<div class="entry-content"> <h3>Abstract</h3> <p>From a poem written by Victor Segalen, &ldquo;Moment,&rdquo; from Steles, composed in 1912, we propose to think (to dream) numerical writing by the yardstick of the chinese concept of <em>Wen </em>: word snatched from time. This punctum of the present, at once fixes it and names it, could also reinvent it and making possible our present. Hypothesis : this poem would name the moment analogous to that of digital writing : would name the time in which it plunges, which is that of the instant &ndash; an upsurge and an abyss, an impulse and a loss, an apocalypse, a disaster and an epiphany.</p> <p><strong>Keywords</strong></p> <p class="meta-tags">digital writing, time, intensity, plasticity, radicality, Segalen</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <h2><span id="1_Moment_enjeux_du_Wen">1. Moment &ndash; enjeux du W&ecirc;n</span><br /> &nbsp;</h2> <blockquote> <p style="text-align: right;"><strong><em>Moment</em></strong><br /> Ce que je sais d&rsquo;aujourd&rsquo;hui, en h&acirc;te je l&rsquo;impose &agrave; ta surface, pierre plane, &eacute;tendue visible et pr&eacute;sente ;<br /> Ce que je sens, &mdash; comme aux entrailles l&rsquo;&eacute;treinte de la chute, je l&rsquo;&eacute;tale sur ta peau, robe de soie fra&icirc;che et mouill&eacute;e ;<br /> Sans autre pli, que la moire de tes veines&nbsp;:&nbsp;sans recul, hors l&rsquo;&eacute;cart de mes yeux pour te bien lire ; sans profondeur, hormis l&rsquo;incuse n&eacute;cessaire &agrave; tes creux.<br /> Qu&rsquo;ainsi, rejet&eacute; de moi, ceci, que Je sais d&rsquo;aujourd&rsquo;hui, si franc, si f&eacute;cond et si clair, me toise, et m&rsquo;&eacute;paule &agrave; jamais sans d&eacute;faillance.<br /> J&rsquo;en perdrai la valeur enfouie et le secret, mais &ocirc; toi, tu radieras, m&eacute;moire solide, dur moment p&eacute;trifi&eacute;, gardienne haute<br /> De ceci&hellip; Quoi donc &eacute;tait-ce&hellip; D&eacute;j&agrave; d&eacute;lit&eacute;, d&eacute;compos&eacute;, d&eacute;j&agrave; bu, cela fermente sourdement d&eacute;j&agrave; dans mes limons insondables.<br /> Victor Segalen, <em>St&egrave;les</em></p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">&laquo;&nbsp;Sous les Han, voici deux mille ann&eacute;es &ndash; &eacute;crit Victor Segalen &ndash;, pour inhumer un cercueil, on dressait &agrave; chaque bout de la fosse de larges pi&egrave;ces de bois <a href="#_ftn1" name="_ftnref1">[1]</a>.&hellip;&nbsp;&raquo; St&egrave;les perc&eacute;es qui permettaient que descendent en terre les tombeaux &ndash; et sur lesquels on &eacute;crivait en m&eacute;moire du mort des mots secrets, &eacute;l&eacute;gies t&eacute;n&eacute;breuses ou joyeuses arrach&eacute;es &agrave; l&rsquo;instant de l&rsquo;&eacute;criture pour les si&egrave;cles &agrave; venir qui ne sauront pas les lire. &laquo;&nbsp;Le style doit &ecirc;tre ceci qu&rsquo;on ne peut pas dire un langage, car ceci n&rsquo;a point d&rsquo;&eacute;chos parmi les autres langages et ne saurait pas servir aux &eacute;changes quotidiens&nbsp;:&nbsp;le <em>W</em><em>&ecirc;n</em>. Jeu symbolique dont chacun des &eacute;l&eacute;ments, capables d&rsquo;&ecirc;tre tout, n&rsquo;emprunte sa fonction qu&rsquo;au lieu pr&eacute;sent qu&rsquo;il occupe ; sa valeur &agrave; ce fait qu&rsquo;il est ici et non point l&agrave; <a href="#_ftn2" name="_ftnref2">[2]</a>.&nbsp;&raquo;</p> <p style="text-align: justify;">Dans cette Chine imp&eacute;riale o&ugrave; le monde est un alphabet, chaque direction trace un signe dans l&rsquo;air. Au sud sont les st&egrave;les du pouvoir, celles de l&rsquo;Empereur et des dignitaires ; au nord celles de l&rsquo;amiti&eacute; ; &agrave; l&rsquo;est, consacr&eacute;es &agrave; l&rsquo;amour &ndash; et &agrave; l&rsquo;ouest, d&eacute;di&eacute;es &agrave; la guerre.</p> <p style="text-align: justify;">Et puis, il y a les autres st&egrave;les, plant&eacute;es au hasard le long des chemins o&ugrave; l&rsquo;on vient ici se perdre pour cela&nbsp;:&nbsp;se perdre et lire les st&egrave;les et la m&eacute;moire perdue, ce qui jadis &eacute;tait pr&eacute;sence pure et qui n&rsquo;est plus que signes &eacute;pars dans le lointain.</p> <p style="text-align: justify;">Enfin, il y a d&rsquo;autres st&egrave;les, qui &laquo;&nbsp;ne regardent ni le sud ni le nord, ni l&rsquo;est ni l&rsquo;occident, ni aucun des points interlopes, [et qui]&nbsp;d&eacute;signent le lieu par excellence, le <em>milieu</em>. Comme les dalles renvers&eacute;es ou les vo&ucirc;tes grav&eacute;es dans la face invisible, elles proposent leurs signes &agrave; la terre qu&rsquo;elles pressent d&rsquo;un sceau. Ce sont les d&eacute;crets d&rsquo;un autre empire, et singulier. On les subit ou on les r&eacute;cuse, sans commentaires ni gloses inutiles &mdash; d&rsquo;ailleurs sans confronter jamais le texte v&eacute;ritable&nbsp;:&nbsp;seulement les empreintes qu&rsquo;on lui d&eacute;robe <a href="#_ftn3" name="_ftnref3">[3]</a>.