<div class="entry-content"> <h3 style="text-align: justify;">Abstract</h3> <p>More than half a century after it was written, the correspondence between Blaise Cendrars and Raymone Duch&acirc;teau has been published. Some 700 missives (cards, letters, bills, telegrams or &quot;tires&quot;) written by Cendrars between 1937 and 1954, plus some 40 letters from Raymone that escaped destruction by fire at the hands of the addressee herself (in accordance with the wishes of the addressee) - they are all the more precious for it. Four full years - minus the periods of reunion - of epistolary exchange between one of the great writers of the 20th century, now &quot;pleiadized&quot;, and an actress whose memory, though discreet, will remain attached to the history of theater and cinema. She performed under the direction of Pito&euml;ff, Dullin and Copeau, and was a member of Louis Jouvet&#39;s troupe. She knew the best playwrights of her time - Giraudoux, Anouilh, Guitry - and rubbed shoulders with the leading actresses of the day: Viviane Romance, Arletty, Marguerite Moreno - with whom she was very close. She was the Folle de Saint-Sulpice in Louis Jouvet&#39;s historic staging of La Folle de Chaillot at the Th&eacute;&acirc;tre de l&#39;Ath&eacute;n&eacute;e in 1945, and can still be seen in Marcel Carn&eacute;&#39;s H&ocirc;tel du Nord (1938), Jean Gr&eacute;millon&#39;s Remorques (1939) and Julien Duvivier&#39;s La F&ecirc;te &agrave; Henriette (1952)... Raymone, then (her stage name) and, by her pen name, Blaise Cendrars.</p> <p><strong>Keywords</strong><br /> &nbsp;</p> <p>correspondence, Blaise Cendrars, Raymone Duch&acirc;teau</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p style="text-align: justify;">Plus d&rsquo;un demi-si&egrave;cle apr&egrave;s sa r&eacute;daction, est parue la correspondance de Blaise Cendrars et de Raymone Duch&acirc;teau&nbsp;<a href="#_ftn1" name="_ftnref1">[1]</a>. Quelques 700 missives (cartes, lettres, billets, t&eacute;l&eacute;grammes ou &laquo; pneus &raquo;) &eacute;crites par Cendrars entre 1937 et 1954, auxquelles s&rsquo;ajoutent une quarantaine de lettres de Raymone ayant &eacute;chapp&eacute; &agrave; la destruction par le feu de la main m&ecirc;me de son destinataire (conform&eacute;ment au v&oelig;u de sa destinatrice) &ndash; elles n&rsquo;en sont que plus pr&eacute;cieuses. Quatre ann&eacute;es pleines &ndash; d&eacute;duction faite des p&eacute;riodes de retrouvailles &ndash; d&rsquo;&eacute;change &eacute;pistolaire entre l&rsquo;un des grands &eacute;crivains du XX<sup>e</sup> si&egrave;cle, d&eacute;sormais &laquo; pl&eacute;iadis&eacute;&nbsp;<a href="#_ftn2" name="_ftnref2">[2]</a> &raquo;, et une actrice dont la m&eacute;moire, quoique discr&egrave;te, restera attach&eacute;e &agrave; l&rsquo;histoire du th&eacute;&acirc;tre et du cin&eacute;ma. Elle a jou&eacute; sous la direction de Pito&euml;ff, de Dullin, de Copeau et fait partie de la troupe de Louis Jouvet. Elle a connu les meilleurs dramaturges de son temps &ndash; Giraudoux, Anouilh, Guitry &ndash;, c&ocirc;toy&eacute; les actrices les plus en vue de l&rsquo;&eacute;poque : Viviane Romance, Arletty, Marguerite Moreno &ndash; dont elle fut tr&egrave;s proche. La Folle de Saint-Sulpice dans la mise en