<h3>&nbsp;Abstract</h3> <p>Current changes in publishing, both technological and economic, are overturning the norms of a &#39;literary&#39; world that is often accused of technophobia and is by nature founded on the continuity of its own tradition. Both in terms of production (specific word-processors, the increasing ease of self-publishing on ad hoc platforms) and reception (short-circuiting of legitimising bodies via the nebulous Internet and blogs, the emergence of new service providers with a monopolistic tendency), nothing is likely to remain the same for long. To what extent are writers, beyond their protests, open to these changes ? If, in Premier bilan apr&egrave;s l&#39;Apocalypse, Fr&eacute;d&eacute;ric Beigbeder saw the end of paper books as the end of literature, others, led by Fran&ccedil;ois Bon, are ready to take the plunge and face up to the risks of digital publishing: authors and publishers urgently need to invent new forms of their craft, to &quot;dare to leave behind the paper book, this beauty of material, 300 years of history, because this object can no longer capture the world in front of it&quot;.</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p style="margin-left: 160px;">&laquo;&nbsp;Nous n&rsquo;avons plus besoin de vision sur le&nbsp;<em>futur</em>&nbsp;du livre, nous avons besoin d&rsquo;historiciser notre relation au pr&eacute;sent, dans son caract&egrave;re&nbsp;<em>impr&eacute;dictible</em>&nbsp;pour assumer notre responsabilit&eacute; dans la transmission et l&rsquo;exercice de la litt&eacute;rature.&nbsp;&raquo; (Fran&ccedil;ois Bon&nbsp;<a href="#_ftnref1" name="_ftn1">[1]</a>)</p> <div class="entry-content"> <p style="text-align: justify;">Les mutations actuelles de l&rsquo;&eacute;dition, technologiques comme &eacute;conomiques, bouleversent les normes d&rsquo;un monde &laquo;&nbsp;litt&eacute;raire&nbsp;&raquo; souvent tax&eacute; de technophobie et par nature fond&eacute; sur la continuit&eacute; de sa propre tradition. Aussi bien au niveau de la production (traitements de texte sp&eacute;cifiques, facilit&eacute; accrue de l&rsquo;auto-&eacute;dition sur des plateformes ad hoc) que de la r&eacute;ception (court-circuitage des instances de l&eacute;gitimation via la n&eacute;buleuse de l&rsquo;internet et les blogs, &eacute;mergence de nouveaux prestataires de tendance monopolistique), rien ne devrait longtemps subsister des apparences actuelles. Dans quelle mesure les &eacute;crivains, par-del&agrave; les protestations, se montrent-ils ouverts &agrave; ces mutations&nbsp;? Si, dans <em>Premier bilan apr&egrave;s l&rsquo;Apocalypse&nbsp;</em><a href="#_ftnref2" name="_ftn2">[2]</a>, la fin du livre papier signifiait pour Fr&eacute;d&eacute;ric Beigbeder celle de la litt&eacute;rature, d&rsquo;autres, Fran&ccedil;ois Bon en t&ecirc;te, sont pr&ecirc;ts &agrave; tenter l&rsquo;aventure en se confrontant au risque du num&eacute;rique&nbsp;: les auteurs et les &eacute;diteurs doivent de toute urgence inventer les nouvelles formes de leur m&eacute;tier, oser &laquo;&nbsp;quitter le livre papier, cette beaut&eacute; de mati&egrave;re, 300 ans d&rsquo;histoire, parce que cet objet ne peut plus attraper le monde en face de lui&nbsp;<a href="#_ftnref3" name="_ftn3">[3]</a>.