<h1><strong>Discours et m&eacute;moire. Dire la guerre civile d&rsquo;Espagne et la Retirada en Espagne et en</strong> France</h1> <p>Alors que le monde se trouve dans l&rsquo;antichambre de la Seconde guerre mondiale, l&rsquo;Espagne sombre dans une guerre civile fratricide qui va, entre 1936 et 1939, causer pr&egrave;s d&rsquo;un demi-million de morts au combat, sous les bombardements, attach&eacute;s aux poteaux d&rsquo;ex&eacute;cution nationalistes ou r&eacute;publicains. Parmi les &eacute;pisodes marquant de l&rsquo;histoire commune des deux pays figure la Retirada qui verra au total pr&egrave;s de 500.000 r&eacute;fugi&eacute;s traverser les Pyr&eacute;n&eacute;es en quelques jours, et parmi eux, des centaines de milliers de soldats espagnols proc&eacute;dant &agrave; une retraite strat&eacute;gique esp&eacute;rant un retour rapide pour combattre le fascisme sit&ocirc;t les coalitions de la Seconde Guerre mondiale &eacute;tablies.</p> <p>Les faits sont de plus en plus connus, notamment document&eacute;s par le travail des historiens. Ils apparaissent dans un discours critique, reconstruit dans une perspective qui tend &agrave; l&rsquo;objectivit&eacute;, et interagissent avec une m&eacute;moire collective en permanente &eacute;laboration&nbsp;: en Espagne au gr&eacute; des demandes des familles et des d&eacute;couvertes des fosses communes et, en France, dans les r&eacute;cits des centaines de milliers d&rsquo;Espagnols qui ont travers&eacute; les Pyr&eacute;n&eacute;es pour se retrouver dans des camps d&rsquo;internement.</p> <p>Cette m&eacute;moire collective se construit depuis des souvenirs lointains, personnels, familiaux, associatifs&hellip; o&ugrave; peuvent se m&ecirc;ler la honte de la d&eacute;faite, de la victoire fratricide, le d&eacute;chirement d&rsquo;un pays, des familles.</p> <p>Au d&eacute;but du XX&egrave;me si&egrave;cle, Maurice Halbwachs a pos&eacute; une distinction &ndash; critiqu&eacute;e par la suite dans sa stricte c&eacute;sure mais toujours d&rsquo;actualit&eacute; sous une forme nuanc&eacute;e de ce point de vue &ndash; qui pose deux modalit&eacute;s du rappel du pass&eacute; : l&rsquo;<em>histoire</em> et la <em>m&eacute;moire</em>. Pour l&rsquo;auteur, le travail d&rsquo;histoire ressort d&rsquo;une d&eacute;marche critique, conceptuelle, distanc&eacute;e et objectivante&nbsp;; le travail de la m&eacute;moire est marqu&eacute; par l&rsquo;affect, l&rsquo;exp&eacute;rience, la subjectivit&eacute;.</p> <p>Sur cette base est pos&eacute; la notion de <em>m&eacute;moire collective</em> qui d&eacute;signe une construction collective du pass&eacute; depuis le pr&eacute;sent, entre faits document&eacute;s et parcours personnels, qui est op&eacute;rative pour un groupe social. Pour reprendre &agrave; Halbwachs, la m&eacute;moire collective est une &laquo; reconstruction du pass&eacute; [&hellip;] [qui] adapte l&rsquo;image des faits anciens aux croyances et aux besoins spirituels du pr&eacute;sent &raquo; (Halbwachs, 1941, p. 7).