<h3>Abstract</h3> <p>Inaugural speech at the Montpellier colloquium on Tiers Livre<br /> <a href="http://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article3800" target="_blank">1st posted on Tiers Livre</a> and last modified on 29 November 2013</p> <p>&nbsp;</p> <h2>Note</h2> <p>Quand Pierre-Marie H&eacute;ron et Florence Th&eacute;rond m&rsquo;ont demand&eacute; le titre de ma propre intervention o&ugrave; je serai, parmi les autres participants &ndash;&nbsp;universitaires ou blogueurs ou les deux &ndash; &agrave; &eacute;galit&eacute; pour scruter et questionner, ouvrir, j&rsquo;avais r&eacute;pondu &laquo;&nbsp;Le site web comme doute et pratique&nbsp;&raquo;.</p> <p>&Agrave; mesure que les dates se rapprochaient, intuition obscure d&rsquo;avoir &agrave; se cantonner dans l&rsquo;intersection qui est la n&ocirc;tre&nbsp;&ndash; pas se m&ecirc;ler des affaires de ceux qui ne nous demandent pas notre avis &ndash;, s&rsquo;ancrer dans la litt&eacute;rature, ses rythmes, ce dont elle h&eacute;rite, et comment elle reconfigure sa t&acirc;che.</p> <p>Et c&rsquo;est venu comme toutes ces injonctions obscures &ndash; image qui resurgit il y a quelques jours, &agrave; Chicago, repensant au&nbsp;<i>Roi Cophetua</i>, et de d&eacute;couvrir sur Facebook d&rsquo;autres photographies r&eacute;alis&eacute;es tout r&eacute;cemment dans la maison Gracq vide par&nbsp;<a href="http://jeanlouiskerouanton.blogspot.fr/2012/10/la-maison-de-monsieur-poirier.html" rel="external" target="_blank">Jean-Louis Kerouanton</a>.</p> <p>D&rsquo;&ecirc;tre repass&eacute; en train, aussi, samedi dernier, en route pour Rez&eacute;, tout aupr&egrave;s de la maison Gracq, de l&rsquo;autre c&ocirc;t&eacute; de la Loire, en se disant que peut-&ecirc;tre le train roulait sur ses&nbsp;<a href="http://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article3660" target="_blank">cendres dispers&eacute;es</a>.</p> <p>Cette sensation qu&rsquo;un site web est pour chacun de nous une maison d&rsquo;&eacute;criture, le samedi pr&eacute;c&eacute;dent, dans une autre maison (et cela a d&ucirc; contribuer au trouble, &eacute;chang&eacute; sur mon livre&nbsp;<a href="http://www.tierslivre.net/spip/spip.php?rubrique113" target="_blank">Proust est une fiction</a>&nbsp;dans la maison m&ecirc;me de tante L&eacute;onie &agrave; Illiers-Combray, et parl&eacute; de cette &eacute;tonnante phrase de Proust, disant de Dosto&iuml;evski qu&rsquo;il est&nbsp;<i>un grand inventeur de maison</i>.</p> <p>L&rsquo;impression qu&rsquo;on a d&eacute;pass&eacute; de longtemps, dans nos pratiques, les questions de d&eacute;mat&eacute;rialisation&nbsp;: en sautant l&rsquo;&eacute;tape du livre num&eacute;rique, nous apprenons maintenant que le site web est le lieu mat&eacute;riel m&ecirc;me de notre &eacute;criture, que le principal changement c&rsquo;est qu&rsquo;il est &agrave; la fois le m&eacute;dia de production et de documentation, comme de publication et de m&eacute;diation, et que diffractent ici aussi bien les questions narratives, que les diff&eacute;rents modes temporels associ&eacute;s &agrave; chaque rouage, et surtout aussi le statut m&ecirc;me de l&rsquo;auteur.</p> <p>Oui,&nbsp;<i>j&rsquo;habite mon site</i>, et c&rsquo;est ainsi que l&rsquo;id&eacute;e d&rsquo;avoir derri&egrave;re moi, dans le temps de cette br&egrave;ve ouverture, la photographie prise en d&eacute;cembre 2005, un an et demi avant sa mort, dans la pi&egrave;ce &agrave; vivre du vieux ma&icirc;tre, s&rsquo;est progressivement impos&eacute;e, et puis qu&rsquo;elle est devenue tout le discours.</p> <p>Le titre se r&eacute;f&egrave;re bien s&ucirc;r &agrave; cet &eacute;trange texte de&nbsp;<i>En lisant en &eacute;crivant</i>&nbsp;:&nbsp;<a href="http://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article3325" target="_blank">De Proust consid&eacute;r&eacute; comme terminus</a>. Les photographies de Julien Gracq &eacute;voqu&eacute;es ici et pr&eacute;sentes dans mon KeyNote sont en ligne &agrave; la&nbsp;<a href="https://bu.univ-angers.fr/archives-litteraires" rel="external" target="_blank">Biblioth&egrave;que universitaire d&rsquo;Angers</a>&nbsp;(merci&nbsp;Olivier Tacheau).</p> <p>FB</p> <p>Mise en ligne pr&eacute;vue vendredi 29 novembre 10h, au moment o&ugrave; je commencerai l&rsquo;intervention.