&nbsp;&raquo; Ce sont les st&egrave;les d&eacute;cisives, terribles et mineures. Les st&egrave;les du <em>moi</em>&nbsp;:&nbsp;non de l&rsquo;intime exacerb&eacute;e, plut&ocirc;t d&rsquo;un soi commun et insondable, partageable, ultimement d&eacute;rob&eacute; et offert par l&rsquo;&eacute;criture <a href="#_ftn4" name="_ftnref4">[4]</a>.</p> <p style="text-align: justify;">Segalen nomme <em>St&egrave;les </em>le recueil qu&rsquo;il compose en 1912 dans lequel il recompose les st&egrave;les vues dans P&eacute;kin, cherchant &agrave; traduire dans les mots de sa langue les id&eacute;ogrammes d&eacute;pos&eacute;s sur les pierres anciennes qui ont aval&eacute; les signes qu&rsquo;il t&acirc;che de d&eacute;chiffrer, de l&rsquo;autre c&ocirc;t&eacute; des si&egrave;cles, par-del&agrave; la langue et par-dessus les cadavres en poussi&egrave;re en l&rsquo;honneur de qui on creusa le bois, la pierre et la terre sous elle. <em>St&egrave;les, </em>ou la volont&eacute; de dire en retour la mort et la langue pour la traverser, de redoubler l&rsquo;&eacute;l&eacute;gie par l&rsquo;&eacute;criture, la d&eacute;signer <em>soudain</em>, et par l&agrave; inventer, encore et encore, les formes de vie qui la renverse.</p> <p style="text-align: justify;">Soit dans <em>St&egrave;les</em>, celles du milieu, et parmi elles, l&rsquo;une que Segalen nomme &laquo;&nbsp;Moment <a href="#_ftn5" name="_ftnref5">[5]</a>&nbsp;&raquo; &ndash;&nbsp;cette st&egrave;le qui d&eacute;signe le geste d&rsquo;&eacute;crire l&rsquo;instant et ce qu&rsquo;il d&eacute;robe de sa volont&eacute; pour toujours.</p> <p>C&rsquo;est une rupture, une br&egrave;che.</p> <p style="text-align: justify;">S&rsquo;y engouffre le geste enti&egrave;rement accompli d&rsquo;&eacute;crire qui s&rsquo;ab&icirc;me en lui. Le po&egrave;te rejoue la geste ancienne&nbsp;:&nbsp;il se penche sur la pierre pour dire l&rsquo;instant, et au moment o&ugrave; il d&eacute;pose les mots, l&rsquo;oubli le terrasse. Mais comble du paradoxe&nbsp;:&nbsp;le po&egrave;me est alors fait, de cet oubli m&ecirc;me qui demeure seule trace de l&rsquo;instant, signe &eacute;l&eacute;giaque qui porte en elle toute mort, et surtout celle qui met la mort au pass&eacute; <a href="#_ftn6" name="_ftnref6">[6]</a>.</p> <p style="text-align: justify;">Mais ce n&rsquo;est pas un geste miroir, ou tautologique de l&rsquo;&eacute;criture perdue en lui. Simplement, quand la pierre boit la lettre, quelque chose se d&eacute;compose, <em>dans l&rsquo;instant,</em> s&rsquo;arrache et s&rsquo;an&eacute;antit. Le temps de l&rsquo;&eacute;criture devient l&rsquo;espace d&rsquo;un instant, cet instant qui, se fixant, <em>produit son effacement</em>.</p> <p style="text-align: justify;">La pierre qui devait &ecirc;tre garante d&rsquo;un sens fixe et p&eacute;renne modifie les contours de la lettre et red&eacute;finit ces ombres&nbsp;&nbsp;:&nbsp;l&rsquo;espace de l&rsquo;&eacute;criture prend corps non plus dans le socle d&rsquo;une clart&eacute; &eacute;ternelle, mais au contraire au lieu d&rsquo;un secret transitoire, d&rsquo;un myst&egrave;re d&rsquo;autant plus insondable que celui qui l&rsquo;a d&eacute;pos&eacute; demeure &agrave; vif, et plus lourd encore d&rsquo;un trouble int&eacute;rieur, et non pas soulag&eacute; ou d&eacute;barrass&eacute; d&rsquo;un poids. Ce tressaillement prolong&eacute; rel&egrave;ve de l&rsquo;&eacute;criture autant que les lettres grav&eacute;es&nbsp;:&nbsp;et entre la vitesse du d&eacute;sir d&rsquo;&eacute;crire et la p&eacute;rennit&eacute; recherch&eacute;e, quelque chose fraie et d&eacute;chire davantage, qui est le <em>moment d&rsquo;un instant</em>&nbsp;:&nbsp;ce temps suspendu, qui n&rsquo;appartient ni &agrave; la pierre ni &agrave; soi, mais peut-&ecirc;tre au temps lui-m&ecirc;me&nbsp;:&nbsp;celui du <em>W&ecirc;n</em>.</p> <p style="text-align: justify;">Le mot <em>W&ecirc;n</em> est intraduisible&nbsp;:&nbsp;il est l&rsquo;id&eacute;ogramme chinois qui peut d&eacute;signer, faute de mieux, <em>l&rsquo;&eacute;crit. </em>Ou l&rsquo;&eacute;criture ? C&rsquo;est litt&eacute;ralement un <em>croisement des traits&nbsp;</em><a href="#_ftn7" name="_ftnref7">[7]</a><em>. </em>Ce peut-&ecirc;tre un tatouage, des lignes &ndash; <em>l&rsquo;aventure</em> de leur rencontre, comme l&rsquo;&eacute;crira Michaux&nbsp;<a href="#_ftn8" name="_ftnref8">[8]</a> &ndash;, des dessins qui finissent par d&eacute;gager des formes. C&rsquo;est le visible des choses, telles qu&rsquo;elles sont retranscrites &agrave; la surface du monde. Le W&ecirc;n d&eacute;signe surtout quelque chose de primitif, &agrave; la racine de l&rsquo;&ecirc;tre&nbsp;:&nbsp;une figuration