sc&egrave;ne historique de <em>La Folle de Chaillot</em> par Louis Jouvet au Th&eacute;&acirc;tre de l&rsquo;Ath&eacute;n&eacute;e en 1945, c&rsquo;&eacute;tait elle ; elle encore que l&rsquo;on peut toujours apercevoir dans <em>H&ocirc;tel du Nord</em> de Marcel Carn&eacute; (1938), dans <em>Remorques </em>de Jean Gr&eacute;millon (1939), dans <em>La F&ecirc;te &agrave; Henriette</em> de Julien Duvivier (1952)&nbsp;&hellip; Raymone, donc (c&rsquo;&eacute;tait son nom de sc&egrave;ne) et, de son nom de plume, Blaise Cendrars.</p> <p style="text-align: justify;">Autant dire qu&rsquo;il s&rsquo;agit d&rsquo;une correspondance exceptionnelle &ndash; du fait de la personnalit&eacute; des deux &eacute;pistoliers comme du lien, aussi essentiel que singulier, qui les unit. Une correspondance qui compte parmi les derni&egrave;res de cette importance, en ce cr&eacute;puscule du genre &eacute;pistolaire &ndash; du moins postal et manuscrit &ndash; dont le XXI<sup>e</sup> si&egrave;cle s&rsquo;active &agrave; exhumer les ultimes sp&eacute;cimens. Exceptionnelle, elle l&rsquo;est aussi par l&rsquo;amplitude de sa port&eacute;e documentaire. Pr&eacute;cieux t&eacute;moignage v&eacute;cu sur la p&eacute;riode de l&rsquo;Occupation en Provence, elle se lit aussi comme un journal de l&rsquo;&oelig;uvre et l&rsquo;une des sources principales de la gen&egrave;se des &laquo; M&eacute;moires sans &ecirc;tre des m&eacute;moires &raquo; que forme la t&eacute;tralogie de <em>L&rsquo;Homme foudroy&eacute;</em> (1945), <em>La Main coup&eacute;e</em> (1946), <em>Bourlinguer </em>(1948) et <em>Le Lotissement du ciel</em> (1949). Elle jette sur la biographie de Cendrars, ses relations familiales, amicales et professionnelles, notamment, un &eacute;clairage de premier plan. Quant &agrave; sa relation avec Raymone, elle y appara&icirc;t sous ce jour ni tout &agrave; fait ordinaire, ni tout &agrave; fait extraordinaire, propre au romanesque hybride &ndash; mi-r&eacute;alit&eacute;, mi-fiction &ndash;, de ces &laquo; histoires vraies &raquo;, dont Cendrars a toujours eu le go&ucirc;t, que ce soit dans le roman, comme dans le reportage. Elle est exceptionnelle, enfin, par son amplitude chronologique, qui nous d&eacute;couvre plusieurs visages, tr&egrave;s diff&eacute;rents selon les &eacute;poques, du po&egrave;te de <em>La Prose du Transsib&eacute;rien</em>. Ao&ucirc;t 1937 : Blaise d&eacute;laiss&eacute;, trahi, &laquo; abandonn&eacute; &raquo;, comme il le dit, par Raymone, lui &eacute;crivant une poignante lettre de rupture. &laquo; Adieu ! Raymone, adieu !/Je te dis adieu, sans haine et sans reproche, en te plaignant de tout mon c&oelig;ur : Adieu et que Dieu te prot&egrave;ge&nbsp;<a href="#_ftn3" name="_ftnref3">[3]</a> ! &raquo; : c&rsquo;est sur ces mots que s&rsquo;ouvre la correspondance. Des mots qui &eacute;noncent &agrave; point nomm&eacute;, la loi du genre : pour s&rsquo;&eacute;crire, il faut &ecirc;tre s&eacute;par&eacute;. Fin 1939 : Cendrars en uniforme de correspondant de guerre dans le corps exp&eacute;ditionnaire britannique pour son dernier reportage, &agrave; l&rsquo;&eacute;poque de la r&eacute;conciliation avec Raymone. 