</p> <p><img height="225" src="https://www.numerev.com/img/ck_6_30_Image-associée-article-FBon_De-Gracq-300x225.jpeg" width="300" /></p> <hr /> <p><strong>1</strong></p> <p>Commencer par la fen&ecirc;tre &ndash; elle donne sur le fleuve. Paysage immuable, mais variation selon chaque jour, chaque saison, chaque heure du jour. En face, par le pont, la route qui relie &agrave; la ville, traversant l&rsquo;&icirc;le Batailleuse&nbsp;&ndash; vieux reste des remont&eacute;es Vicking d&eacute;truisant tout le long du fleuve&nbsp;? Tout paysage ouvert est un risque. Pourtant, &agrave; contempler aussi l&rsquo;&icirc;le Batailleuse, le savoir pr&eacute;cis des textes qu&rsquo;il a &eacute;crit, la nommant et d&eacute;crivant. &Agrave; droite, le chemin qui suit le fleuve vers l&rsquo;amont, ancien halage, si&egrave;cles de lent am&eacute;nagement.</p> <p><strong>2</strong></p> <p>La table fait face &agrave; la fen&ecirc;tre. Table de travail&nbsp;: les livres re&ccedil;us, les revues, quelques magazines de litt&eacute;rature. Travail li&eacute; &agrave; ce qui surgit de l&rsquo;ext&eacute;rieur &ndash; des auteurs lui envoient leurs livres, il r&eacute;pondra l&agrave;, sur de petites cartes blanches format carte de visite (il doit s&rsquo;en vendre &agrave; la maison de la presse), dans une enveloppe adapt&eacute;e au format, sur laquelle il &eacute;crira l&rsquo;adresse &agrave; la main et qu&rsquo;il portera &agrave; la Poste, affranchie par un timbre ordinaire qu&rsquo;il aura pay&eacute;. Les magazines et revues lui tiennent &agrave; c&oelig;ur&nbsp;: &acirc;g&eacute;, tr&egrave;s &acirc;g&eacute;, tr&egrave;s tr&egrave;s &acirc;g&eacute;, on ne peut pas s&rsquo;emp&ecirc;cher de penser que ce bruit, la critique, les marronniers de la litt&eacute;rature selon modes et saisons, beaucoup trop loin de son travail, est un lien au dehors, comme la fen&ecirc;tre, qui l&rsquo;aide dans le franchissement des jours &ndash; ces petites cartes qu&rsquo;il envoie sont chaque fois personnelles (c&rsquo;est bien &agrave; vous qu&rsquo;il s&rsquo;adresse, il t&eacute;moigne avoir lu votre livre) mais presque trop polies.</p> <p><strong>3</strong></p> <p>Sur la table, les deux t&eacute;l&eacute;commandes&nbsp;: celle du t&eacute;l&eacute;viseur et celle du lecteur de DVD. L&rsquo;&acirc;ge, ou une pratique de litt&eacute;rature qui refuse l&rsquo;&eacute;quipement technologique d&rsquo;aujourd&rsquo;hui, n&rsquo;est pas un obstacle &agrave; la ma&icirc;trise &eacute;l&eacute;mentaire d&rsquo;appareils de plastique dot&eacute;s de piles et de boutons aux r&eacute;f&eacute;rences obscures &ndash; personnellement, je ne sais pas me servir d&rsquo;un t&eacute;l&eacute;viseur. Les DVD sont class&eacute;s pr&egrave;s du t&eacute;l&eacute;viseur, &agrave; la verticale comme des livres, et il y en a quelques-uns sur la table, de deux sortes&nbsp;: documentaires et op&eacute;ras. Il n&rsquo;aime pas la fiction. Mais le rapport au monde r&eacute;el, en l&rsquo;occurrence l&rsquo;histoire de la seconde guerre mondiale, et les retransmissions de Bayreuth, n&rsquo;appartient plus &ndash; m&ecirc;me ici, &agrave; Saint-Florent-le-Vieil, au seul domaine du livre.</p> <p><strong>4</strong></p> <p>Il y a deux fauteuils dans la pi&egrave;ce. L&rsquo;un, qu&rsquo;on ne voit pas, est celui o&ugrave; il m&rsquo;a fait asseoir. Je suis beaucoup plus lourd que lui, j&rsquo;ai l&rsquo;impression que je m&rsquo;y enfonce jusqu&rsquo;&agrave; avoir les fesses au ras du sol, j&rsquo;ai peur d&rsquo;avoir irr&eacute;m&eacute;diablement d&eacute;fonc&eacute; son fauteuil, qu&rsquo;il restera demi &eacute;croul&eacute; lorsque je me rel&egrave;verai mais non, et &ccedil;a n&rsquo;a pas l&rsquo;air de le choquer, puisqu&rsquo;il me dit &agrave; cet instant-l&agrave; :<br /> &ndash;&nbsp;Vous m&rsquo;excuserez de garder mon couvre-chef. Forme un peu pr&eacute;cieuse d&rsquo;appellation pour une casquette comme j&rsquo;en voyais &agrave; tous les hommes dans mon enfance. C&rsquo;est un fauteuil de cuir dont le mod&egrave;le a d&ucirc; &ecirc;tre courant, puisqu&rsquo;il y avait exactement le m&ecirc;me chez mes grands-parents &ndash; j&rsquo;aimerais faire une enqu&ecirc;te sur quel en &eacute;tait le fabricant et le fournisseur pour les d&eacute;partements de l&rsquo;ouest. Jean Rouaud pourrait m&rsquo;y aider, c&rsquo;est devenu un r&eacute;flexe, ce genre d&rsquo;enqu&ecirc;te, et je sais exactement comment y proc&eacute;der. Aujourd&rsquo;hui, je pourrais y proc&eacute;der depuis le fauteuil m&ecirc;me, et en m&ecirc;me temps qu&rsquo;il d&eacute;place devant lui l&rsquo;autre fauteuil, fait pour la position assise, celui qu&rsquo;il rapproche de la table devant la fen&ecirc;tre pour faire son courrier. L&rsquo;histoire de la lecture et de l&rsquo;&eacute;criture a constamment &eacute;t&eacute; l&rsquo;histoire de ses postures, et ces postures elles-m&ecirc;mes li&eacute;es aux formes de circulation de l&rsquo;&eacute;crit, priv&eacute; ou publi&eacute;.