&nbsp;&raquo;</p> <p style="text-align: justify;">Le symbole le plus br&ucirc;lant de ce d&eacute;bat global c&rsquo;est donc bien l&rsquo;objet-livre lui-m&ecirc;me, auquel la litt&eacute;rature a fini par s&rsquo;identifier, rendant indissociables contenu et support. Avec l&rsquo;apparition, annonc&eacute;e irr&eacute;versible, des tablettes et autres &laquo;&nbsp;machines &agrave; lire&nbsp;<a href="#_ftnref4" name="_ftn4">[4]</a>&nbsp;&raquo;, et malgr&eacute; tous les efforts touchants de celles-ci pour simuler jusqu&rsquo;au bruit de pages qui tournent, on craint qu&rsquo;avec l&rsquo;objet disparaisse tout un pass&eacute; culturel qu&rsquo;il symbolise, un monde d&rsquo;habitudes, de pratiques, mais aussi de sensations qui font partie de l&rsquo;imaginaire commun des auteurs et des lecteurs&nbsp;<a href="#_ftnref5" name="_ftn5">[5]</a>. Et vacille aussi la certitude que le Savoir peut &ecirc;tre enclos quelque part, dans des limites spatiales et mat&eacute;rielles, celles du livre, que &laquo;&nbsp;la pens&eacute;e, produit sp&eacute;cifiquement immat&eacute;riel, trouve demeure en un lieu qui la transforme en une mat&eacute;rialit&eacute; que nos sens de la vue et du toucher peuvent appr&eacute;hender&nbsp;&raquo; et qui &laquo;&nbsp;lui&nbsp;assure une permanence qui lui permet de d&eacute;fier le temps, donc la mort&nbsp;<a href="#_ftnref6" name="_ftn6">[6]</a>&nbsp;&raquo;. Et pourtant le livre &eacute;lectronique pourrait bien n&rsquo;&ecirc;tre que l&rsquo;ultime avatar du livre&nbsp;<a href="#_ftnref7" name="_ftn7">[7]</a>, au mieux une &eacute;tape transitoire, au pire une r&eacute;gression eu &eacute;gard aux promesses de l&rsquo;&eacute;lectronique. Car l&rsquo;heure est plut&ocirc;t &agrave; la diss&eacute;mination des textes sur internet, &agrave; leur circulation sur les r&eacute;seaux. Le livre n&rsquo;est plus &laquo;&nbsp;v&eacute;cu comme un mat&eacute;riau de construction&nbsp;&raquo;, solide pav&eacute; &eacute;difiant les murs de nos biblioth&egrave;ques, ces demeures de la pens&eacute;e, il se d&eacute;forme, se d&eacute;compose, se disperse, devient texte-flux. Qu&rsquo;est-ce qu&rsquo;un livre quand il n&rsquo;a plus de support physique&nbsp;? Le livre sera-t-il disloqu&eacute; par le web&nbsp;<a href="#_ftnref8" name="_ftn8">[8]</a>, &agrave; l&rsquo;heure o&ugrave; s&rsquo;imposent de nouvelles mani&egrave;res de lire, fragmentaires et segment&eacute;es (l&rsquo;interface de blog, de Twitter, de Facebook&hellip;), o&ugrave; apparaissent de nouveaux formats d&rsquo;&eacute;criture qui privil&eacute;gient la d&eacute;multiplication des textes courts, le dispositif et le <em>work in progress</em> de l&rsquo;&oelig;uvre&nbsp;? Le concept d&rsquo;hypertexte, comme l&rsquo;explique Christian Vandendorpe, s&rsquo;est construit contre la r&eacute;alit&eacute; du livre et du texte sur papier&nbsp;<a href="#_ftnref9" name="_ftn9">[9]</a>, contre sa lin&eacute;arit&eacute;, concept-repoussoir de la modernit&eacute;, qui a partie li&eacute;e avec la notion d&rsquo;autorit&eacute;&nbsp;:</p> <blockquote> <p style="text-align: justify; padding-left: 30px;">On peut voir l&rsquo;hypertexte comme un &eacute;parpillement de textes non hi&eacute;rarchis&eacute;s entre eux, notion qui, d&rsquo;embl&eacute;e, &eacute;voque une image de d&eacute;sordre et contraste avec le bel ordonnancement du livre et sa r&eacute;gularit&eacute; m&eacute;canique. La nouvelle technologie du texte a ainsi toutes les apparences d&rsquo;un chaos primordial appel&eacute; &agrave; balayer l&rsquo;ordre ancien et d&rsquo;o&ugrave; pourrait bien na&icirc;tre une nouvelle civilisation.