1944 : l&rsquo;&eacute;crivain &laquo; archi-m&ucirc;r pour la Trappe&nbsp;<a href="#_ftn4" name="_ftnref4">[4]</a> &raquo;, immortalis&eacute; par l&rsquo;objectif de Robert Doisneau dans sa bure d&rsquo;hiver, r&eacute;digeant ses &laquo;&nbsp;M&eacute;moires&nbsp;&raquo; dans la cuisine de la rue Clemenceau &agrave; Aix-en-Provence, d&rsquo;o&ugrave; il &eacute;crit quotidiennement, quand ce n&rsquo;est pas deux fois par jour &agrave; &laquo; Melle Raymone, 20 bis, rue P&eacute;trarque &ndash; Paris XVI<sup>e</sup> &raquo;. &Eacute;t&eacute; 1954 : costume trois pi&egrave;ces, cravate et chapeau, comme il sied &agrave; l&rsquo;auteur reconnu invit&eacute; par la Guilde du Livre &agrave; s&eacute;journer sur les rives du lac L&eacute;man. &Agrave; l&rsquo;H&ocirc;tel du Ch&acirc;teau &agrave; Ouchy, il savoure sa vill&eacute;giature et, en attendant l&rsquo;arriv&eacute;e de sa &laquo;&nbsp;Raymone bien-aim&eacute;e&nbsp;&raquo;, de sa &laquo; ch&egrave;re Minoune &raquo;, r&eacute;dige sans enthousiasme ce &laquo; satan&eacute; bouquin &raquo;, <em>Emm&egrave;ne-moi au bout du monde !&hellip;</em>, qui s&rsquo;appelle encore &laquo; Emporte-moi au bout du monde&nbsp;<a href="#_ftn5" name="_ftnref5">[5]</a> ! &raquo;.</p> <p style="text-align: center;">*</p> <p style="text-align: justify;">Ils se sont rencontr&eacute;s le 26 octobre 1917 &agrave; Paris par l&rsquo;interm&eacute;diaire du po&egrave;te-capitaine italien, Riciotto Canudo. Raymone est une jeune com&eacute;dienne de 21 ans qui, pour assurer son quotidien, joue les r&ocirc;les de sottes au th&eacute;&acirc;tre ; Blaise Cendrars vient d&rsquo;avoir trente ans, il est manchot du bras droit qui, deux ans plus t&ocirc;t, lui a &eacute;t&eacute; arrach&eacute; sur le front de Champagne par une rafale de mitrailleuse. &Agrave; peine l&rsquo;a-t-il vue qu&rsquo;il tombe foudroy&eacute; d&rsquo;amour pour celle qui restera jusqu&rsquo;&agrave; la fin sa &laquo; petite fille &raquo; et son fruit d&eacute;fendu, sa Muse d&rsquo;&eacute;crivain et peut-&ecirc;tre sa faiblesse d&rsquo;homme. Elle, repousse &ndash; sans les repousser tout &agrave; fait &ndash;, les avances de ce &laquo; pouilleux &raquo;, et n&eacute;anmoins c&eacute;l&egrave;bre po&egrave;te, avec femme, enfants et ma&icirc;tresse. Pour s&rsquo;attacher la fille, Blaise saura s&eacute;duire la m&egrave;re, Marie-Augustine, veuve Duch&acirc;teau, qu&rsquo;il pr&eacute;nomme tr&egrave;s vite, d&rsquo;un surnom teint&eacute; d&rsquo;&eacute;ternit&eacute; : Mamanternelle&hellip; &laquo; Vous auriez d&ucirc; vous marier tous les deux ! &raquo;, leur disait Raymone, avec un sens de l&rsquo;humour qui n&rsquo;appartient qu&rsquo;&agrave; elle. Mais le 27 octobre 1949, c&rsquo;est bien elle que Blaise &eacute;pouse &agrave; Sigriswil, petit village de l&rsquo;Oberland bernois, trente-deux ans et un jour apr&egrave;s leur rencontre, &agrave; la grande satisfaction de celle qui r&ecirc;vait de devenir suissesse. Tous ceux qui ont connu Cendrars dans les toutes derni&egrave;res ann&eacute;es, celles de la rue Jos&eacute;-Maria-de-Heredia, savent que Raymone lui a alors &laquo; rendu son amour &raquo;, comme elle aimait &agrave; dire&nbsp;<a href="#_ftn6" name="_ftnref6">[6]</a>. L&rsquo;histoire a beau &ecirc;tre connue, il suffit de la raconter pour <em>&eacute;prouver</em> son inalt&eacute;rable pouvoir de sid&eacute;ration. Quarante-trois ann&eacute;es durant, ces deux-l&agrave; se sont donc aim&eacute;s sans s&rsquo;aimer, d&rsquo;un amour impossible et n&eacute;cessaire, mystique et d&eacute;moniaque, cruel et sublime : insondable.