</p> <p><strong>5</strong></p> <p>Pr&egrave;s du fauteuil de cuir, celui qui fait face &agrave; la t&eacute;l&eacute;vision dans la diagonale de la pi&egrave;ce, pos&eacute; sur le po&ecirc;le &agrave; mazout (je dis &ccedil;a aujourd&rsquo;hui, mais je ne suis pas s&ucirc;r &ndash; il me semble cependant, de toute fa&ccedil;on il a disparu&nbsp;: je regrette de n&rsquo;avoir pas achet&eacute; ce fauteuil, mis &agrave; pris 150 &euro; aux ench&egrave;res, mais le po&ecirc;le a d&ucirc; &ecirc;tre ferraill&eacute;), le journal. Il s&rsquo;agit du journal local. Je doute qu&rsquo;il y lise la politique&nbsp;: l&rsquo;approche locali&egrave;re de la politique se fait uniquement en fonction de ce qui r&eacute;sonne ou vrombit, c&rsquo;est une expression faible. On laisse venir &agrave; soir, au rythme d&rsquo;une publication quotidienne, un vecteur de publication faible&nbsp;: les f&ecirc;tes, n&eacute;crologies, pi&egrave;ces de th&eacute;&acirc;tre en balade, accidents de la route. Parfois un fait divers plus notable&nbsp;: dans ce cas moi aussi, non pas dans un fauteuil identique, mais &agrave; l&rsquo;&eacute;cart de ma table de travail, j&rsquo;ouvre sur tablette le site web du journal d&eacute;partemental. Lui il a pay&eacute; son exemplaire, moi j&rsquo;ai quelques abonnements web pr&eacute;lev&eacute;s directement sur mon compte,&nbsp;<i>Le Monde</i>, Spotify, d&rsquo;autres, mais je ne crois avoir achet&eacute; d&rsquo;exemplaire papier de mon journal d&eacute;partemental qu&rsquo;une fois en dix ans, &agrave; cause de la photo d&rsquo;un de mes enfants dans une course sportive.</p> <p><strong>6</strong></p> <p>Avec le journal local, ces publicit&eacute;s qu&rsquo;on distribue dans la bo&icirc;te aux lettres, il n&rsquo;est pourtant pas du genre &agrave; se pr&eacute;occuper des promotions au supermarch&eacute; de bricolage, et je n&rsquo;ai aucune id&eacute;e de comment il mange, et de ce qu&rsquo;il cuisine. Avant qu&rsquo;il m&rsquo;invite l&agrave;, dans sa pi&egrave;ce &agrave; vivre, nous &eacute;tions au restaurant d&rsquo;&agrave; c&ocirc;t&eacute; et il a bon app&eacute;tit. La solitude essentielle de l&rsquo;&eacute;criture ne suppose pas le retrait des exercices de socialit&eacute;, dont la conversation et le courrier postal font partie &ndash; et cela valait pour Kafka comme pour Beckett. Ce ne sont pas des fonctions absolues, mais &agrave; chaque &eacute;poque d&eacute;pendant de codes sociaux pr&eacute;cis, on disait cela &eacute;tiquette chez Saint-Simon et nous parlons nous encore de&nbsp;<i>netiquette</i>. &Ccedil;a nous a valu d&rsquo;ailleurs un triste quiproquo&nbsp;: arriv&eacute; d&egrave;s midi et demie, apr&egrave;s quelques photos des tr&eacute;mies de la sabli&egrave;re de l&rsquo;autre c&ocirc;t&eacute; du pont, je l&rsquo;attends devant le restaurant, &agrave; vingt m&egrave;tres de chez lui, tandis que dans cette m&ecirc;me pi&egrave;ce il attend que je sonne chez lui. N&rsquo;emp&ecirc;che que j&rsquo;aurais bien aim&eacute; visiter sa cuisine, savoir l&rsquo;heure de son caf&eacute; du matin, et &agrave; quel moment il va &eacute;crire.</p> <p><strong>7</strong></p> <p>La maison a treize pi&egrave;ces&nbsp;: une personne de son &acirc;ge vit dans trois ou quatre pi&egrave;ces seulement. Je suppose qu&rsquo;en dehors de cette pi&egrave;ce &agrave; vivre et de la cuisine au bout du couloir, o&ugrave; il s&rsquo;est absent&eacute; un instant (et j&rsquo;en ai profit&eacute; pour faire cette photo &agrave; contrejour), probablement dans la pi&egrave;ce sym&eacute;trique de celle-ci, derri&egrave;re l&rsquo;autre fen&ecirc;tre, il a une pi&egrave;ce r&eacute;serv&eacute;e &agrave; l&rsquo;&eacute;criture, probablement &eacute;quip&eacute;e d&rsquo;une biblioth&egrave;que, et qu&rsquo;il y stocke ses cahiers. De ces questions tr&egrave;s mat&eacute;rielles de l&rsquo;&eacute;criture, concernant la place, le corps, le temps, nous sommes de plus en plus familiers, y compris parce que la transition, l&rsquo;&eacute;cole de la concentration, le bouleversement des supports, nous les rend plus vives. Dans la multiplicit&eacute; des entretiens avec lui, ces questions on ne les lui pose pas. Leur approche n&rsquo;est pas sp&eacute;cifique d&rsquo;ailleurs au web, c&rsquo;est seulement r&eacute;cemment qu&rsquo;on a d&eacute;crypt&eacute; un peu mieux les rythmes corporels d&rsquo;&eacute;criture de Balzac et m&ecirc;me de Flaubert, cherch&eacute; &agrave; d&eacute;crypter les permanences, les r&eacute;gularit&eacute;s, la vitesse, les hapax.