simple arrach&eacute;e &agrave; l&rsquo;aura m&ecirc;me du r&eacute;el. C&rsquo;est d&rsquo;ailleurs le racine de tous les termes aujourd&rsquo;hui employ&eacute; pour &eacute;voquer le fait de tracer des lignes&nbsp;:&nbsp;&laquo;&nbsp;&eacute;criture&nbsp;&raquo; <em>(wen-zi), &laquo;&nbsp;</em>langue &eacute;crite classique&nbsp;&raquo; <em>(wen-yan), &laquo;&nbsp;</em>texte&nbsp;&raquo; <em>(wen-zhang), &laquo;&nbsp;</em>litt&eacute;rature&nbsp;&raquo; <em>(wen-xue), &laquo;&nbsp;</em>culture&nbsp;&raquo; <em>(wen-hua), &laquo;&nbsp;</em>style&nbsp;&raquo; <em>(wen-ti)&hellip; </em>C&rsquo;est l&rsquo;&eacute;criture au sens <em>graphique</em> &ndash; ou la litt&eacute;rature comme ensemble, voire l&rsquo;espace o&ugrave; s&rsquo;amassent les signes, ou le langage &eacute;crit par opposition au langage parl&eacute;&nbsp;:&nbsp;et c&rsquo;est aussi le lieu de l&rsquo;imaginaire. Le W&ecirc;n est pour Segalen tout cela &agrave; la fois, mais surtout le territoire propice d&rsquo;une modernit&eacute; qui saura relever la po&eacute;sie occidentale <a href="#_ftn9" name="_ftnref9">[9]</a>.</p> <h2 style="text-align: justify;"><span id="2_Intensite_radicalite_plasticiteWen_numerique">2. Intensit&eacute;, radicalit&eacute;, plasticit&eacute;&nbsp;:&nbsp;W&ecirc;n num&eacute;rique</span><br /> &nbsp;</h2> <p style="text-align: justify;">De la Chine m&eacute;di&eacute;vale &agrave; l&rsquo;Orient aper&ccedil;u par un po&egrave;te europ&eacute;en dans un Empire &agrave; l&rsquo;agonie, toute une distance&nbsp;:&nbsp;et quelle le&ccedil;on pourtant, pour nous, aujourd&rsquo;hui ?</p> <p style="text-align: justify;">C&rsquo;est dans l&rsquo;&eacute;cart que Segalen avait d&eacute;sir&eacute; retrouver la force de refonder une langue, hors tout exotisme et volont&eacute; de nier la radicale alt&eacute;rit&eacute; de l&rsquo;ailleurs, mais dans la saisie d&rsquo;un geste capable de transcender la nature propre de l&rsquo;art, l&agrave; o&ugrave; pr&eacute;cis&eacute;ment l&rsquo;instant a lieu. Et c&rsquo;est dans cet &eacute;cart qu&rsquo;on peut, en retour, consid&eacute;rer le pr&eacute;sent, notre moment et nos &eacute;critures les plus contemporaines. &Eacute;cart qui n&rsquo;est pas un d&eacute;tour&nbsp;:&nbsp;au contraire. Une fa&ccedil;on de se r&eacute;approprier les outils et les formes.</p> <p style="text-align: justify;">Lire le pr&eacute;sent, c&rsquo;est puiser dans le temps ses devenirs pour en saisir les mouvements. Dans ses r&eacute;cents cours au Coll&egrave;ge de France, Patrick Boucheron interroge l&rsquo;histoire et le pass&eacute;&nbsp;:&nbsp;le pass&eacute; surgit dans la d&eacute;chirure au pr&eacute;sent, dit-il en substance, d&eacute;chirure d&rsquo;un temps qui soudain n&rsquo;est plus. Penser la litt&eacute;rature dans ses formes pr&eacute;sentes, c&rsquo;est aussi consid&eacute;rer ces g&eacute;n&eacute;alogies f&eacute;condes et tenir le pr&eacute;sent sur la dur&eacute;e des si&egrave;cles. Le pari ici&nbsp;<a href="#_ftn10" name="_ftnref10">[10]</a> tend &agrave; consid&eacute;rer les &eacute;critures num&eacute;riques non comme un pur surgissement du neuf, mais comme un prolongement de gestes et de pratiques qui toutes auront travaill&eacute; l&rsquo;inscription de l&rsquo;instant &agrave; la fois comme un proc&eacute;d&eacute; et comme une forme&hellip;</p> <p style="text-align: justify;">&laquo; Chaque temple avait sa st&egrave;le. Au moyen de l&rsquo;ombre qu&rsquo;elle jetait, on mesurait le moment du soleil &raquo;, note Segalen dans l&rsquo;avant-propos de <em>St&egrave;les. </em>Mesurer<em> le moment</em> du soleil au moyen de son ombre, c&rsquo;est peut-&ecirc;tre la t&acirc;che de tous ceux qui voudraient non contempler l&rsquo;art et ses formes, mais vouloir engager avec le temps un dialogue &agrave; travers les arts &ndash; cet envers de la vie &ndash;, ceux&nbsp;qui en recueillent les forces et en disposent pour les vivants, &agrave; l&rsquo;instant de nos existences.</p> <p style="text-align: justify;">Alors, entre ces st&egrave;les et nos sites, quel rapport (de forces) ? Justement une question de rapport, et de forces, o&ugrave; le W&ecirc;n tel que l&rsquo;a con&ccedil;u Segalen pourrait bien &ecirc;tre un instrument de pens&eacute;e du contemporain, puisqu&rsquo;il est le geste de l&rsquo;instant, du moment.</p> <p style="text-align: justify;">Ce moment est dans <em>St&egrave;les </em>pr&eacute;cis&eacute;ment saisi dans le po&egrave;me &laquo;&nbsp;Moment&nbsp;&raquo;, qui nomme cette st&egrave;le insondable devant lequel l&rsquo;homme se tient, qui vient de la graver &ndash; ou qui est en train de la graver. Entre lui et la pierre, tout ce qui s&eacute;pare la volont&eacute; et son l&rsquo;inscription&nbsp;:&nbsp;et pourtant, le po&egrave;me existe, qui dit l&rsquo;inexistence d&rsquo;un po&egrave;me.