</p> <p style="text-align: justify;">La correspondance avec &laquo; la femme aim&eacute;e&nbsp;<a href="#_ftn7" name="_ftnref7">[7]</a> &raquo;, que l&rsquo;on ne saurait qualifier pour autant d&rsquo; &laquo; amoureuse &raquo;, ne manque pas de jeter un &eacute;clairage capital sur l&rsquo;&eacute;nigme de ce couple. Elle laisse para&icirc;tre la nature kal&eacute;idoscopique du lien qui unit Blaise &agrave; Raymone : la d&eacute;mone inconditionnellement ch&eacute;rie, qu&rsquo;il prot&egrave;ge et gronde comme une enfant qui n&rsquo;en fait qu&rsquo;&agrave; sa t&ecirc;te, dont il a besoin comme d&rsquo;une m&egrave;re, qu&rsquo;il r&ecirc;ve de savoir, de sentir, d&rsquo;avoir &agrave; ses c&ocirc;t&eacute;s. Elle forme, en indivision avec Mamanternelle, une famille &agrave; elle seule. Mais une famille d&rsquo;adoption, la seule, peut-&ecirc;tre, &agrave; laquelle Cendrars puisse souscrire &ndash; car d&egrave;s que les liens du sang s&rsquo;en m&ecirc;lent, qu&rsquo;il s&rsquo;agisse de son fr&egrave;re Georges ou de ses fils, Odilon et R&eacute;my, il ne peut y adh&eacute;rer, il les supporte mal, il les assume difficilement.</p> <p style="text-align: center;">*</p> <p style="text-align: justify;">&laquo; Tous les jours avant de me mettre au travail, j&rsquo;ai besoin de me faire la main et j&rsquo;&eacute;cris des dizaines de lettres [&hellip;]. Plus tard, mes amis seront &eacute;tonn&eacute;s de d&eacute;couvrir mon ind&eacute;pendance et s&rsquo;imagineront que je me suis fichu d&rsquo;eux &raquo;, &eacute;crivait Cendrars dans le &laquo; Pro domo &raquo; de <em>Moravagine</em> (1926) en mani&egrave;re d&rsquo;avertissement aux &eacute;diteurs futurs de ses correspondances. &Agrave; bon entendeur salut ! L&rsquo;&eacute;pistolier n&rsquo;est pas un mais plusieurs et se montre, au gr&eacute; de ses destinataires, sous diff&eacute;rents jours. Bien malin qui saurait reconna&icirc;tre sous ces multiples visages, le &laquo;&nbsp;vrai Cendrars&nbsp;&raquo;, cette chim&egrave;re qui toujours hante, peu ou prou, l&rsquo;amateur de correspondances. Et pourtant&hellip; Alors que les correspondances avec les &eacute;crivains, avec Robert Guiette, Henri Poulaille, Henry Miller, ou m&ecirc;me avec le grand ami Jacques-Henry L&eacute;vesque&nbsp;<a href="#_ftn8" name="_ftnref8">[8]</a> &ndash; toutes d&rsquo;homme &agrave; homme &ndash; s&rsquo;inscrivent dans le cadre de la sociabilit&eacute; litt&eacute;raire, avec Raymone il semble n&rsquo;y avoir pas de cadre impos&eacute;, pas de limites, du moins, &agrave; la diversit&eacute; des propos &eacute;chang&eacute;s sur le mode de la conversation famili&egrave;re, sans souci du &laquo; bien &eacute;crire &raquo;, sans s&eacute;gr&eacute;gation entre le trivial et le sublime, l&rsquo;intime et le public, le po&eacute;tique et le politique : la m&eacute;t&eacute;o, la sant&eacute;, les finances, les bombardements et les d&eacute;raillements, les visites des uns et des autres, la n&eacute;crologie (un v&eacute;ritable cimeti&egrave;re que cette