</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">L&rsquo;ombre de la fin du livre est donc tomb&eacute;e sur la galaxie Gutenberg. Une fois de plus&nbsp;? Car s&rsquo;il convient de penser ces mutations dans leurs sp&eacute;cificit&eacute;s actuelles et vraiment in&eacute;dites, le th&egrave;me n&rsquo;est pas pour autant neuf. Implicitement, il est contenu dans le fait que le livre est lui-m&ecirc;me le produit de mutations techniques et de concurrences m&eacute;diatiques, et par l&agrave;-m&ecirc;me susceptible de d&eacute;clin historique &ndash; le fameux &laquo;&nbsp;ceci tuera cela&nbsp;&raquo;&nbsp;: &laquo;&nbsp;sous la forme imprimerie&nbsp;&raquo;, &eacute;crit Hugo (mais nous pourrions aujourd&rsquo;hui lui substituer la formule &laquo;&nbsp;&agrave; l&rsquo;heure du num&eacute;rique&nbsp;&raquo;), &laquo;&nbsp;la pens&eacute;e est plus imp&eacute;rissable que jamais&nbsp;; elle est volatile, insaisissable, indestructible. Elle se m&ecirc;le &agrave; l&rsquo;air [&hellip;] elle se fait troupe d&rsquo;oiseaux, s&rsquo;&eacute;parpille aux quatre vents, et occupe &agrave; la fois tous les points de l&rsquo;air et de l&rsquo;espace&nbsp;&raquo;. Comment, en lisant cette phrase, ne pas songer &agrave; internet et &agrave; ses possibilit&eacute;s infinies en mati&egrave;re de diffusion des textes&nbsp;? Comme l&rsquo;indique Bertrand Gervais, &laquo; L&rsquo;imaginaire de la fin se saisit d&rsquo;une transition, que ce soit celle du roman ou du livre &ndash; quand ce n&rsquo;est pas celle d&rsquo;une soci&eacute;t&eacute;, d&rsquo;une civilisation tout enti&egrave;re &ndash;, et l&rsquo;exploite comme crise. Et puisque les fins frappent l&rsquo;imagination, l&rsquo;id&eacute;e se r&eacute;pand comme une tra&icirc;n&eacute;e de poudre et s&rsquo;impose comme une v&eacute;rit&eacute;, sans cesse r&eacute;it&eacute;r&eacute;e&nbsp;<a href="#_ftnref10" name="_ftn10">[10]</a>&nbsp;&raquo;. Au XVIII<sup>e</sup> si&egrave;cle Mercier, dans <em>L&rsquo;An deux mille quatre cent quarante</em>, imagine la quasi-disparition des livres&nbsp;; &agrave; la fin du si&egrave;cle suivant le m&ecirc;me fantasme de finitude est r&eacute;activ&eacute;&nbsp;<a href="#_ftnref11" name="_ftn11">[11]</a>, mais dans un contexte bien particulier, &eacute;voqu&eacute; ici par Jean-Christophe Valtat et Evanghelia Stead&nbsp;: au cours du&nbsp;XIX<sup>e</sup> si&egrave;cle, avec le d&eacute;veloppement industriel de l&rsquo;&eacute;dition, la masse de livres s&rsquo;est accrue de mani&egrave;re ph&eacute;nom&eacute;nale&nbsp;<a href="#_ftnref12" name="_ftn12">[12]</a>. Le march&eacute; du livre est engorg&eacute; et l&rsquo;on rend la presse et sa publicit&eacute; responsables de cette inflation de volumes de mauvaise qualit&eacute;. Les r&eacute;actions sont de deux types&nbsp;: rejet du livre ou f&eacute;tichisme bibliomaniaque. C&rsquo;est la premi&egrave;re qui est examin&eacute;e par Jean-Christophe Valtat dans son article consacr&eacute; aux sp&eacute;culations d&rsquo;Octave Uzanne et Edward Bellamy dans <em>La Fin des livres</em> et <em>With the Eyes Shut</em>. L&rsquo;invention future du livre phonographique, commode, confortable, et, comme aujourd&rsquo;hui l&rsquo;&oelig;uvre num&eacute;rique, capable de s&rsquo;hybrider et de se passer de tout interm&eacute;diaire pour sa publication, est &agrave; la fois le meilleur moyen d&rsquo;&eacute;chapper &agrave; l&rsquo;engloutissement mat&eacute;riel par les livres tout en garantissant l&rsquo;acc&egrave;s du plus grand nombre &agrave; la litt&eacute;rature. D&rsquo;autres plaident en faveur d&rsquo;une singularisation du livre contre le livre industriel et bon march&eacute;. &Eacute;vangh&eacute;lia Stead examine dans les livres fin-de-si&egrave;cle la concurrence de l&rsquo;image et du texte&nbsp;<a href="#_ftnref13" name="_ftn13">[13]</a>. Au cours du XIX<sup>e</sup> si&egrave;cle les auteurs, d&eacute;sireux de retrouver une correspondance entre les arts, veulent unir les expressions verbales et graphiques&nbsp;: c&rsquo;est le succ&egrave;s du livre illustr&eacute; qui s&rsquo;ach&egrave;te davantage pour ses vignettes que pour le texte. Mais ce produit industriel peut aussi devenir un creuset