</p> <p style="text-align: justify;">Hypoth&egrave;se&nbsp;:&nbsp;ce po&egrave;me nommerait l&rsquo;instant analogue &agrave; celui de l&rsquo;&eacute;criture num&eacute;rique&nbsp;:&nbsp;nommerait le temps dans lequel plonge les &eacute;critures num&eacute;riques, qui est celui de l&rsquo;instant &ndash; un surgissement et un abime, une lanc&eacute;e et une perte, une apocalypse (catastrophe, r&eacute;v&eacute;lation et red&eacute;ploiement), un d&eacute;sastre et une &eacute;piphanie. Et la pierre qui re&ccedil;oit la gravure, l&rsquo;image de l&rsquo;espace virtuel de ces &eacute;critures, qui &agrave; la fois accueille et remod&egrave;le, re&ccedil;oit et refa&ccedil;onne, inscrit et &eacute;crit, sculpte et diffuse. Quant au lieu &eacute;l&eacute;giaque, singuliers sont les sites internet dress&eacute;s dans l&rsquo;au-del&agrave; m&ecirc;me de leurs auteurs, et cependant livr&eacute; &agrave; la pr&eacute;carit&eacute; transitoire de technologies toujours menac&eacute;es par leurs obsolescences en cours et programm&eacute;s.</p> <p style="text-align: justify;">Si les St&egrave;les sont <em>comme</em> nos sites, c&rsquo;est aussi en raison de l&rsquo;espace de leur surgissement qui d&eacute;signe leur fonction. Segalen avait not&eacute; qu&rsquo;elles sont dress&eacute;es dans ces terres du <em>milieu</em> qui ne pointent vers aucune direction d&eacute;cisive du r&eacute;el tel que le monde l&rsquo;organise&nbsp;:&nbsp;aujourd&rsquo;hui, les lieux et les paroles consacr&eacute;s au pouvoir, &agrave; l&rsquo;amiti&eacute;, &agrave; l&rsquo;amour et &agrave; la guerre sont si nombreux qu&rsquo;ils occupent tout le champ du discours et de la vie&nbsp;:&nbsp;d&rsquo;autres st&egrave;les sont livr&eacute;es <em>&agrave; ce qui reste, </em>qui n&rsquo;est rien et qui est tout&nbsp;:&nbsp;et signe notre appartenance &agrave; cette vie commune. Ce sont des st&egrave;les sans objet, sans autre direction que ce <em>milieu</em> au sujet duquel Deleuze et Guattari &eacute;crivaient qu&rsquo;il n&rsquo;est &laquo;&nbsp;n&rsquo;est pas du tout une moyenne, c&rsquo;est au contraire l&rsquo;endroit o&ugrave; les choses prennent de la vitesse&nbsp;&raquo; <a href="#_ftn11" name="_ftnref11">[11]</a>.&nbsp;St&egrave;les et sites de <em>l&rsquo;entre des choses, </em>o&ugrave; <em>l&rsquo;entre</em> &laquo;&nbsp;ne d&eacute;signe pas une relation localisable allant de l&rsquo;une &agrave; l&rsquo;autre et r&eacute;ciproquement, mais une direction perpendiculaire, un mouvement transversal qui les emporte l&rsquo;une et l&rsquo;autre, ruisseau sans d&eacute;but ni fin, qui ronge ses deux rives et prend de la vitesse au milieu&nbsp;&raquo; <a href="#_ftn12" name="_ftnref12">[12]</a>.&nbsp;Cet entre qui pourrait d&eacute;signer de part en part le Web, &agrave; la fois relation et espace, vecteur et propulsion, semble bien cet espace d&eacute;croch&eacute; du r&eacute;el, sans efficace sur la marche du monde, et qui cependant vient l&rsquo;envisager, le d&eacute;visager, et t&acirc;che d&rsquo;en intensifier l&rsquo;exp&eacute;rience, et qui surtout est produit dans l&rsquo;instant, par l&rsquo;instant, pour l&rsquo;instant &ndash; con&ccedil;u comme une vitesse.</p> <p style="text-align: justify;">Ce milieu &ndash;&nbsp;&laquo;&nbsp;lieu par excellence&nbsp;&raquo;, notait Segalen &ndash; est ainsi celui des sites par localisation, nature et fonction, parce qu&rsquo;ils prennent appui sur ce qui litt&eacute;ralement, n&rsquo;existe pas, n&rsquo;ont pas d&rsquo;autre utilit&eacute; sociale que d&rsquo;exister pour eux-m&ecirc;mes, ni d&rsquo;autres r&ocirc;les que d&rsquo;&ecirc;tre cette ouverture infinie &agrave; l&rsquo;instant de l&rsquo;&eacute;criture qui viendrait en retour questionner le monde &nbsp;:&nbsp;l&rsquo;espace num&eacute;rique, <em>objet ferm&eacute;, mais sans bord ni fronti&egrave;re </em>pour paraphraser la physique moderne&nbsp;<a href="#_ftn13" name="_ftnref13">[13]</a>, &laquo;&nbsp;comme les dalles renvers&eacute;es ou les vo&ucirc;tes grav&eacute;es dans la face invisible, proposent leurs signes &agrave; la terre qu&rsquo;elles pressent d&rsquo;un sceau.&nbsp;&raquo;</p> <p style="text-align: justify;">Sur les st&egrave;les chinoises, l&rsquo;important &eacute;tait <em>l&rsquo;empreinte</em>&nbsp;:&nbsp;elle rel&egrave;ve autant du geste de l&rsquo;artisan qui grave sur la pierre les id&eacute;ogrammes que la pierre elle-m&ecirc;me dont les asp&eacute;rit&eacute;s irr&eacute;guli&egrave;res et la porosit&eacute; relative <em>&eacute;crit</em> elle aussi, en agen&ccedil;ant et recomposant les contours des lettres.</p> <p style="text-align: justify;">Les sites d&rsquo;&eacute;critures num&eacute;riques sont con&ccedil;us ainsi&nbsp;:&nbsp;o&ugrave; ce qu&rsquo;on y lit est autant le texte que leur support, la pierre dress&eacute;e par le code qui sculpte et compose une page, dans sa mat&eacute;rialit&eacute; sensible et plastique.