</p> <p>Alban Bensa et Eric Fassin (2002) pr&eacute;cisent que cette m&eacute;moire collective apparait en r&eacute;action &agrave; une perturbation de l&rsquo;ordre d&rsquo;entendement social, parce qu&rsquo;un &eacute;v&eacute;nement survient qui oblige &agrave; l&rsquo;int&eacute;grer dans l&rsquo;ordre symbolique et culturel du groupe :</p> <blockquote> <p>Partout la m&eacute;moire, qu&rsquo;elle soit orale ou graphique, implicitement ou m&ecirc;me explicitement &eacute;voque en &eacute;cho l&rsquo;&eacute;v&eacute;nement &ndash; ce choc qui, dans un pass&eacute; plus ou moins lointain, posa les conditions &agrave; partir desquelles l&rsquo;univers local devait se r&eacute;organiser (2002, p. 7)</p> </blockquote> <p>Alors, la m&eacute;moire collective appara&icirc;t comme une n&eacute;cessit&eacute; sociale et s&rsquo;inscrit dans l&rsquo;arsenal des r&eacute;cits de coh&eacute;rence sociale, comme ceux politique ou religieux.</p> <p>La particularit&eacute; de cette m&eacute;moire est qu&rsquo;elle est r&eacute;sulte de l&rsquo;interaction de plusieurs strates de souvenirs. Elle est configur&eacute;e &agrave; partir des m&eacute;moires personnelles, familiales, communautaires&hellip; qui ne sont pas n&eacute;cessairement coh&eacute;rentes entre elles et ne sont pas forc&eacute;ment audibles aux m&ecirc;mes p&eacute;riodes, quand elles n&rsquo;entrent pas en conflit, notamment dans les cas de &laquo;&nbsp;m&eacute;moire n&eacute;gative&nbsp;&raquo;, Rousso, 2016) qui apparaissent apr&egrave;s des &eacute;v&eacute;nements douloureux et clivants.</p> <p>Cette h&eacute;t&eacute;rog&eacute;n&eacute;it&eacute; se stabilise toutefois, pour un temps plus ou moins long, et les communaut&eacute;s sociales reconfigurent l&rsquo;ensemble du pass&eacute; en m&eacute;moires collectives qui articulent les unit&eacute;s &eacute;parses en formations unifi&eacute;es qui influencent, dans le m&ecirc;me mouvement, la m&eacute;moire des individus en posant un cadre d&rsquo;intelligibilit&eacute; et d&rsquo;acceptation qui assure la coh&eacute;sion sociale.</p> <p>Cette construction s&rsquo;&eacute;labore et s&rsquo;inscrit dans des discours, soutenue par ce que Jean-Jacques Courtine appelle la &laquo;&nbsp;m&eacute;moire discursive&nbsp;&raquo; :</p> <blockquote> <p>Toute formulation poss&egrave;de dans son &laquo; domaine associ&eacute; &raquo; d&rsquo;autres formulations, qu&rsquo;elle r&eacute;p&egrave;te, r&eacute;fute, transforme, d&eacute;nie&hellip;, c&rsquo;est-&agrave;-dire &agrave; l&rsquo;&eacute;gard desquelles elle produit des effets de m&eacute;moire sp&eacute;cifiques (1981, p. 52).</p> </blockquote> <p>La m&eacute;moire est ainsi inscrite dans des discours (sous toutes leurs formes multicodiques, et sous diff&eacute;rentes mat&eacute;rialit&eacute;s) de mani&egrave;re essentielle. Certains discours ont de plus une vocation explicite m&eacute;morielle : ils visent &agrave; circonscrire, repr&eacute;senter et perp&eacute;tuer une formation m&eacute;morielle et sont ainsi des vecteurs privil&eacute;gi&eacute;s de patrimonialisation.</p> <p>&nbsp;</p> <p>D&egrave;s lors, comment rendre compte de ces m&eacute;moires&nbsp;? L&rsquo;objectif de ce num&eacute;ro est, plus que de pr&eacute;senter un &eacute;tat de la m&eacute;moire de la guerre civile d&rsquo;Espagne et de ses cons&eacute;quences de part et d&rsquo;autre des Pyr&eacute;n&eacute;es, d&rsquo;explorer les d&eacute;marches vari&eacute;es qui conduisent &agrave; sa construction.