude de fuite, l&rsquo;orateur doit r&eacute;ussir &agrave; rendre pr&eacute;sent l&rsquo;auditoire. Le rendre pr&eacute;sent non seulement intellectuellement, mais aussi &eacute;motionnellement. Pour y arriver, il faut lui apprendre &agrave; ritualiser son entr&eacute;e dans l&rsquo;interaction (Goffman, 1973, 1974) et &agrave; cr&eacute;er un espace social au sein de la sph&egrave;re personnelle ou intime dans laquelle il se trouve (Hall, 1971). Pour faire sentir la difficult&eacute; &agrave; &ecirc;tre co-pr&eacute;sents, un exercice pratique peut &ecirc;tre propos&eacute; aux &eacute;tudiants qui consiste &agrave; les faire compter de mani&egrave;re d&eacute;croissante de 20 &agrave; 0, chacun &agrave; tour de r&ocirc;le, sans qu&rsquo;ils ne se coupent la parole.</li> <li>Une fois que l&rsquo;orateur parvient &agrave; rendre pr&eacute;sent l&rsquo;auditoire, il doit se rendre lui-m&ecirc;me pr&eacute;sent &agrave; son public. Cela passe en grande partie par le contact visuel et &eacute;motionnel avec l&rsquo;auditoire. Mais o&ugrave; regarder, lorsque l&rsquo;on est en visioconf&eacute;rence ? Comment cr&eacute;er un regard de qualit&eacute; ? Je sugg&egrave;re qu&rsquo;il faut alterner entre regard face cam&eacute;ra et regard en direction de l&rsquo;autre tel qu&rsquo;il appara&icirc;t dans le retour cam&eacute;ra. Le regard face cam&eacute;ra a pour avantage de donner l&rsquo;impression &agrave; chaque auditeur d&rsquo;&ecirc;tre regard&eacute; dans les yeux. Il a pour inconv&eacute;nient d&rsquo;&ecirc;tre un regard qui n&rsquo;a pas d&rsquo;adresse, il est en effet tr&egrave;s difficile &eacute;motionnellement pour l&rsquo;orateur de comprendre &agrave; qui il s&rsquo;adresse quand il regarde l&rsquo;oeilleton de sa cam&eacute;ra. Il regarde potentiellement des dizaines de personnes &agrave; la fois droit dans les yeux, ce que le corps en pr&eacute;sence ne peut pas faire. Le regard dirig&eacute; vers le retour cam&eacute;ra a pour avantage d&rsquo;&ecirc;tre un regard adress&eacute; &agrave; une personne, mais il a pour inconv&eacute;nient de ne pas proposer un regard &ldquo;droit dans les yeux&rdquo;. L&agrave; encore, des exercices pratiques &agrave; distance sont possibles pour exp&eacute;rimenter ces diff&eacute;rents regards.</li> <li>Une fois la question du regard trait&eacute;e, il faut s&rsquo;int&eacute;resser &agrave; la voix et &agrave; la gestuelle. Arrive alors la question de savoir &agrave; quelle distance interagissons lorsque nous communiquons &agrave; distance. Apr&egrave;s une pr&eacute;sentation des quatre sph&egrave;res prox&eacute;miques d&rsquo;Edward T. Hall, nous pouvons conclure que l&rsquo;orateur et l&rsquo;auditoire r&eacute;unis en visioconf&eacute;rence se trouvent dans la sph&egrave;re publique ou sociale (selon les cas). Le probl&egrave;me est que la cam&eacute;ra se situe &agrave; moins d&rsquo;un m&egrave;tre de l&rsquo;orateur, qui se retrouvera donc virtuellement &agrave; moins d&rsquo;un m&egrave;tre des auditeurs. Or dans la sph&egrave;re sociale ou publique, jamais les acteurs ne se retrouvent si proches les uns des autres. Il en va de m&ecirc;me du micro, tr&egrave;s sensible, qui fait entendre la respiration ou les bruits de bouche de l&rsquo;orateur, ce qui n&rsquo;arriverait pas dans des interactions en pr&eacute;sentiel dans la sph&egrave;re sociale ou publique. Autrement dit, les m&eacute;diations techniques (micro, cam&eacute;ra) sont des op&eacute;rateurs de rapprochement prox&eacute;mique qui bouleversent les normes d&rsquo;interactions. Ainsi, bien que virtuellement dans la sph&egrave;re sociale ou publique, l&rsquo;orateur doit adopter une gestuelle et une voix adapt&eacute;es &agrave; la sph&egrave;re personnelle (sobri&eacute;t&eacute; dans la gestuelle, etc.), parce que les m&eacute;diations techniques des outils de visioconf&eacute;rence op&egrave;rent des rapprochements prox&eacute;miques inhabituels.</li> </ul> <p>Dans cet article, je propose donc un retour d&rsquo;exp&eacute;rience pr&eacute;sentant une s&eacute;quence p&eacute;dagogique sur la communication &agrave; distance, qui m&ecirc;le exercices pratiques et briques th&eacute;oriques, dans la pure tradition des enseignements d&rsquo;expression-communication en IUT cherchant &agrave; d&eacute;velopper &agrave; la fois des comp&eacute;tences et des connaissances aupr&egrave;s des &eacute;tudiants. Cet article pourra donc int&eacute;resser &agrave; la fois les enseignants qui pourront s&rsquo;en inspirer pour leurs propres cours et les chercheurs qui pourront y lire une mobilisation de th&eacute;oriciens des ann&eacute;es 50-60 pour appr&eacute;hender certains des bouleversements que 2020 nous a faits conna&icirc;tre. En trame de fond je d&eacute;fendrai l&rsquo;id&eacute;e que l&rsquo;enseignement de l&rsquo;expression-communication &agrave; distance est possible et int&eacute;ressant, mais qu&rsquo;il s&rsquo;inscrit en compl&eacute;mentarit&eacute; avec des enseignements en pr&eacute;sentiel car les outils de visioconf&eacute;rence ne sont pas de vulgaires instruments qui peuvent &ecirc;tre oubli&eacute;s, ils transforment fondamentalement nos interactions. &nbsp;</p> <p><strong>Bibliographie des auteurs cit&eacute;s</strong><br /> Canon W. VV. 1929, Bodily changes in pain, hunger, fear, and rage, New York.<br /> Goffman E. 1973 a (1959), La mise en sc&egrave;ne de la vie quotidienne, t. 1, La pr&eacute;sentation de soi, Paris, Minuit.<br /> Goffman E. 1973 b (1971), La mise en sc&egrave;ne de la vie quotidienne, t. 2, Les relations en public, Paris, Minuit.<br /> Goffman E. 1974 (1967), Les rites d&rsquo;interaction, Paris, Minuit.<br /> Hall E. T. 1971 (1966), La dimension cach&eacute;e, Paris, Editions du Seuil.</p>