</p> <p style="text-align: justify;">Ainsi le site propose-t-il un instant, un objet et une langue&nbsp;:&nbsp;un temps et l&rsquo;exp&eacute;rience de sa saisie confondue dans une forme. Rien de diff&eacute;rent en cela ni de neuf avec le <em>livre imprim&eacute;</em> ? Certes. Mais il s&rsquo;agit de d&eacute;fendre, contre le mythe illusoire d&rsquo;un surgissement neuf hors de toute histoire, que les &eacute;critures num&eacute;riques <em>prolonge</em>nt des pratiques litt&eacute;raires dans le triple sens d&rsquo;une <em>radicalit&eacute;</em>, d&rsquo;une <em>plasticit&eacute;</em>, et d&rsquo;une <em>intensit&eacute;</em> &ndash; comme l&rsquo;avait propos&eacute; d&eacute;j&agrave; S&eacute;bastien Rongier <a href="#_ftn14" name="_ftnref14">[14]</a>, suivant les travaux de Catherine Malabou et son regard sur <em>la plasticit&eacute; </em>qui serait le r&eacute;gime de l&rsquo;art de nos jours, qui supplanterait celui de l&rsquo;&eacute;criture&nbsp;<a href="#_ftn15" name="_ftnref15">[15]</a>.</p> <p style="text-align: justify;">En cela le site est une st&egrave;le, mais triplement autre&nbsp;:&nbsp;une st&egrave;le radicalement dress&eacute;e, plastiquement con&ccedil;ue, intens&eacute;ment &eacute;prouv&eacute;e. Et ces trois directions s&rsquo;orientent justement dans la perspective du temps, de la conjonction du pr&eacute;sent et de la pr&eacute;sence&nbsp;:&nbsp;celle de l&rsquo;instant s&rsquo;il est l&rsquo;arrachement du pass&eacute; et la transcription d&rsquo;une dur&eacute;e vou&eacute;e &agrave; produire son effacement. Sous l&rsquo;image de cette st&egrave;le, c&rsquo;est le cr&eacute;puscule aussi d&rsquo;un rapport au temps&nbsp;:&nbsp;et son renouement. Le passage d&rsquo;un r&eacute;gime de l&rsquo;&eacute;crit &agrave; celui de sa plasticit&eacute;, une dynamisation interm&eacute;diale, multim&eacute;dia, &agrave; la conjonction du texte, de l&rsquo;image et de la voix.</p> <p style="text-align: justify;">En cela, le double <em>d&eacute;tour </em>par le pass&eacute; de la Chine &ndash; celle de l&rsquo;Empire m&eacute;di&eacute;val et du d&eacute;but du XX<sup>e</sup> si&egrave;cle tel que l&rsquo;a lu Segalen &ndash;&nbsp;n&rsquo;est pas une analogie, plut&ocirc;t un essai de <em>g&eacute;n&eacute;alogie</em> des &eacute;critures du pr&eacute;sent, dont le pr&eacute;sent serait le crit&egrave;re. Or, ce crit&egrave;re, c&rsquo;est aussi la mati&egrave;re des &eacute;critures num&eacute;riques &ndash; et c&rsquo;est celui qui fonde en partie l&rsquo;&eacute;thique du W&ecirc;n.</p> <h2 style="text-align: justify;"><span id="3_Satori_Wenfabrique_du_moment">3. Satori &amp; W&ecirc;n&nbsp;:&nbsp;fabrique du moment</span><br /> &nbsp;</h2> <p style="text-align: justify;">Si le Satori est l&rsquo;&eacute;veil &ndash; terme qui dans le vocabulaire spirituel d&eacute;signe celui de Bouddha &ndash;, le W&ecirc;n est ce geste qui r&eacute;alise le temps au moment o&ugrave; celui-ci est saisi. C&rsquo;est en somme le satori du langage&nbsp;:&nbsp;sa fabrique, ou ce qu&rsquo;en grec on nomme la <em>po&iuml;esis</em>. Or, fabriquer du temps, c&rsquo;est tout l&rsquo;enjeu <em>radical</em> des &eacute;critures num&eacute;riques &ndash; et c&rsquo;est, dans l&rsquo;espace <em>plastique</em> de sites qui composent incessamment et reconfigurent l&rsquo;&eacute;criture dans l&rsquo;espace de pages mouvantes que ce temps s&rsquo;&eacute;labore, c&rsquo;est dans l&rsquo;intensit&eacute; d&rsquo;un pr&eacute;sent par essence ajust&eacute;e &agrave; sa production qu&rsquo;il se cr&eacute;e&nbsp;:&nbsp;c&rsquo;est en somme l&rsquo;instant dont il &eacute;mane et qu&rsquo;il formule pour se r&eacute;aliser.</p> <p style="text-align: justify;">Car ce qu&rsquo;on lit sur les sites num&eacute;riques, c&rsquo;est du temps fabriqu&eacute; en langage. L&rsquo;&eacute;criture y est contemporaine de sa publication et de sa diffusion &ndash; et du monde qui surgit sur la surface m&ecirc;me des &eacute;crans o&ugrave; on les lit. La date qui figure en t&ecirc;te ou sous les textes n&rsquo;est pas seulement une indication&nbsp;:&nbsp;elle rel&egrave;ve du texte en tant qu&rsquo;elle le date, l&rsquo;&eacute;rige dans un pr&eacute;sent qui ne peut se lire que comme du pass&eacute;, m&ecirc;me diff&eacute;r&eacute; &ndash; mais qui demeurera pr&eacute;sent &agrave; chaque <em>vue </em>sur la page.</p> <p style="text-align: justify;">Cette <em>fabrique du pr&eacute;sent&nbsp;</em><a href="#_ftn16" name="_ftnref16">[16]</a> n&rsquo;est pas seulement la production d&rsquo;un temps tel qu&rsquo;il passe&nbsp;:&nbsp;comme le W&ecirc;n lu par Segalen &ndash; et singuli&egrave;rement dans le po&egrave;me &laquo;&nbsp;Moment&nbsp;&raquo; &ndash;, ce temps est travaill&eacute; par la surface qui l&rsquo;accueille, et vient interroger en retour celui qui l&rsquo;a d&eacute;pos&eacute;.