correspondance &ndash; et Blaise a beau, comme il dit &laquo; envier les morts&nbsp;<a href="#_ftn9" name="_ftnref9">[9]</a> &raquo;, trop c&rsquo;est trop : &laquo; j&rsquo;ai eu vingt morts cette ann&eacute;e, &eacute;crit-il &agrave; Mamanternelle en d&eacute;cembre 1945, cela suffit &raquo;), mais aussi les ragots (dont il sont tous les deux friands), les souvenirs, les pr&eacute;dictions, les superstitions, les &eacute;tats d&rsquo;&acirc;me, sans compter les obsessions de Blaise : la nourriture qui attise son go&ucirc;t de la liste, la sciatique de Raymone, v&eacute;ritable serpent de mer de la correspondance, la crainte imma&icirc;trisable du d&eacute;barquement, l&rsquo;angoisse de devoir rentrer &agrave; Paris&hellip;. Tout cela se m&ecirc;le, sans hi&eacute;rarchie, au journal de l&rsquo;&oelig;uvre <em>in progress</em> dont Raymone est appel&eacute;e &agrave; suivre les &eacute;tapes, les revirements et le rythme d&rsquo;&eacute;criture car il y a les jours o&ugrave; Cendrars exulte &laquo; &ccedil;a gaze &raquo; et ceux, maussades, o&ugrave; il &laquo; &eacute;crit petitement &raquo;, selon les termes dont il use pour renseigner la courbe de temp&eacute;rature de son inspiration.</p> <p style="text-align: justify;">Sit&ocirc;t qu&rsquo;un texte est paru, il attend avec impatience les impressions de Raymone, cochant en marge de ses trop rares r&eacute;ponses &ndash; comme il ne cesse de s&rsquo;en plaindre &ndash; le moindre de ses commentaires, de ses encouragements ou de ses jugements. Ils sont parfois d&rsquo;une &eacute;tonnante fulgurance, car &laquo; m&ecirc;me si elle ne sait pas &eacute;crire &raquo;, comme elle l&rsquo;affirme, il arrive &agrave; Raymone d&rsquo;&ecirc;tre <em>inspir&eacute;e</em>. Ainsi dans cette lettre du 20 octobre 1945 : &laquo; On a l&rsquo;impression d&rsquo;&ecirc;tre dans une for&ecirc;t vierge d&rsquo;o&ugrave; l&rsquo;on sort &agrave; tr&egrave;s grand mal, &eacute;touff&eacute;, le c&oelig;ur en feu et serr&eacute; pour le restant de sa vie, on est hors d&rsquo;haleine, et &agrave; bout. Tout y est po&eacute;sie, et c&rsquo;est encore plus un po&egrave;me qu&rsquo;un &ldquo;roman&rdquo; comme le dit l&rsquo;&eacute;diteur. Le public, s&rsquo;il s&rsquo;attend &agrave; un roman, sera d&eacute;sappoint&eacute; bien que <em>L&rsquo;Homme foudroy&eacute;</em> arpaille jusqu&rsquo;&agrave; la derni&egrave;re ligne. &raquo; &laquo; Avoir le c&oelig;ur serr&eacute; pour la fin de sa vie &raquo; : voil&agrave; &laquo; la trouvaille &raquo; qui frappe Blaise : &laquo; Je crois bien que c&rsquo;est mon cas&hellip; mais, chut ! Je me suis d&eacute;j&agrave; remis au travail pour ne penser &agrave; rien d&rsquo;autre que mon travail&nbsp;<a href="#_ftn10" name="_ftnref10">[10]</a>. &raquo;</p> <p style="text-align: justify;">Mais ce qui compte, avant tout pour cet &eacute;pistolier ce n&rsquo;est pas tant le contenu des lettres, que leur simple existence : il faut &laquo; s&rsquo;&eacute;crire le plus souvent possible pour savoir si l&rsquo;on vit &raquo;, &laquo; Il faut s&rsquo;&eacute;crire m&ecirc;me si on n&rsquo;a pas grand-chose &agrave; se dire &raquo;&nbsp;<a href="#_ftn11" name="_ftnref11">[11]</a>, r&eacute;p&egrave;te-t-il inlassablement. Les lettres parlent avant m&ecirc;me