d&rsquo;exp&eacute;rimentation, d&rsquo;hybridation du texte et de l&rsquo;image, qui conduira &agrave; la d&eacute;couverte de nouveaux langages. Dans les deux cas &eacute;voqu&eacute;s ci-dessus ce sont les fronti&egrave;res de la litt&eacute;rarit&eacute; qui sont explor&eacute;es (virage vers l&rsquo;oralit&eacute;, remise en question de l&rsquo;ordre s&eacute;mantique par l&rsquo;ordre graphique) &agrave; l&rsquo;heure o&ugrave; celle-ci est questionn&eacute;e par de profondes mutations culturelles, dans une situation de &laquo;&nbsp;bascule&nbsp;&raquo;, dirait Fran&ccedil;ois Bon. Et l&rsquo;on y verra moins un &eacute;loge fun&egrave;bre du livre qu&rsquo;une preuve de vitalit&eacute; de la litt&eacute;rature qui s&rsquo;invente ici et qui par exemple s&rsquo;&eacute;panouira, &agrave; partir des ann&eacute;es cinquante, dans les &oelig;uvres de po&eacute;sie concr&egrave;te et spatiale (Pierre Garnier), ou dans celles des po&egrave;tes sonores (Henri Chopin, Bernard Heidsieck). Catherine Soulier montre comment ces derniers oscillent entre d&rsquo;une part le rejet de l&rsquo;id&eacute;ologie du texte et du carcan de l&rsquo;objet-livre et d&rsquo;autre part un certain f&eacute;tichisme du livre, outil malgr&eacute; tout n&eacute;cessaire de l&eacute;gitimation de la po&eacute;sie sonore.</p> <p style="text-align: justify;">Eux donc n&rsquo;ont pas r&ecirc;v&eacute; l&rsquo;incendie des biblioth&egrave;ques, mais &agrave; la m&ecirc;me &eacute;poque, le num&eacute;ro 47 de mars 1974 de <em>L&rsquo;Art vivant</em> intitul&eacute; &laquo;&nbsp;Biblioclastes&hellip; bibliophiles&nbsp;&raquo;, et qui sert de point de d&eacute;part &agrave; la r&eacute;flexion de Beno&icirc;t Tane, revient sur le fantasme de destruction des livres en &eacute;voquant non seulement le c&eacute;l&egrave;bre <em>Fahrenheit 451</em> de Ray Bradbury (1955 et l&rsquo;adaptation de Truffaut date de 1966), mais surtout le roman <em>Die Blendung</em> d&rsquo;Elias Canetti bien ant&eacute;rieur (1935), mais republi&eacute; en fran&ccedil;ais en 1968 sous le titre <em>Auto-da-f&eacute;</em>. Dans ce dernier, la bibliophilie pouss&eacute;e jusqu&rsquo;&agrave; l&rsquo;obsession du collectionneur misanthrope Peter Kien s&rsquo;inverse en biblio-folie. Le medium livre, loin de dispara&icirc;tre, semble pourtant se vider de toute substance, devenir un objet vulgaire totalement inadapt&eacute; au monde nouveau qui se pr&eacute;pare. Martina Stemberger poursuit cette exploration du discours biblio-apocalyptique en envisageant le champ litt&eacute;raire ultra contemporain et notamment le technopessimisme d&rsquo;un Fr&eacute;d&eacute;ric Beigbeder nostalgique de la chair du livre et menant une croisade acharn&eacute;e contre le livre num&eacute;rique, livre-fant&ocirc;me, et contre les formes litt&eacute;raires poursuivant le non-livre, notamment l&rsquo;hypertexte qui &eacute;branle le monument auctorial. On a compris que pour certains, et Beigbeder en fait partie, la &laquo;&nbsp;fin du livre&nbsp;&raquo; signifie la fin de la &laquo;&nbsp;culture litt&eacute;raire&nbsp;&raquo; et d&rsquo;une certaine conception, &eacute;litiste, de cette culture. Dans quelle mesure la litt&eacute;rature est-elle exclusivement li&eacute;e au livre et peut-il en exister de nouvelles esp&egrave;ces, par exemple sous forme &eacute;lectronique&nbsp;?