</p> <p style="text-align: justify;">Combien de sites qui exposent la fabrique de leur travail, faisant du temps surgi sur l&rsquo;&eacute;cran non pas vraiment la cristallisation d&rsquo;une v&eacute;rit&eacute;, mais plut&ocirc;t le d&eacute;p&ocirc;t d&rsquo;un moment transitoire que recompose la page ? Sur le site de Guillaume Vissac, <em>Fuir est une pulsion </em><a href="#_ftn17" name="_ftnref17">[17]</a><em>, </em>on peut lire les diff&eacute;rentes versions &eacute;crites d&rsquo;un m&ecirc;me billet&nbsp;:&nbsp;brouillon ? Ou plut&ocirc;t recomposition latente d&rsquo;une &eacute;criture ? Sur le site de Daniel Bourrion, <em>Face-&eacute;cran&nbsp;</em><a href="#_ftn18" name="_ftnref18">[18]</a>, un onglet &laquo;&nbsp;r&eacute;vision&nbsp;&raquo; permet d&rsquo;acc&eacute;der &eacute;galement aux strates successives&nbsp;:&nbsp;l&rsquo;&eacute;tat final n&rsquo;est finalement qu&rsquo;un instant plus proche du dernier pass&eacute;, un pr&eacute;sent provisoire toujours menac&eacute; par un ach&egrave;vement plus contemporain.</p> <p style="text-align: justify;">Mais ces exemples limites ne font que spectaculariser &ndash; et rendre lisibles, &agrave; la surface &ndash; des pratiques qui partout essaiment, m&ecirc;me invisiblement, et remuent en profondeur. Ce qu&rsquo;on lit dans un site, c&rsquo;est avant tout le site et l&rsquo;instant de sa reconfiguration permanente&nbsp;:&nbsp;son architecture et ses r&eacute;seaux propres. Voir le <em><u>Commettre</u></em> de Pierre Coutelle (aujourd&rsquo;hui en sommeil), ou les travaux de Julien Kirch &agrave; partir de <a href="http://remue.net" target="_blank">remue.net</a> et au-del&agrave;.</p> <p style="text-align: justify;">&Agrave; cet &eacute;gard, le paradigme sans mod&egrave;le pourrait bien &ecirc;tre le <a href="http://www.desordre.net" target="_blank">d&eacute;sordre</a>&nbsp;<a href="#_ftn19" name="_ftnref19">[19]</a> de Phil de Jonckheere, dont la page d&rsquo;accueil par exemple se reconfigure chaque jour, et dont chaque page est ind&eacute;pendante de sa source, construite pour elle-m&ecirc;me comme sa propre totalit&eacute;.</p> <p style="text-align: justify;">Le temps du site, c&rsquo;est en somme cet instant qui abolit en lui-m&ecirc;me toute la dur&eacute;e qui l&rsquo;a &eacute;labor&eacute; &ndash; et qui lui donne son image.</p> <p style="text-align: justify;">&Agrave; l&rsquo;ouverture du site de Mahigan Lepage&nbsp;<a href="#_ftn20" name="_ftnref20">[20]</a>, on pouvait voir jusqu&rsquo;&agrave; cet hiver un hall d&rsquo;a&eacute;roport (en fait, plusieurs halls puisque diff&eacute;rentes images s&rsquo;encha&icirc;naient en fondu)&nbsp;:&nbsp;et l&rsquo;ensemble de la structuration du site <em>jouait</em> &agrave; sa propre fiction, avec portes d&rsquo;embarquement, villes &agrave; visiter, passage par des sas de transition, salles d&rsquo;attente&hellip; Le site donnait &agrave; lire son inscription et la mani&egrave;re dont il s&rsquo;inscrivait pour lui-m&ecirc;me&nbsp;:&nbsp;son temps &eacute;tait celui de sa fabrique, rigoureusement contemporaine &agrave; sa strat&eacute;gie d&rsquo;&eacute;ditorialisation. Mais cette version n&rsquo;est plus en ligne&nbsp;:&nbsp;derni&egrave;rement (&agrave; l&rsquo;hiver 2016/2017), Gwen Catala a r&eacute;organis&eacute; le visuel du site, proposant des entr&eacute;es en ad&eacute;quation avec les activit&eacute;s actuelles de Mahigan Lepage (aujourd&rsquo;hui engag&eacute; dans un travail de traduction). C&rsquo;est aussi cela, l&rsquo;instant du site&nbsp;:&nbsp;le W&egrave;n de son organisation constante est celui de son passage incessant, d&rsquo;une <em>actualisation du pr&eacute;sent</em>. Tous les <em>anciens</em> textes se retrouvent dans la version actuelle du site pour laquelle ils n&rsquo;ont pas &eacute;t&eacute; &eacute;crits, mais qui d&eacute;terminent aujourd&rsquo;hui la lecture, dans la partie &laquo;&nbsp;bazar&nbsp;&raquo; du site.</p> <p style="text-align: justify;">On pourrait multiplier les exemples de ces mises &agrave; jour qui plongent dans une autre lumi&egrave;re &ndash; et une autre obscurit&eacute; aussi&hellip;&nbsp;&ndash; les textes d&eacute;pos&eacute;s sur la &laquo;&nbsp;base de donn&eacute;es&nbsp;&raquo; (on peut &eacute;voquer la r&eacute;organisation &agrave; l&rsquo;automne 2010 de <em>Liminaire </em><a href="#_ftn21" name="_ftnref21">[21]</a>, par Pierre M&eacute;nard, qui rassembla sur un m&ecirc;me site plusieurs de ces blogs alors agenc&eacute;s en constellation&hellip;).