d&rsquo;&ecirc;tre &eacute;t&eacute; lues. Elles disent la continuit&eacute; d&rsquo;un lien qui fait de Cendrars un &eacute;pistolier du besoin plus que du d&eacute;sir de l&rsquo;autre. Pour nous lecteurs, elles attestent, &agrave; l&rsquo;instar de ce que nous dit Roland Barthes de la photographie, un &laquo; &ccedil;a a &eacute;t&eacute; &raquo;. Nous assistons aux minutes d&rsquo;une vie d&eacute;vor&eacute;e par le &laquo; travail &raquo; &ndash; ainsi Cendrars nomme-t-il l&rsquo;&eacute;criture. Nous suivons la gen&egrave;se de <em>L&rsquo;Homme foudroy&eacute;</em> (1945) et de <em>La Main coup&eacute;e</em> (1946) jusqu&rsquo;&agrave; la r&eacute;daction du &laquo; petit Saint Joseph &raquo;, le futur &laquo; patron de l&rsquo;aviation &raquo; du <em>Lotissement du ciel</em> (1949). Nous cheminons avec l&rsquo;auteur dans ses moindres h&eacute;sitations, ses revirements, impressionn&eacute;s par la mani&egrave;re tout &agrave; la fois germinative et rhapsodique, dont s&rsquo;&eacute;labore la cr&eacute;ation, mais aussi la fa&ccedil;on dont Cendrars suit la r&eacute;ception critique de son &oelig;uvre, les rapports qu&rsquo;il entretient avec ses &eacute;diteurs &ndash; v&eacute;ritable jeu du chat et de la souris, bien souvent !</p> <p style="text-align: justify;">&laquo; Le vrai Blaise, je crois que c&rsquo;est celui que j&rsquo;ai connu, moi &raquo;, ne craignait pas d&rsquo;affirmer Raymone&nbsp;<a href="#_ftn12" name="_ftnref12">[12]</a>. On serait presque tent&eacute; de la croire, tant les lettres qu&rsquo;il lui adresse donnent l&rsquo;impression de s&rsquo;approcher au plus pr&egrave;s d&rsquo;un Cendrars &laquo; mis &agrave; nu &raquo;, qui laisse s&rsquo;exprimer sans censure : son horreur des femmes enceintes, une sensiblerie qui contraste cruellement avec la froide indiff&eacute;rence dont il est parfois capable &ndash; comme lors qu&rsquo;il annonce &agrave; Raymone la mort de F&eacute;la, la m&egrave;re de ses trois enfants &ndash;, sa coquetterie, &agrave; l&rsquo;occasion, et &agrave; d&rsquo;autres sa mauvaise foi &ndash; qui peut &ecirc;tre grande&hellip; et puis, en ligne de fond, cette <em>difficult&eacute; d&rsquo;&ecirc;tre</em> hors l&rsquo;&eacute;criture &ndash; car &laquo; &agrave; part &ccedil;a la vie ne vaut pas la peine d&rsquo;&ecirc;tre v&eacute;cue&nbsp;<a href="#_ftn13" name="_ftnref13">[13]</a> &raquo;, confie-t-il &agrave; sa correspondante. Encore moins, sans doute, durant cette seconde guerre, qui en r&eacute;veillant la blessure &ndash; physique et morale &ndash; de la premi&egrave;re, semble avoir plong&eacute; l&rsquo;&eacute;crivain dans une temporalit&eacute; d&eacute;doubl&eacute;e. D&eacute;clenchant l&rsquo;anamn&egrave;se dont sont issues les &laquo; M&eacute;moires &raquo;<em>, </em>la dr&ocirc;le de guerre a pr&eacute;cipit&eacute; Cendrars dans ce &laquo; pr&eacute;sent du pass&eacute; &raquo; (<em>praesens de praeterito</em>) qui, selon Saint-Augustin, serait le vrai temps de la m&eacute;moire.