</p> <p>Il fait le pari que, comme la m&eacute;moire collective elle-m&ecirc;me, son unit&eacute; appara&icirc;t par associations (pour reprendre le terme de Courtine) de l&rsquo;h&eacute;t&eacute;rog&egrave;ne. C&rsquo;est pourquoi il collige des apports vari&eacute;s comme le sont les &eacute;l&eacute;ments composant la m&eacute;moire. Les textes qu&rsquo;il accueille visent &agrave; rendre compte de cet entrelacement en m&ecirc;lant &agrave; l&rsquo;article universitaire la d&eacute;marche de l&rsquo;amateur &eacute;clair&eacute; ou le r&eacute;cit familial. Chacun envisage de rendre compte de la m&eacute;moire de la guerre d&rsquo;Espagne et de ses cons&eacute;quences d&rsquo;une certaine mani&egrave;re&nbsp;: analytique, narrative, exploratrice&hellip;</p> <p>Dans le pr&eacute;sent num&eacute;ro, des chercheurs questionnent les dynamiques m&ecirc;me de la m&eacute;moire de la Retirada.</p> <p style="margin-left: 40px;">- Fran&ccedil;ois Perea, Professeur des universit&eacute;s en sciences du langage &agrave; l&rsquo;universit&eacute; Montpellier III, s&rsquo;attache &agrave; questionner une m&eacute;moire collective de la Retirada qui se mat&eacute;rialise en ligne, consid&eacute;rant que dans l&rsquo;archive mouvante du web, se dessine une circonscription conceptuelle articul&eacute;e au signifiant <em>retirada.</em></p> <p style="margin-left: 40px;">- Juan Carlos S&aacute;nchez-Ill&aacute;n, Professeur des universit&eacute;s en journalisme &agrave; l&rsquo;universit&eacute; Carlos III de Madrid, expose de son c&ocirc;t&eacute; la stup&eacute;faction qui a &eacute;t&eacute; la sienne lorsqu&rsquo;il a commenc&eacute; ses recherches universitaires sur le sujet, les attentes institutionnelles, familiales, citoyennes qui travaillent les enjeux et les formes de la m&eacute;moire, et les incidences sur son travail sur le devenir des descendants de l&rsquo;exil.</p> <p style="margin-left: 40px;">- Aurelio Mart&iacute;n, Professeur associ&eacute; &agrave; l&rsquo;universit&eacute; Carlos III et C&eacute;sar Luena, archiviste &agrave; la fondation Pablo Igl&eacute;sias, envisagent &agrave; partir des &eacute;lections l&eacute;gislatives espagnoles de 1977, comment les dynamiques m&eacute;morielles suivant la mort de Franco deux ans plus t&ocirc;t ont influenc&eacute; les votes et conduit &agrave; la victoire du PSOE.</p> <p>D&rsquo;autres chercheuses et chercheurs questionnent l&rsquo;&eacute;v&eacute;nement d&eacute;clencheur du ph&eacute;nom&egrave;ne m&eacute;moriel, l&rsquo;exil.</p> <p style="margin-left: 40px;">- Laia Arano, Docteure en histoire contemporaine et chercheure &agrave; la Fondation Carles Pi i Sunyer de Barcelone, observe les trajectoires des exil&eacute;s, notamment au camp d&rsquo;Agde, et interroge les cons&eacute;quences identitaires et subjectives de l&rsquo;exil.</p> <p style="margin-left: 40px;">- Juli&aacute;n Vadillo, historien, explore pour sa part un aspect moins document&eacute; de l&rsquo;exil espagnol&nbsp;: celui qui a pris la direction de l&rsquo;Afrique du Nord. Ce faisant, il montre comment les exil&eacute;s se sont organis&eacute;s et structur&eacute;s politiquement de l&rsquo;autre c&ocirc;t&eacute; de la m&eacute;diterran&eacute;e.