</p> <p style="text-align: justify;">Mais si on devait s&rsquo;attarder encore sur l&rsquo;exemple du site de Mahigan, il faudrait aussi ajouter que la p&eacute;nulti&egrave;me version de son site &eacute;tait n&eacute;e sur les ruines de son site pr&eacute;c&eacute;dent, perdu &agrave; la suite d&rsquo;une erreur de saisie et d&rsquo;un effacement de sa base. C&rsquo;est encore cela, l&rsquo;instant du site&nbsp;:&nbsp;son pr&eacute;sent toujours suspendu dans sa pr&eacute;carit&eacute;. Les travaux d&rsquo;am&eacute;nagement permanent d&rsquo;un site disent ainsi son statut fragile et toujours en cours de modification&nbsp;:&nbsp;&laquo;&nbsp;transitoire, fugitif, contingent&nbsp;&raquo;, &eacute;crivait Baudelaire <a href="#_ftn22" name="_ftnref22">[22]</a> pour nommer quelques aspects de la modernit&eacute; &ndash; ce <em>fugitif</em> est le risque auquel s&rsquo;exposent des sites qui, tout en contenant les textes les plus pr&eacute;cieux de leurs auteurs (et cette part de la vie la plus active en eux, la plus <em>vitale</em>), peut tout &agrave; fait &ecirc;tre supprim&eacute; radicalement en quelques instants&nbsp;:&nbsp;strat&eacute;gie du fugitif, fuir le temps qui le pr&eacute;c&egrave;de et celui qui le suit, marcher dans l&rsquo;instant.</p> <p style="text-align: justify;">Et puis, il y a le moment d&rsquo;un Satori terrible, d&rsquo;un contre-W&egrave;n&nbsp;:&nbsp;celui de la disparition qui est toujours ce qui menace, et ce qui est contenu dans l&rsquo;&eacute;criture num&eacute;rique en tant que telle. Ce n&rsquo;est pas seulement sa faiblesse&nbsp;:&nbsp;c&rsquo;est sa nature. Si le site est instant, exposition des textes, c&rsquo;est dans la mesure o&ugrave; on <em>s&rsquo;expose</em> aussi au danger de leur abolition&nbsp;:&nbsp;<em>&agrave; l&rsquo;instant de la mort </em><a href="#_ftn23" name="_ftnref23">[23]</a>. Or, cet instant, c&rsquo;est celui de l&rsquo;&eacute;criture en tant que telle, puisque l&rsquo;ajout d&rsquo;un texte dans un site rel&egrave;gue au pass&eacute;, et souvent &agrave; l&rsquo;oubli, voire &agrave; l&rsquo;invisibilit&eacute;, le texte qui le pr&eacute;c&egrave;de. L&rsquo;&eacute;criture de l&rsquo;instant est mise &agrave; mort &agrave; la fois de la vie qui l&rsquo;a appel&eacute;e et des &eacute;critures qui &eacute;taient alors pr&eacute;sentes. <em>La fosse &agrave; bitume </em><a href="#_ftn24" name="_ftnref24">[24]</a> qu&rsquo;est le site est le fruit de cette t&acirc;che de l&rsquo;instant qui lutte contre l&rsquo;&oelig;uvre close pour dresser une st&egrave;le jamais achevable.</p> <p style="text-align: justify;">Cela sans parler de l&rsquo;autre moment ultime d&rsquo;un site arrach&eacute; au pr&eacute;sent&nbsp;:&nbsp;celui qui suit la mort d&rsquo;un auteur, qui dispara&icirc;t avec ses codes de bases de donn&eacute;es (site alors vou&eacute; &agrave; la disparition, pour cause de non <em>reconduction des droits</em> aupr&egrave;s du fournisseur d&rsquo;acc&egrave;s&hellip;).</p> <p style="text-align: justify;">Ainsi, l&rsquo;&eacute;criture num&eacute;rique <em>fabrique de l&rsquo;instant </em>et le r&eacute;v&egrave;le &agrave; lui-m&ecirc;me&nbsp;:&nbsp;l&rsquo;inscription en ligne est quasi contemporaine de sa composition, et l&rsquo;ancien jeu (comme ce qui s&eacute;pare deux pi&egrave;ces d&rsquo;un mobile) entre &eacute;criture et publication se r&eacute;duit &agrave; quelques secondes. L&rsquo;&eacute;criture devient son propre surgissement, et c&rsquo;est &agrave; cela qu&rsquo;elle tient aussi son intensit&eacute; et sa radicalit&eacute;. La plasticit&eacute; qu&rsquo;elle arrache au site, on a vu qu&rsquo;elle se donnait &agrave; lire comme &eacute;criture aussi&nbsp;:&nbsp;la forme d&rsquo;un site est en tant que tel son texte, son tissu, sa mati&egrave;re mall&eacute;able et fragile, sa structure et sa vitalit&eacute;, un organisme et une organisation.</p> <p style="text-align: justify;">Ainsi, de l&rsquo;intensit&eacute;, de la plasticit&eacute; et de la radicalit&eacute;, l&rsquo;&eacute;criture num&eacute;rique tire une relation au pr&eacute;sent qu&rsquo;elle puise dans la tradition&nbsp;:&nbsp;celle des &eacute;critures d&eacute;pos&eacute;es aux surfaces les plus sensibles &ndash;&nbsp;pierres, bois, parois de murs dans les villes aussi &ndash; qui bien souvent poss&eacute;daient une utilit&eacute; sociale que l&rsquo;&eacute;criture contournait, graffiti qu&rsquo;on lit &agrave; Pomp&eacute;i, dessins obsc&egrave;nes, ou avertissement au passant sur la route de Th&egrave;bes qui dresse la premi&egrave;re &eacute;l&eacute;gie de l&rsquo;Occident, et le tout premier po&egrave;me peut-&ecirc;tre, grav&eacute; par Simonide de C&eacute;os&nbsp;:&nbsp;&laquo;&nbsp;Passant, va dire &agrave; Sparte que nous sommes morts ici pour ob&eacute;ir &agrave; ses lois&nbsp;&raquo;. &Eacute;critures num&eacute;riques du pr&eacute;sent qui transforment l&rsquo;&eacute;l&eacute;gie du pass&eacute; en lyrisme pour maintenant.