</p> <p style="text-align: justify;">La cuisine de la rue Clemenceau se fait alors la chambre d&rsquo;&eacute;cho depuis laquelle les nouvelles de l&rsquo;&oelig;uvre nous parviennent sur fond de rumeur du monde. La monotonie d&rsquo;un emploi du temps qui tient en quelques verbes : se chauffer, manger, dormir et &laquo; &eacute;crire &raquo;, surtout &eacute;crire, contraste avec l&rsquo;incessant afflux d&rsquo;&eacute;v&eacute;nements, mineurs ou majeurs, personnels ou historiques, qui conf&egrave;rent &agrave; cette correspondance de reclus, une vivacit&eacute; et un rythme paradoxaux. Ce rapport asynchrone au temps est aussi celui d&rsquo;un Cendrars en d&eacute;calage avec les &eacute;v&eacute;nements, en d&eacute;phasage avec l&rsquo;&eacute;poque (&laquo; Je m&rsquo;&eacute;loigne de tout&nbsp;<a href="#_ftn14" name="_ftnref14">[14]</a> &raquo;), comme si l&rsquo;auteur d&rsquo;<em>Aujourd&rsquo;hui</em> (1931) avait cess&eacute;, dans les ann&eacute;es quarante, d&rsquo;&ecirc;tre son propre contemporain : &laquo; Sans ta carte je pourrais me croire sur une autre plan&egrave;te&nbsp;<a href="#_ftn15" name="_ftnref15">[15]</a>. &raquo;</p> <p style="text-align: justify;">Riche en informations factuelles, qu&rsquo;il nous faut laisser d&eacute;couvrir au lecteur, la correspondance se referme sur une &eacute;nigme : celle de la <em>Carissima</em>, le livre de la passion du Christ pour Marie-Madeleine, la p&egrave;cheresse-p&eacute;nitente, le livre auquel Cendrars songe depuis 1941, au moins, dont il d&eacute;tient un premier plan en 1943, qu&rsquo;il fait &eacute;voluer en 1944. Ce livre capital, obs&eacute;dant, intens&eacute;ment r&ecirc;v&eacute; mais sans cesse ajourn&eacute;, auquel il songe encore en 1948 ; alors m&ecirc;me qu&rsquo;il vient d&rsquo;achever le dernier volume de ses &laquo; M&eacute;moires &raquo;, il ne l&rsquo;&eacute;crira pas. Cette &laquo; plus belle histoire d&rsquo;amour &raquo;, ce devait &ecirc;tre, &agrave; n&rsquo;en pas douter la leur aussi, celle que l&rsquo;&eacute;pistolier n&rsquo;aura cess&eacute; de promettre &agrave; Raymone, tandis que dans le m&ecirc;me temps, l&rsquo;&eacute;crivain la lui confisquait. &Eacute;nigme de l&rsquo;amour ou &laquo; Myst&egrave;re du couple &raquo;, selon l&rsquo;expression de Cendrars dans <em>L&rsquo;Homme foudroy&eacute;</em>. Myst&egrave;re de l&rsquo;&oelig;uvre, aussi, lorsque celle-ci suit d&rsquo;autres chemins que ceux que trace la correspondance &ndash; m&ecirc;me et peut-&ecirc;tre surtout, la plus intime ; myst&egrave;re de la lettre enfin, cette &eacute;criture <em>de fuite</em>, qui ne nous fascine peut-&ecirc;tre tant, que parce l&rsquo;&ecirc;tre tout &agrave; la fois, s&rsquo;y &eacute;panche et s&rsquo;y d&eacute;robe, s&rsquo;esquisse et s&rsquo;esquive entre les lignes.</p> <h3 style="text-align: justify;">Notes<br /> &nbsp;</h3> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftnref1" name="_ftn1">[1]</a> <em>Blaise Cendrars &ndash; Raymone Duch&acirc;teau. Correspondance 1937&ndash;1954. &laquo;&nbsp;Sans ta carte je pourrais me croire sur un autre plan&egrave;te&nbsp;&raquo;</em>, Myriam Boucharenc &eacute;d., Carouge-Gen&egrave;ve, Zo&eacute;, &laquo; Cendrars en toutes lettres &raquo;, 2015.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftnref2" name="_ftn2">[2]</a> <em>&OElig;uvres autobiographiques compl&egrave;tes</em> I et II (2013) et <em>&OElig;uvres romanesques</em> I (pr&eacute;c&eacute;d&eacute;es des <em>Po&eacute;sies compl&egrave;tes</em>) et II (2017), Claude Leroy dir., Paris, Gallimard, &laquo; Biblioth&egrave;que de la Pl&eacute;iade &raquo;.