</p> <p><strong>8</strong></p> <p>Sur le dessus de la chemin&eacute;e, des photographies dans des cadres. Ce sont des archives familiales, peut-&ecirc;tre m&ecirc;me ses parents, je ne me souviens pas assez bien&nbsp;: il m&rsquo;aurait fallu documenter le lieu avec l&rsquo;appareil-photo num&eacute;rique mais je n&rsquo;en avais pas le droit moral (&ccedil;a m&rsquo;aurait sembl&eacute; aussi vulgaire que cette vente aux ench&egrave;res &agrave; peine lui mort). Je suppose qu&rsquo;&agrave; chercher dans les archives (num&eacute;ro d&rsquo;une revue de luxe &agrave; laquelle j&rsquo;avais particip&eacute;, de fa&ccedil;on r&eacute;mun&eacute;r&eacute;e, la revue&nbsp;<i>303</i>) on pourrait retrouver des photos de cette pi&egrave;ce et j&rsquo;aurais alors m&eacute;moire de ce que j&rsquo;y avais vu comme photographies. Nous sommes issus d&rsquo;un monde qui n&rsquo;avait pas capacit&eacute; de se documenter lui-m&ecirc;me&nbsp;: cette fonction, il l&rsquo;accomplit d&eacute;sormais avec profusion et redondance, mais apprendre ce que nous avons &agrave; regarder, documenter, archiver proc&egrave;de du m&ecirc;me vieux d&eacute;fi. Juste que probablement, aujourd&rsquo;hui, j&rsquo;aurais fait un simple petit panoramique avec l&rsquo;iPhone en fonction vid&eacute;o et que, l&agrave; tout de suite, &ccedil;a me servirait.</p> <p><strong>9</strong></p> <p>Les photographies sont celles de ses parents ou de parents, ainsi que du village, dont il dispose pourtant r&eacute;ellement &agrave; port&eacute;e d&rsquo;une simple marche, qu&rsquo;il accomplit au moins une fois par jour, ne serait-ce que pour la Poste et le journal. Un petit carton avec une ficelle &laquo;&nbsp;Je reviens dans quelques minutes&nbsp;&raquo; est alors accroch&eacute; &agrave; la poign&eacute;e de la porte d&rsquo;entr&eacute;e &ndash; le carton aussi a &eacute;t&eacute; mis en vente aux ench&egrave;res, pensez&nbsp;: un autographe. Le statut de la repr&eacute;sentation de ce qui nous environne n&rsquo;est pas une chose nouvelle. Elle a son &eacute;quivalent syntaxique, lorsqu&rsquo;il parle au pr&eacute;sent du m&ecirc;me village lors de la premi&egrave;re guerre mondiale, avec sa m&ecirc;me acuit&eacute; qu&rsquo;&agrave; l&rsquo;ordinaire, parlant de la disproportion hommes-femmes dans le massacre. Le carton, et les photographies, posent le r&eacute;el et la disponibilit&eacute; comme intermittence. Nous l&rsquo;organisons aussi.</p> <p><strong>10</strong></p> <p>Donc&nbsp;: o&ugrave; sont rang&eacute;es ses propres photographies, son propre appareil photo, les n&eacute;gatifs assurant la reproductibilit&eacute; mat&eacute;rielle de ce qu&rsquo;il a photographi&eacute;&nbsp;? Certaines images sont accessibles sur le web, ainsi New York vu du paquebot France. Certaines images sont moins touristiques&nbsp;: paysages, horizons. La notion de paysage est tr&egrave;s pr&eacute;sente dans son &eacute;criture&nbsp;: ainsi, dans le m&ecirc;me voyage en Am&eacute;rique, le survol du Qu&eacute;bec, la densit&eacute; de la for&ecirc;t, l&rsquo;atterrissage &agrave; Montr&eacute;al puis l&rsquo;arriv&eacute;e &agrave; Chicago. En ce cas, pas de photos, mais l&rsquo;&eacute;criture fragmentaire, discontinue&nbsp;: la publication web peut renforcer l&rsquo;importance de la discontinuit&eacute; dans l&rsquo;organisation du r&eacute;cit, comme le montage au cin&eacute;ma peut &ecirc;tre consid&eacute;r&eacute; comme un art sp&eacute;cifique, mais elle s&rsquo;est amorc&eacute;e historiquement bien plus avant. Ce qui nous arrive, en profondeur, c&rsquo;est de lire beaucoup plus directement, sans proc&eacute;der &agrave; une analyse particuli&egrave;re, un grand roman de flux comme L&rsquo;Idiot de Dosto&iuml;evski en tant que composition architectur&eacute;e d&rsquo;&eacute;l&eacute;ments brefs autonomes. Quand il organise ses livres selon ces d&eacute;coupages de fragments &agrave; forte densit&eacute; narrative, mais dont la seule dimension romanesque est transpos&eacute;e (moments o&ugrave; les fragments s&rsquo;appliquent au roman, donc &agrave; la lecture, &eacute;tablissent que &ndash; bien avant le continuum d&rsquo;une &eacute;criture site, il n&rsquo;y a pas discontinuit&eacute; entre lecture et &eacute;criture, ni s&eacute;paration de l&rsquo;&eacute;criture qui scrute une r&eacute;alit&eacute; du type paysage et une r&eacute;alit&eacute; du type lecture d&rsquo;un livre.