</p> <p style="text-align: justify;">Et si, comme le propose Anne Coignard en s&rsquo;appuyant sur le th&egrave;me de &laquo;&nbsp;l&rsquo;id&eacute;e du livre&nbsp;&raquo; chez Jacques Derrida, l&rsquo;on cessait d&rsquo;envisager la fin du livre comme fin du livre-papier ou saut dans l&rsquo;apr&egrave;s-livre, mais comme tension ou probl&egrave;me travaillant depuis toujours le texte lui-m&ecirc;me, tension non r&eacute;solue entre l&rsquo;id&eacute;e du livre et le travail de l&rsquo;&eacute;criture&nbsp;? C&rsquo;est l&rsquo;image concurren&ccedil;ant le texte ou le contredisant dans les exemples &eacute;voqu&eacute;s par&nbsp;&Eacute;vangh&eacute;lia Stead, ce sont les notes de bas de page prolif&eacute;rant jusqu&rsquo;&agrave; mimer l&rsquo;impossible pr&eacute;sentation lin&eacute;aire de la pens&eacute;e dans <em>La Reprise</em> de Robbe Grillet examin&eacute; par Anne Coignard, ou encore, dans l&rsquo;article d&rsquo;Ana&iuml;s Guilet, l&rsquo;hybridation du roman de John Barth <em>Coming Soon!!! </em>A Narrative<em>&nbsp;</em>int&eacute;grant les caract&eacute;ristiques propres &agrave; la cyberculture dans un dialogue entre livre et &eacute;cran, entre r&eacute;cit traditionnel et hypertexte. Le num&eacute;rique a certes transform&eacute; nos modalit&eacute;s de cr&eacute;ation et de r&eacute;flexion, mais la culture issue du num&eacute;rique est n&eacute;e bien avant la technologie de l&rsquo;ordinateur. Le non-lin&eacute;aire existait d&eacute;j&agrave; dans des &oelig;uvres n&eacute;cessitant une lecture tabulaire (celles de Laurence Sterne ou Italo Calvino par exemple). Les formes br&egrave;ves, s&eacute;quenc&eacute;es se trouvent d&eacute;j&agrave; chez Balzac ou dans les cahiers ou paperoles proustiens et les cent vingt mots quotidiens que s&rsquo;imposait Stevenson peuvent faire songer aux cent quarante signes impartis par Twitter dans lesquels certains &eacute;crivains voient l&rsquo;occasion d&rsquo;un nouvel exercice de style. Ce nouveau paradigme dans lequel nous avons parfois le sentiment d&rsquo;entrer n&rsquo;est peut-&ecirc;tre que la continuation d&rsquo;un processus engag&eacute; depuis d&eacute;j&agrave; plusieurs si&egrave;cles. Et Fran&ccedil;ois Bon d&rsquo;&eacute;mettre l&rsquo;hypoth&egrave;se suivante&nbsp;: &laquo;&nbsp;[&hellip;] l&rsquo;id&eacute;e de rupture est peut-&ecirc;tre inh&eacute;rente au livre qui n&rsquo;a jamais vraiment eu de&nbsp;forme &ldquo;traditionnelle&rdquo;, en tout cas aucune qui puisse participer de la d&eacute;finition m&ecirc;me du livre [&hellip;]&nbsp;<a href="#_ftnref14" name="_ftn14">[14]</a>&nbsp;&raquo;. La litt&eacute;rature et l&rsquo;id&eacute;e du livre exc&egrave;dent en effet le livre, &agrave; l&rsquo;image de ces &laquo;&nbsp;blocs noirs de litt&eacute;rature qui se sont dispens&eacute;s du livre pour se constituer comme tels&nbsp;<a href="#_ftnref15" name="_ftn15">[15]</a>&nbsp;&raquo;&nbsp;: les notes prises par Ren&eacute; Char dans <em>Fureur et Myst&egrave;re</em>, la correspondance de Madame de S&eacute;vign&eacute; &eacute;voqu&eacute;s par Fran&ccedil;ois Bon, lui qui nous invite &agrave; vivre cette mutation des supports comme &laquo;&nbsp;insigne chance&nbsp;&raquo; d&rsquo;&nbsp;&laquo;&nbsp;&eacute;prouver &agrave; nouveau la litt&eacute;rature&nbsp;&raquo;. Un certain nombre de ses livres depuis <em>Tumulte</em> (2005-2006) a d&rsquo;abord &eacute;t&eacute; &eacute;crit en ligne sur son site avant de faire l&rsquo;objet d&rsquo;une version imprim&eacute;e, mais d&rsquo;autres &oelig;uvres explorant diverses possibilit&eacute;s de l&rsquo;&eacute;criture web (hyperliens, int&eacute;gration d&rsquo;images, de sons, de videos, programmation al&eacute;atoire&hellip;) donnent lieu &agrave; des &eacute;ditions num&eacute;riques adapt&eacute;es de l&rsquo;original, l&rsquo;enjeu &eacute;tant une certaine ad&eacute;quation du texte et du monde. Et d&rsquo;autres ne sont visibles que sur le site, &agrave; la fois biblioth&egrave;que et laboratoire de l&rsquo;&oelig;uvre. Fran&ccedil;ois Bon cite Walter