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftnref3" name="_ftn3">[3]</a> Lettre de Cendrars du 2 ao&ucirc;t 1937.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftnref4" name="_ftn4">[4]</a> Lettre de Cendrars du [10 novembre 1943].</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftnref5" name="_ftn5">[5]</a> Lettres de Cendrars des 15 et 18 [juin 1954].</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftnref6" name="_ftn6">[6]</a> Voir Entretien de Raymone avec Michel Bory, 4 avril 1977, Archives de la Radio Suisse Romande, transcrit et reproduit dans <em>Blaise Cendrars &ndash; Raymone Duch&acirc;teau. Correspondance 1937&ndash;1954, op. cit., </em>p. 559-574.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftnref7" name="_ftn7">[7]</a> &laquo; La femme aim&eacute;e &raquo; est le titre de l&rsquo;une des nouvelles des <em>Histoires vraies</em> (1937).</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftnref8" name="_ftn8">[8]</a> Toutes ces correspondances ont &eacute;t&eacute; publi&eacute;es dans la collection &laquo; Cendrars en toutes lettres &raquo; aux &eacute;ditions suisses Zo&eacute;.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftnref9" name="_ftn9">[9]</a> Lettre du 24 [mai 1945].</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftnref10" name="_ftn10">[10]</a> Lettre du [23 octobre 1945].</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftnref11" name="_ftn11">[11]</a> Lettres du [18 septembre 1943] et du [15 octobre 1943].</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftnref12" name="_ftn12">[12]</a> Entretien de Raymone avec Michel Bory, <em>op. cit.</em></p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftnref13" name="_ftn13">[13]</a> Carte du [15 mars 1944].</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftnref14" name="_ftn14">[14]</a> Carte du [15 septembre 1943].</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftnref15" name="_ftn15">[15]</a> Lettre du 25 [avril 1945].</p> <h3 style="text-align: justify;">Auteur</h3> <p style="text-align: justify;"><strong>Myriam Boucharenc&nbsp;</strong>est Professeur de litt&eacute;rature fran&ccedil;aise du XX<sup>e</sup> si&egrave;cle &agrave; l&rsquo;universit&eacute; Paris-Nanterre, co-directrice de l&rsquo;axe &laquo;&nbsp;Interf&eacute;rences de la litt&eacute;rature, des arts et des medias&nbsp;&raquo; du CSLF (EA-1586). Elle coordonne l&rsquo;ANR &laquo;&nbsp;Litt&eacute;rature publicitaire et publicit&eacute; litt&eacute;raire de 1830 &agrave; nos jours&nbsp;&raquo; (littepub.net). Derni&egrave;res parutions : &eacute;dition de Blaise Cendrars, <em>Rhum</em> dans la &laquo;&nbsp;Biblioth&egrave;que de la Pl&eacute;iade&nbsp;&raquo; (2017)&nbsp;; <em>Portraits de l&rsquo;&eacute;crivain en publicitaire</em> (avec Laurence Guellec), <em>La Licorne</em>, n&deg; 128 (2018)&nbsp;; <em>Andr&eacute; Beucler &agrave; l&rsquo;affiche</em> (avec Bruno Curatolo), &Eacute;ditions universitaires de Dijon (sous presse).</p> <h3 style="text-align: justify;">Copyright</h3> <p style="text-align: justify;">Tous droits r&eacute;serv&eacute;s.</p> </div> <footer class="entry-footer">&nbsp;</footer>