</p> <p><strong>11</strong></p> <p>Souvenir, quelque part dans l&rsquo;&oelig;uvre de Gracq, de son fragment sur Tr&eacute;horenteucq&nbsp;: dans la lande bretonne grise et mauve, plane, &eacute;rod&eacute;e, court une &eacute;troite, profonde fissure&nbsp;: la t&ecirc;te des arbres qui poussent dans l&rsquo;&eacute;croulement fertile arrive au ras de la lande, y dessine un zig zag vert. Nous &eacute;crivons ces fissures, nous y d&eacute;cidons, les explorons. Comment une photographie de l&rsquo;illusion que donne Tr&eacute;horenteucq aurait &eacute;t&eacute; possible&nbsp;? Gracq l&rsquo;invente par son texte. Je lui ai racont&eacute; avoir &eacute;t&eacute; &agrave; Tr&eacute;horenteucq, et que pour la promenade du dimanche et le tourisme on avait creus&eacute; au fond une large piste de 4&nbsp;x&nbsp;4, et abattu bonne part des arbres. Cette conversation, et la d&eacute;ception dont elle t&eacute;moignait, comme c&rsquo;est souvent le cas lorsqu&rsquo;on parle des affaires du monde, si tenue avec Gracq lui-m&ecirc;me, constitue-t-elle un lien avec le texte initial&nbsp;: peut-&ecirc;tre, via la mise en ligne de ce que pr&eacute;cis&eacute;ment je dis en cet instant (vous ne vous souveniez pas de Tr&eacute;horenteucq, vous irez relire Tr&eacute;horenteucq). Nous n&rsquo;intervenons pas sur le texte initial, mais nous interagissons avec la lecture et d&eacute;pla&ccedil;ons son contexte, qui est quelque part encore le texte lui-m&ecirc;me. Ma conversation avec Gracq ne me contraignait pas &agrave; aborder ces questions, c&rsquo;&eacute;tait juste un silence au moment de l&rsquo;arriv&eacute;e du Muscadet. Le web par contre les int&egrave;gre, nativement.</p> <p><strong>12</strong></p> <p>La biblioth&egrave;que universitaire qui s&rsquo;est port&eacute;e acqu&eacute;reuse, dans le d&eacute;pe&ccedil;age aux ench&egrave;res, de ses photographies, s&rsquo;est donc aussi port&eacute;e acqu&eacute;reuse de l&rsquo;outil technologique ayant servi &agrave; leur production mat&eacute;rielle&nbsp;: l&rsquo;appareil-photo lui-m&ecirc;me, dont le maniement n&eacute;cessite une appropriation certes plus complexe que la t&eacute;l&eacute;commande pour les DVD.</p> <p><strong>13</strong></p> <p>En quoi cependant les photographies de Julien Gracq d&eacute;placent ou modifient notre perception de son &oelig;uvre, en tant qu&rsquo;&oelig;uvre litt&eacute;raire&nbsp;: qu&rsquo;il ait&nbsp;<a href="http://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article2386" target="_blank">photographi&eacute; le Mississipi</a>&nbsp;ou Chicago rend-il ses images plus significatives que les millions de photographies touristiques &eacute;quivalentes des archives priv&eacute;es individuelles avant FlickR et les albums Facebook&nbsp;? Est-ce parce qu&rsquo;il a si bien parl&eacute; de Beatrix que sa photographie du ch&acirc;teau de Sach&eacute; penche comme la tour de Pise&nbsp;? Un Gracq blogueur aurait-il retranscrit son &eacute;motion &agrave; la visite de Sach&eacute;, l&agrave; o&ugrave; En lisant en &eacute;crivant ajoute &agrave; notre plus centrale connaissance de Balzac&nbsp;? En quoi nos appareils de photographie num&eacute;rique facile d&eacute;placent-ils ce que son Contessa Zeiss n&rsquo;a su apporter &agrave; Julien Gracq pour le constituer comme photographe&nbsp;?</p> <p><strong>14</strong></p> <p>Pour l&rsquo;&eacute;criture, il refuse la transcription m&eacute;canique&nbsp;: il &eacute;crit &agrave; la main, et ne transcrit pas lui-m&ecirc;me &agrave; la machine &agrave; &eacute;crire. L&rsquo;usage d&rsquo;une machine &agrave; &eacute;crire, avant le traitement de texte, implique une gestuelle dont l&rsquo;&eacute;l&eacute;ment de discontinuit&eacute; est la lettre, discontinuit&eacute; qui vaut aussi pour le rythme corporel, les quatre doigts qui enfoncent les touches d&eacute;clenchant les marteaux. Quand les premi&egrave;res machines &agrave; traitement de texte arrivent, il pourrait s&rsquo;en procurer une, et l&rsquo;utiliser comme il fait de ses cahiers, mais l&rsquo;id&eacute;e para&icirc;t &agrave; distance un peu saugrenue. Mais les fronti&egrave;res sont fines entre technologie d&eacute;di&eacute;e et technologie requise&nbsp;: sans remonter &agrave; la col&egrave;re de Flaubert contre ceux qui passent de la plume d&rsquo;oie &agrave; la plume d&rsquo;acier, le cahier en lui-m&ecirc;me, titre, double page, lignages et marges, strat&eacute;gies de s&eacute;lection, copie et mise au propre est une technologie appliqu&eacute;e &agrave; la r&eacute;daction. L&rsquo;usage du mot anglais&nbsp;<i>workflow</i>, bien commode, en est l&rsquo;exact contournement. La continuit&eacute; de ce que nous inventons dans les usages litt&eacute;raires du traitement de texte, &agrave; partir de logiciels con&ccedil;us pour la rentabilit&eacute; bureautique, d&eacute;rive moins de nos nouveaux outils, que de ce que nous h&eacute;ritons de ces technologies r&eacute;dactionnelles.