</p> <p>Comme la m&eacute;moire est affaire de reconstruction, de reconfiguration au pr&eacute;sent, des chercheurs participent &agrave; recr&eacute;er ce qui f&ucirc;t et qui a pu &ecirc;tre, en partie, oubli&eacute; dans ces trajectoires personnelles et collectives<strong>. </strong></p> <p style="margin-left: 40px;">- Eduardo Ranz Alonso, Professeur associ&eacute; de droit &agrave; l&rsquo;universit&eacute; Carlos III de Madrid, reconstruit le parcours de Jos&eacute; Antonio Primo de Rivera, fondateur de la phalange espagnole, qui trace entre portrait personnel et tableau de la soci&eacute;t&eacute; espagnole du d&eacute;but du XXe, les contours m&eacute;moriels qui &eacute;clairent l&rsquo;&eacute;pisode de l&rsquo;histoire qui s&rsquo;&eacute;crit alors.</p> <p style="margin-left: 40px;">- Virginie Gascon, M&eacute;diatrice culturelle aux services des archives de la ville d&rsquo;Agde, puise dans les ressources documentaires pour faire revivre le parcours de r&eacute;fugi&eacute;s au camp d&rsquo;Agde et questionne l&rsquo;h&eacute;ritage culturel de ce camp en observant les associations de r&eacute;fugi&eacute;s ou encore les traces m&eacute;morielles dans la ville.</p> <p>Enfin, deux descendants des r&eacute;fugi&eacute;s pr&eacute;sentent la place de la m&eacute;moire familiale et son incidence.</p> <p style="margin-left: 40px;">- David Mallen consacre son temps libre aux recherches sur l&rsquo;histoire de la ville d&rsquo;Agde pendant la seconde guerre mondiale. Apr&egrave;s avoir pr&eacute;sent&eacute; comment son int&eacute;r&ecirc;t est ancr&eacute; dans son histoire familiale, il livre un travail sur le camp d&rsquo;Agde, bas&eacute; sur de nombreuses archives personnelles.</p> <p style="margin-left: 40px;">- Sabrina Caliaros, Directrice du num&eacute;rique pour la r&eacute;gion acad&eacute;mique apr&egrave;s avoir &eacute;t&eacute; professeure d&rsquo;Espagnol, questionne l&rsquo;entrelacement des m&eacute;moires collectives, familiales et individuelles dans le cadre d&rsquo;un t&eacute;moignage personnel r&eacute;v&eacute;lant comment il a fallu se construire &agrave; travers les r&eacute;cits du pass&eacute;.</p> <p>L&rsquo;ensemble propose ainsi autant de portes d&rsquo;entr&eacute;es, non exhaustives et non exclusives, de la m&eacute;moire collective li&eacute;es &agrave; la Retirada et &agrave; la Guerre d&rsquo;Espagne.</p> <p>&nbsp;</p> <h3><strong>Bibliographie</strong></h3> <p>Bensa, A. et Fassin, E., (2002), &laquo;&nbsp;Les sciences sociales face &agrave; l&rsquo;&eacute;v&eacute;nement&nbsp;&raquo;,&nbsp;<em>Terrain</em>, n&deg;38, pp. 5-20.</p> <p>Blanchard, P. et Veyrat-Masson, I, 2009, &laquo;. Les guerres de m&eacute;moires : un objet d&rsquo;&eacute;tude ? &raquo;, <em>Trac&eacute;s</em>. <em>Revue de Sciences humaines</em>, p. 3-52.</p> <p>Courtine, J.-J., (1981), &laquo; Quelques probl&egrave;mes th&eacute;oriques et m&eacute;thodologiques en analyse du discours. &Agrave; propos du discours communiste adress&eacute; aux chr&eacute;tiens &raquo;,&nbsp;<em>Langages</em>&nbsp;n&deg;62, &laquo; Analyse du discours politique &raquo;, Paris, Larousse, p. 9-128.</p> <p>Halbwachs, M, (1925),&nbsp;<em>Les cadres sociaux de la m&eacute;moire</em>, Paris, Alcan.</p> <p>Halbwachs, M., (1950),&nbsp;<em>La m&eacute;moire collective</em>, Paris, PUF.</p> <p>Rousso, H. (2016), <em>Face au pass&eacute;</em>, &eacute;d. Belin.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>Illustration </strong>: &copy;collection Georges Cleophas (avec nos remerciements)</p> <p><strong>Ayduas de la Secretaria de Estado de Memoria Democr&aacute;tica</strong></p>