Benjamin&nbsp;:</p> <blockquote> <p style="text-align: justify; padding-left: 30px;">Tout indique maintenant que le livre sous sa forme traditionnelle approche de sa fin [&hellip;] L&rsquo;&eacute;criture qui avait trouv&eacute; asile dans le livre imprim&eacute; est impitoyablement tra&icirc;n&eacute;e dans la rue par les publicit&eacute;s et soumise aux h&eacute;t&eacute;ronomies brutales du chaos &eacute;conomique. Et avant que l&rsquo;homme contemporain en vienne &agrave; ouvrir un livre, un tourbillon si &eacute;pais de lettres instables, color&eacute;es, discordantes, lui est tomb&eacute; sur les yeux que les probabilit&eacute;s pour qu&rsquo;il p&eacute;n&egrave;tre dans le silence archa&iuml;que du livre sont devenues tr&egrave;s faibles&nbsp;<a href="#_ftnref16" name="_ftn16">[16]</a>.&nbsp;&raquo;</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Et le cr&eacute;ateur du site Tiers Livre d&rsquo;ajouter&nbsp;: &laquo;&nbsp; comment installer, nous, dans le tourbillon instable et color&eacute; du Web, ces espaces de l&rsquo;intime, de l&rsquo;imaginaire, de l&rsquo;&eacute;cart&nbsp;?&nbsp;&raquo; L&rsquo;enjeu en effet est de taille et seront &agrave; la hauteur de celui-ci ceux seulement qui auront su se rendre accessibles les contraintes techniques&nbsp;: &laquo;&nbsp;Approprions-nous le vocabulaire des flux et des formats comme les auteurs de la Renaissance se sont saisis de la page imprim&eacute;e et de son vocabulaire et de ce qu&rsquo;elle changeait &agrave; l&rsquo;id&eacute;e m&ecirc;me du livre&nbsp;<a href="#_ftnref17" name="_ftn17">[17]</a>.&nbsp;&raquo; L&rsquo;histoire du livre est celle d&rsquo;une incessante remise en question de l&rsquo;&oelig;uvre comme cl&ocirc;ture qui culmine avec le r&eacute;seau et ses multiples usages d&rsquo;&eacute;criture mi-collective, mi-individuelle. Une &oelig;uvre perp&eacute;tuellement en train de s&rsquo;&eacute;crire, de se construire et de se d&eacute;construire. Pour Fran&ccedil;ois Bon le nouveau livre c&rsquo;est le site, le site comme monde ou livre-monde&nbsp;: &laquo;&nbsp;nous serions alors chacun l&rsquo;&eacute;crivain d&rsquo;un seul livre. Ce livre grandirait en nous, il serait comme un arbre. Il serait fait de toutes nos traces, porterait &agrave; jamais toutes les cicatrices et les coupures. Nous grandirions notre livre [&hellip;] nous saurions l&rsquo;&eacute;laguer, le sculpter. Nous ne travaillerions pas &agrave; un livre. Nous travaillerions chacun &agrave; un arbre&nbsp;<a href="#_ftnref18" name="_ftn18">[18]</a>&nbsp;&raquo;. Une &oelig;uvre-somme ouverte, unique, gargantuesque, &laquo;&nbsp;une sorte d&rsquo;amplification embo&icirc;t&eacute;e, en spirale, qui nierait toute id&eacute;e du livre clos, voire m&ecirc;me toute id&eacute;e d&rsquo;&ecirc;tre rassembl&eacute;e en livre&nbsp;<a href="#_ftnref19" name="_ftn19">[19]</a>&nbsp;&raquo;.</p> <p style="text-align: justify;">Partons donc de l&rsquo;hypoth&egrave;se que cette fin du livre fait partie int&eacute;grante de l&rsquo;imaginaire litt&eacute;raire. C&rsquo;est &agrave; une r&eacute;flexion autour de l&rsquo;histoire litt&eacute;raire de cette notion (et de ses limites) que le RIRRA21 souhaite convier les lecteurs de ce dossier&nbsp;<a href="#_ftnref20" name="_ftn20">[20]</a>. On envisagera bien s&ucirc;r &laquo;&nbsp;la fin du livre&nbsp;&raquo; sous sa forme pessimiste et apocalyptique, qui tient, comme on l&rsquo;a dit, &agrave; l&rsquo;identification partielle de la litt&eacute;rature &agrave; l&rsquo;objet-livre. Mais il faudra &eacute;galement se demander dans quelle mesure la fin du livre n&rsquo;a pas aussi &eacute;t&eacute;, notamment pour une litt&eacute;rature d&rsquo;avant-garde qui n&rsquo;a cess&eacute; de jouer avec les limites spatiales ou typographiques, ou pour une litt&eacute;rature d&rsquo;anticipation, un th&egrave;me &eacute;galement positif, tout autant qu&rsquo;une fatalit&eacute;, la promesse d&rsquo;un renouvellement formel plus en prise avec le contemporain et le futur. Et si la &laquo;&nbsp;fin du livre&nbsp;&raquo;, loin d&rsquo;&ecirc;tre la &laquo;&nbsp;fin de l&rsquo;&eacute;crit&nbsp;&raquo;, n&rsquo;&eacute;tait pas tant &laquo;&nbsp;la fin de la litt&eacute;rature&nbsp;&raquo; que le d&eacute;but d&rsquo;une autre&nbsp;?