</p> <p><strong>15</strong></p> <p>L&rsquo;&eacute;criture est quotidienne. Que faire d&rsquo;autre, quand on est all&eacute; acheter son pain et son journal, qu&rsquo;on a march&eacute; au long du fleuve ou travers&eacute; le pont pour un bout de chemin sur l&rsquo;&icirc;le Batailleuse&nbsp;? Il se consacre &agrave; des t&acirc;ches administratives&nbsp;: il est propri&eacute;taire de deux garages qu&rsquo;il loue &agrave; des particuliers, d&rsquo;un local utilis&eacute; par la gendarmerie, et de champs, voire m&ecirc;me d&rsquo;une ferme. Il a &eacute;t&eacute; enseignant toute sa vie et en touche la retraite. Cela suppose une certaine masse de papiers, probablement un t&eacute;l&eacute;phone dont il ne communique pas le num&eacute;ro (sans liste rouge, et le suppl&eacute;ment qu&rsquo;on paye pour ce service, ce serait l&rsquo;enfer). Il vivrait aujourd&rsquo;hui, je lui demanderais comment ces papiers administratifs sont tri&eacute;s et rang&eacute;s, s&rsquo;il utilise pour cela dans les treize pi&egrave;ces de la maison non pas une pi&egrave;ce d&eacute;di&eacute;e mais une table et une armoire (peut-&ecirc;tre ces armoires qui ont &eacute;t&eacute; &agrave; la mode jusque dans les ann&eacute;es 80, ferm&eacute;e par un rideau de lattes de bois d&eacute;roul&eacute;es et qu&rsquo;on pouvait fermer &agrave; cl&eacute;. Et comment il s&rsquo;y prenait aussi pour le d&eacute;coupage du temps, s&rsquo;il s&rsquo;y collait plut&ocirc;t le lundi matin. Je connais la personne qui une fois par an se d&eacute;pla&ccedil;ait chez lui pour r&eacute;diger la d&eacute;claration d&rsquo;imp&ocirc;ts sur le revenu. Nous affrontons seulement que la dispersion mat&eacute;rielle de ces t&acirc;ches n&rsquo;est plus s&eacute;par&eacute;e pour nous par des lieux ou des supports diff&eacute;rents (ces deux derni&egrave;res ann&eacute;es, j&rsquo;avais grand plaisir &agrave; travailler sur deux ordinateurs diff&eacute;rents, selon que la t&acirc;che &eacute;tait utilitaire ou litt&eacute;raire &ndash; contraint de ne plus les s&eacute;parer sur des machines d&eacute;di&eacute;es, je me d&eacute;couvre garder l&rsquo;utilitaire pour le bureau, et emporter ma machine dans un autre endroit, ou train ou ville, pour le litt&eacute;raire).</p> <p><strong>16</strong></p> <p>La collection de livres imprim&eacute;s qui porte son nom, et rassembl&eacute;s en deux Pl&eacute;iade qui sont les deux seuls Pl&eacute;iade que vend la maison de la presse du village (je l&rsquo;ai v&eacute;rifi&eacute;, ayant commis l&rsquo;incroyable lapsus d&rsquo;arriver l&agrave; pour une lecture et d&eacute;couvrir au tout dernier moment, le dimanche matin et d&eacute;j&agrave; sur place, avoir pris dans mon sac le Pl&eacute;iade Sarraute au lieu de son tome II) est une s&eacute;lection restreinte d&rsquo;&eacute;crits pris &agrave; la production impl&eacute;ment&eacute;e au quotidien.</p> <p><strong>17</strong></p> <p>Il ne pratique pas la forme journal. Mais si on &eacute;tablit une collection restreinte de noms significatifs, comme Poe, Balzac, Stendhal, Lautr&eacute;amont, Breton, paysages, mer, litt&eacute;rature (&agrave; l&rsquo;estomac), elle cr&eacute;e un index qui parcourt l&rsquo;ensemble des livres, et donc probablement l&rsquo;ensemble des cahiers. Nous ne connaissons qu&rsquo;un exemple tr&egrave;s restreint de ces cahiers, celui du journal de guerre, bien longtemps avant la t&acirc;che d&rsquo;&eacute;criture li&eacute;e &agrave; cette pi&egrave;ce m&ecirc;me et le r&ocirc;le de cette maison, ici consid&eacute;r&eacute;e comme site web. Lorsqu&rsquo;il compose un livre imprim&eacute; (au moins pour&nbsp;<i>Lettrines</i>&nbsp;et&nbsp;<i>En lisant en &eacute;crivant</i>&nbsp;&ndash; si je n&rsquo;ai pas besoin de prononcer son nom ici, le nom des livres est aussi &eacute;vident que le nom du village), il extrait du continuum au quotidien ces collections qu&rsquo;il r&eacute;organise et trie, leur donnant parfois un titre d&eacute;di&eacute;&nbsp;: Proust consid&eacute;r&eacute; comme un terminus, par exemple.<br /> L&rsquo;&eacute;tude des cahiers nous renseignera sur les incr&eacute;ments temporels de cette &eacute;criture&nbsp;: lorsqu&rsquo;il &eacute;crit la suite de fragments dite &laquo;&nbsp;Marines&nbsp;&raquo; dans&nbsp;<i>Lettrines 2</i>, il est peu probable qu&rsquo;il compile des fragments dispers&eacute;s sur une longue p&eacute;riode, mais qu&rsquo;il soit dans son studio vend&eacute;en face mer, et les reprenne &agrave; distance, une fois revenu, on peut plut&ocirc;t imaginer une p&eacute;riode de temps d&eacute;di&eacute;e, o&ugrave; l&rsquo;&eacute;criture des Marines devient &ndash; sinon exclusive &ndash; du moins dominante.</p> <p><strong>18</strong></p> <p>Ce qui change est une affaire de double curseur&nbsp;: celui qu&rsquo;on &eacute;tablit sur les notes personnelles et celles de la publication imm&eacute;diate, celui qu&rsquo;on &eacute;tablit sur la densit&eacute; m&ecirc;me, en reconstituant des objets clos sp&eacute;cifiques, qu&rsquo;ils s&rsquo;appellent livre imprim&eacute;, livre num&eacute;rique, ou simplement constellation pr&eacute;cise dans l&rsquo;int&eacute;rieur du site web, disposant de son propre syst&egrave;me de navigation interne autonome par rapport &agrave; celui du site. Je dispose de plusieurs de ces outils sur mon ordinateur&nbsp;: bloc-note pour la saisie imm&eacute;diate (NotationalVelocity), logiciel de r&eacute;daction&nbsp;<i>markdown</i>&nbsp;(fascinant UlyssesIII), mais les outils r&eacute;seaux, pour moi principalement Twitter, fonctionnent aussi comme cette fonction avanc&eacute;e de la prise de note, &eacute;tablissement de micro-territoires, mot qu&rsquo;on griffonne pour rappeler l&rsquo;id&eacute;e. La publication (fil Twitter) ou pas (UlyssesIII) est donc assez secondaire par rapport au travail de note lui-m&ecirc;me. Elle n&rsquo;est pas fixation et st&eacute;rilisation de la note, mais l&rsquo;inscription de son fonctionnement comme germe &ndash; l&rsquo;instance collective qu&rsquo;elle peut susciter, autrefois commentaires de blog, ou reprises et r&eacute;activit&eacute; Twitter &ndash; la dynamise et d&eacute;place le statut de l&rsquo;auteur vers ce collectif, m&ecirc;me s&rsquo;il en surgit seul, ou le catalyse de sa propre initiative. Pour Gracq, la surprise toujours &agrave; d&eacute;couvrir quels auteurs il consid&egrave;re comme ses proches ou ceux avec qui socialement et intellectuellement il &eacute;change le plus &ndash; ou inversement ceux qui lui ressemblent tant qu&rsquo;ils refusent r&eacute;ciproquement tout mode de rapprochement, ainsi Claude Simon.</p> <p><strong>19</strong></p> <p>Legs Julien Gracq&nbsp;: les manuscrits &agrave; la Biblioth&egrave;que nationale. Cherchez quelque part quelqu&rsquo;un qui ait pris deux heures de son temps pour nous dire en ligne&nbsp;: tant de cahiers, qui ressemblent &agrave; &ccedil;a, voil&agrave; la photographie du carton. Cherchez quelqu&rsquo;un quelque part qui ait dit&nbsp;: on ne peut pas tout num&eacute;riser d&rsquo;un seul coup, voil&agrave; ce qu&rsquo;on fera la premi&egrave;re ann&eacute;e, la deuxi&egrave;me, la troisi&egrave;me. Cherchez quelqu&rsquo;un quelque part qui ait dit&nbsp;: on photographie tant de pages des cahiers, on les envoie &agrave; tant de personnes volontaires, et vous nous renvoyez le texte &ndash; &ccedil;a s&rsquo;est fait, magistralement, pour&nbsp;<i>Madame Bovary</i>. Je ne critique pas la Biblioth&egrave;que nationale, elle a tant d&rsquo;autres choses importantes &agrave; faire, comme&nbsp;<i>#ReLIRE</i>. Mais c&rsquo;est un exemple parmi cent autres&nbsp;: on vit encore dans la pr&eacute;histoire. Comment cette pr&eacute;histoire, ou cet &acirc;ge glaciaire qui sera d&eacute;fini plus tard, qui aurait commenc&eacute; il y a vingt ans et va se prolonger encore trente, comme une transition rapide et majeure de l&rsquo;&eacute;crit. Quelquefois j&rsquo;enrage de voir des types de quarante ans plus cons que moi, mais qui probablement continueront d&rsquo;&ecirc;tre cons longtemps apr&egrave;s que je serai exactement comme Julien Gracq, un paquet de cendres dispers&eacute;es dans une p&eacute;riph&eacute;rie de ville.</p> <p><strong>20</strong></p> <p>Legs Julien Gracq&nbsp;: le fauteuil tr&ocirc;ne dans la maison vide, on ne sait pas trop pourquoi.<br /> Des po&egrave;tes exp&eacute;rimentateurs y viennent en r&eacute;sidence, mangent probablement de temps en temps les anguilles grill&eacute;es de la Gabelle, mais ne voient pas dans le fleuve intangible sa permanence depuis l&rsquo;enfance. Les cahiers, eux, attendent. Nous aurons choisi, dans notre activit&eacute; Internet, que ce geste m&ecirc;me, les cahiers dans l&rsquo;exp&eacute;rience quotidienne, s&rsquo;appellent un site web, et que qui veut y entre. Quelquefois avec le risque que quelques goujats nous y d&eacute;plaisent. La terreur est bien moins grande en ce cas que l&rsquo;indiff&eacute;rence&nbsp;: le monde est l&eacute;ger et va vers ce qui brille, nous ne brillons pas, nous travaillons. Le monde a d&eacute;j&agrave; bien assez de d&eacute;mons, et nous-m&ecirc;mes irions mieux s&rsquo;il les affrontait mieux. Nos sites sont un retranchement, o&ugrave; l&rsquo;affinit&eacute; seule sert de guide. Nous sommes encore dans l&rsquo;&acirc;ge de la maladresse technique, des bricolages permanents, quand nous sommes si d&eacute;munis pour ces bricolages.