</p> <h3 style="text-align: justify;">Notes<br /> &nbsp;</h3> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftn1" name="_ftnref1">[1]</a> Fran&ccedil;ois Bon, &laquo;&nbsp;Dans ma biblioth&egrave;que | ma premi&egrave;re liseuse num&eacute;rique&nbsp;&raquo;, Tiers Livre, <a href="http://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article4058" target="_blank">article 4058</a>.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftn2" name="_ftnref2">[2]</a> Fr&eacute;d&eacute;ric Beigbeder, <em>Premier bilan apr&egrave;s l&rsquo;Apocalypse</em>, Paris, Grasset, 2011.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftn3" name="_ftnref3">[3]</a> Propos de Fran&ccedil;ois Bon, conversation avec Fr&eacute;d&eacute;ric Beigbeder, &laquo;&nbsp;<a href="http://www.lexpress.fr/culture/livre/frederic-beigbeder-face-a-francois-bon-le-livre-numerique-est-il-une-apocalypse_1051089.html" target="_blank">Le livre num&eacute;rique est-il une apocalypse</a>&nbsp;&raquo;, rubrique &laquo;&nbsp;Livres&nbsp;&raquo; de LEXPRESS.fr/Culture, publi&eacute; par Laurent Martinet le 15/11/2011.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftn4" name="_ftnref4">[4]</a> Thierry Grillet, &laquo;&nbsp;L&rsquo;&Egrave;re des machines &agrave; lire&nbsp;&raquo;, <em>Le Monde</em>, 14 juin 2012.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftn5" name="_ftnref5">[5]</a> &laquo;&nbsp;Je me souviens des livres. Je me souviens d&rsquo;un livre que j&rsquo;ai lu. Je me souviens de la taille, du poids, de l&rsquo;&eacute;paisseur, du toucher&nbsp;&raquo;, Fran&ccedil;ois Bon, <em>Apr&egrave;s le livre</em>, [&eacute;paisseur].</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftn6" name="_ftnref6">[6]</a> Yvonne Johannot, &laquo;&nbsp;<a href="http://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-1978-04-0251-002" target="_blank">Qu&rsquo;est-ce qu&rsquo;un livre&nbsp;?&nbsp;</a>&raquo;, Bulletin des Biblioth&egrave;ques de France, avril 1978, n&ordm;4.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftn7" name="_ftnref7">[7]</a> On lira &agrave; ce sujet la conf&eacute;rence de Jean Cl&eacute;ment &agrave; la Biennale du Savoir de Lyon en 2000&nbsp;: &laquo;&nbsp;Le e-book est-il le futur du livre&nbsp;?&nbsp;&raquo;, dans <em>Les Savoirs d&eacute;rout&eacute;s</em>, Villeurbanne, Presses de l&rsquo;enssib, 2000.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftn8" name="_ftnref8">[8]</a> &laquo;&nbsp;<a href="http://novovision.fr/?s=le+livre+sera+disloqu%C3%A9+par+le+web" target="_blank">Comme l&rsquo;album et le journal, le livre sera disloqu&eacute; par le web&nbsp;</a>&raquo;, nov&ouml;vision [internet, information et soci&eacute;t&eacute;], par narvic, post du 1<sup>er</sup> f&eacute;vrier 2009.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftn9" name="_ftnref9">[9]</a> Christian Vandendorpe, RS/SI, vol. 17 (1997), nos 1-2-3, p. 271-286.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftn10" name="_ftnref10">[10]</a> Bertrand Gervais, &laquo;&nbsp;<a href="https://www.erudit.org/revue/etudlitt/1999/v31/n2/501234ar.html" target="_blank">La mort du roman&nbsp;: d&rsquo;un m&eacute;lodrame et de ses avatars</a>&nbsp;&raquo;, <em>&Eacute;tudes litt&eacute;raires</em>, vol. 31, n&ordm;2, hiver 1999, p. 53-70.