</p> <p><strong>21</strong></p> <p>De m&ecirc;me les nouveaux travailleurs qui, d&rsquo;ici deux &agrave; trois d&eacute;cennies, pourront librement et num&eacute;riquement travailler sur ce dont nous ne savons rien, cet &eacute;quilibre de l&rsquo;&eacute;criture personnelle et de l&rsquo;&eacute;criture publi&eacute;e, ce que nous aurons &agrave; y apprendre de ce qui nous concerne pourtant de suite&nbsp;: chantiers sur les paysages urbains, chantiers sur notre d&eacute;saffection du roman, chantiers pourquoi pas sur une mutation radicale de l&rsquo;auteur, puisqu&rsquo;il n&rsquo;y a jamais eu Julien Gracq, mais juste Louis Poirier. Et que nous aurons tous fait ces choix pour notre pr&eacute;sent et notre exercice de la litt&eacute;rature&nbsp;: y compris dans cette mutation radicale que l&rsquo;exercice web impose pour l&rsquo;auteur, qui l&rsquo;agrandit.</p> <p><strong>22</strong></p> <p>On aurait aim&eacute;, pour Julien Gracq, que les chacals et vautours se d&eacute;p&ecirc;chent un peu moins d&rsquo;enlever les ustensiles de cuisine, les v&ecirc;tements dans les armoires, les places relatives des tables dans les treize pi&egrave;ces. &Ccedil;a aurait co&ucirc;t&eacute; quoi. Quand la maison a &eacute;t&eacute; vide, la Fondation de France &agrave; qui elle avait &eacute;t&eacute; l&eacute;gu&eacute;e n&rsquo;en a pas voulu, s&rsquo;en est d&eacute;fauss&eacute; pour la commune, qui a une vision tr&egrave;s communale de la litt&eacute;rature. Les h&eacute;ritiers semblaient ne pas supporter les restes&nbsp;: la salle de vente aux ench&egrave;res s&rsquo;en est repue &ndash; 385 000 euros, quel dommage &ccedil;&rsquo;aurait &eacute;t&eacute; de se priver d&rsquo;un tel b&eacute;n&eacute;fice, &agrave; moins d&rsquo;un an de la dispersion anonyme des cendres, dans une p&eacute;riph&eacute;rie de ville. Ainsi &eacute;crirons-nous pourtant, dans la fragilit&eacute; radicale et aggrav&eacute;e d&rsquo;une base de donn&eacute;es soumise &agrave; toutes les r&eacute;visions techniques &agrave; venir, ou &agrave; l&rsquo;h&eacute;bergeur qui en commande l&rsquo;acc&egrave;s d&rsquo;un simple DNS. C&rsquo;est peut-&ecirc;tre bien de savoir &agrave; tout moment, les Rabelais et Villon n&rsquo;eurent m&ecirc;me pas besoin de l&rsquo;apprendre, que la litt&eacute;rature, pour se faire, n&rsquo;exige pas de consid&eacute;rer son propre avenir. Ceux qui s&rsquo;imaginent le contraire n&rsquo;ont pas de blog, ne twittent pas, ne se compromettent pas sur Facebook et ont des pens&eacute;es tr&egrave;s pr&eacute;cises sur le livre num&eacute;rique&nbsp;: ils sont au monde un peu comme ces d&eacute;corations de No&euml;l, on apprend peu &agrave; peu &agrave; ne plus m&ecirc;me les remarquer.</p> <p><strong>23</strong></p> <p>L&rsquo;&eacute;criture a-t-elle jamais &eacute;t&eacute; une pratique solitaire et hors de son bain social, la lecture a-t-elle jamais &eacute;t&eacute; une pratique secr&egrave;te et isol&eacute;e, le lieu o&ugrave; nous travaillons et &eacute;crivons a-t-il jamais &eacute;t&eacute; sans fen&ecirc;tre sur fleuve, vue sur le pont, fauteuil pour lire le journal, table pour traiter le courrier postal, r&eacute;gler les probl&egrave;mes administratifs, et lieu pour affronter la page du cahier&nbsp;? Il y a bien des mod&egrave;les de pi&egrave;ces &agrave; &eacute;crire, selon qu&rsquo;il s&rsquo;agit de Balzac le nomade, de Claude Simon qui dessine sa table &agrave; &eacute;crire, la pi&egrave;ce et sa fen&ecirc;tre, sur la premi&egrave;re page m&ecirc;me du livre qu&rsquo;il commence &ndash; d&rsquo;Artaud qui n&rsquo;en eut jamais, de chambre &agrave; soi, de Lautr&eacute;amont mort au bout de son livre, ou de rien qu&rsquo;un lit pour Marcel Proust ou d&rsquo;un bateau pour Jules Verne. La pi&egrave;ce &agrave; vivre de Julien Gracq nous apprend &agrave; les consid&eacute;rer comme autant de sites web, nous n&rsquo;avons plus &ndash; pour &eacute;crire &ndash; qu&rsquo;&agrave; habiter nos sites, chaque jour mieux, chaque jour plus.</p> <p><strong>Copyright</strong></p> <p>Tiers Livre &Eacute;diteur,&nbsp;<a href="http://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article554">tous droits r&eacute;serv&eacute;s</a>.</p>