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftn11" name="_ftnref11">[11]</a> Dans la continuit&eacute; de la journ&eacute;e d&rsquo;&eacute;tude &laquo;&nbsp;La Fin du livre&nbsp;: une histoire sans fin&nbsp;&raquo; dont est issu le pr&eacute;sent dossier, Corinne Saminadayar-Perrin a organis&eacute; les 15 octobre et 28 novembre 2014 deux journ&eacute;es d&rsquo;&eacute;tude consacr&eacute;es &agrave; une arch&eacute;ologie de la &laquo;&nbsp;Mort du livre&nbsp;&raquo; et intitul&eacute;es &laquo;&nbsp;La Mort du livre, Acte I&nbsp;: l&rsquo;&acirc;ge du papier, 1800-1914&nbsp;&raquo; (RIRRA21). Actes &agrave; para&icirc;tre dans la revue <em>Autour de Vall&egrave;s</em>, n&deg;45, 2015.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftn12" name="_ftnref12">[12]</a> Voir &agrave; ce sujet l&rsquo;article de Daniel Sangsue, &laquo;&nbsp;D&eacute;mesures du livre&nbsp;&raquo;, <em>Romantisme</em>, 1990, n&deg;69, p. 43-60.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftn13" name="_ftnref13">[13]</a> &Eacute;vangh&eacute;lia Stead<em>, La Chair du livre. Mat&eacute;rialit&eacute;, imaginaire et po&eacute;tique du livre fin-de-si&egrave;cle</em>, Paris, Presses de l&rsquo;universit&eacute; Paris-Sorbonne, 2012.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftn14" name="_ftnref14">[14]</a> Fran&ccedil;ois Bon, &laquo;&nbsp;Tout indique maintenant que le livre sous sa forme traditionnelle approche de sa fin&nbsp;&raquo;, Tiers Livre, <a href="http://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article2335" target="_blank">article 2335</a>.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftn15" name="_ftnref15">[15]</a> Fran&ccedil;ois Bon, &laquo;&nbsp;&Eacute;crivains sans livre&nbsp;: S&eacute;vign&eacute;&nbsp;&raquo;, Tiers Livre, <a href="http://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article2345" target="_blank">article 2345</a>.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftn16" name="_ftnref16">[16]</a> Walter Benjamin, <em>Sens unique</em>, 1927. Cit&eacute; par Fran&ccedil;ois Bon dans <a href="http://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article2335" target="_blank">l&rsquo;article 2335</a> de Tiers Livre.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftn17" name="_ftnref17">[17]</a> Fran&ccedil;ois Bon, <em>Apr&egrave;s le livre</em>, Paris, Le Seuil, 2011.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftn18" name="_ftnref18">[18]</a> Fran&ccedil;ois Bon, &laquo;&nbsp;Nous serions alors l&rsquo;&eacute;crivain d&rsquo;un seul livre&nbsp;&raquo;, Tiers Livre, <a href="http://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article2355" target="_blank">article 2355</a>.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftn19" name="_ftnref19">[19]</a> Fran&ccedil;ois Bon, &laquo;&nbsp;Portrait de moi en perdu, de l&rsquo;&eacute;criture&nbsp;&raquo;, dans <em>Tumulte</em>, fragment 110, Paris, Fayard, 2006, p.&nbsp;231.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftn20" name="_ftnref20">[20]</a> Ce dossier rassemble les communications pr&eacute;sent&eacute;es lors de la journ&eacute;e d&rsquo;&eacute;tude &laquo;&nbsp;La Fin du livre&nbsp;: une histoire sans fin&nbsp;&raquo;, organis&eacute;e le 22 mars 2013 &agrave;&nbsp;Montpellier par Florence Th&eacute;rond et Jean-Christophe Valtat /&nbsp;RIRRA21 (programme anim&eacute; par Florence Th&eacute;rond&nbsp;: &laquo;&nbsp;La litt&eacute;rature &agrave; l&rsquo;heure du num&eacute;rique&nbsp;: nouvelles pratiques, nouvelles postures&nbsp;&raquo;).</p> </div>