</p> <h2><span id="Epilogue_Hormis_lincusede_lelegie_au_lyrisme_ou_le_satori_du_silence">&Eacute;pilogue. &laquo;&nbsp;Hormis l&rsquo;incuse&nbsp;&raquo;&nbsp;:&nbsp;de l&rsquo;&eacute;l&eacute;gie au lyrisme, ou le satori du silence</span><br /> &nbsp;</h2> <p style="text-align: justify;">L&rsquo;incuse, c&rsquo;est cette surface (souvent pour une monnaie) frapp&eacute;e en relief&nbsp;:&nbsp;creux qui dit cette plasticit&eacute; des &eacute;critures qui font surgir du temps &ndash; du temps qu&rsquo;on lit, m&ecirc;me dans l&rsquo;&eacute;cart&nbsp;:&nbsp;impression de toujours assister en ligne &agrave; la lecture d&rsquo;un pr&eacute;sent, comme d&rsquo;un journal sans cesse pr&eacute;sent &ndash; ; et creux qui dit le secret, aussi, ce qui dans le po&egrave;me de Segalen est aussi li&eacute; &agrave; la mort.</p> <p style="text-align: justify;"><em>St&egrave;les</em> donc, que nos sites ? Mais st&egrave;les qui gravent une mise &agrave; mort permanente de la mort&nbsp;:&nbsp;et c&rsquo;est peut-&ecirc;tre ici que se joue la radicalit&eacute; la plus grande. L&agrave; o&ugrave; le livre imprim&eacute; joue l&rsquo;inscription du temps comme mise &agrave; mort du pr&eacute;sent, le site ne cesse de produire l&rsquo;effacement du pass&eacute;, et d&rsquo;en rendre visible le corps spectral d&rsquo;un pr&eacute;sent toujours constitu&eacute;.</p> <p style="text-align: justify;">Quand j&rsquo;&eacute;cris ces lignes, cet hiver 2017, Fran&ccedil;ois Bon propose ses premi&egrave;res vid&eacute;os &agrave; 360&deg;. Dans la partie biographique (&laquo;&nbsp;mise &agrave; jour permanente&nbsp;&raquo;) de son Tiers Livre, il avait not&eacute; il y a quelque temps d&eacute;j&agrave;, pour les ann&eacute;es 2018 &agrave; 2023 &ndash; autant &eacute;crire le futur tant qu&rsquo;il n&rsquo;a pas encore eu lieu&nbsp;:&nbsp;c&rsquo;est aussi cela, la force du Satori num&eacute;rique&hellip;&ndash; ces quelques lignes&nbsp;:&nbsp;&laquo;&nbsp;&Eacute;volution progressive et d&eacute;finitive du site Tiers Livre en arborescence d&rsquo;oeuvre transmedia et pr&eacute;paration d&rsquo;un verre sph&eacute;rique inalt&eacute;rable et indestructible incluant la totalit&eacute; de cette oeuvre unique <a href="#_ftn25" name="_ftnref25">[25]</a>.&nbsp;&raquo; Ce <em>verre sph&eacute;rique</em> est un singulier &eacute;cho de ces vid&eacute;os &agrave; 360&deg;, o&ugrave; l&rsquo;&eacute;criture corporelle et l&rsquo;engament de la voix tendent &agrave; se d&eacute;faire des mots &eacute;crits pour faire surgir le corps d&rsquo;un auteur travers&eacute; par l&rsquo;&eacute;criture. Vid&eacute;o en direct, m&ecirc;me si mont&eacute;e, dont la th&eacute;&acirc;tralit&eacute; est celle de l&rsquo;&eacute;pure et de l&rsquo;&eacute;vidence, du risque aussi &agrave; s&rsquo;exposer sans la distance des mots &eacute;crits.</p> <p>&Eacute;critures pourtant ici encore&nbsp;:&nbsp;sc&egrave;ne de l&rsquo;instant.</p> <p style="text-align: justify;">Comme sont &eacute;critures ces silences que Segalen note, en points de suspension, dans l&rsquo;effacement qui soudain surgit entre la volont&eacute; et le d&eacute;p&ocirc;t sur la pierre.</p> <p style="text-align: justify;">&Eacute;critures qui ne tiennent pas au texte, mais plut&ocirc;t au geste d&rsquo;aller vers la surface du monde et d&rsquo;en graver des signes qui diraient non la volont&eacute; d&rsquo;une pens&eacute;e &eacute;tablie, plut&ocirc;t la terrible et joyeuse t&acirc;che de dire le pr&eacute;sent et de l&rsquo;habiter.</p> <h2>Notes<br /> &nbsp;</h2> <p><a href="#_ftnref1" name="_ftn1">[1]</a> Victor Segalen, <em>St&egrave;les</em>, &laquo;&nbsp;Avant-propos&nbsp;&raquo;, Gallimard, coll. &laquo;&nbsp;NRF/Po&eacute;sie&nbsp;&raquo;, 1973, p. 22.</p> <p><a href="#_ftnref2" name="_ftn2">[2]</a> Victor Segalen, <em>St&egrave;les</em>, <em>op. cit.</em>, p. 23.</p> <p><a href="#_ftnref3" name="_ftn3">[3]</a> Victor Segalen, <em>St&egrave;les</em>, <em>op. cit.</em>, p. 24.</p> <p><a href="#_ftnref4" name="_ftn4">[4]</a> Ce po&egrave;me a &eacute;galement &eacute;t&eacute; l&rsquo;objet d&rsquo;une lecture pr&eacute;cieuse par Jean-Pierre Richard, in <em>Microlectures. Pages paysages II</em>, Paris, Seuil, 1984.</p> <p><a href="#_ftnref5" name="_ftn5">[5]</a> Victor Segalen, <em>St&egrave;les</em>, <em>op. cit</em>., p. 128.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftnref6" name="_ftn6">[6]</a> &laquo; &Eacute;crire, c&rsquo;est ne plus mettre au futur la mort d&eacute;j&agrave; pass&eacute;e, mais accepter de la subir sans la rendre pr&eacute;sente et sans se rendre pr&eacute;sent &agrave; elle, savoir qu&rsquo;elle a eu lieu, bien qu&rsquo;elle n&rsquo;ait pas &eacute;t&eacute; &eacute;prouv&eacute;e, et la reconna&icirc;tre dans l&rsquo;oubli qu&rsquo;elle laisse. &raquo;, Maurice Blanchot, <em>L&rsquo;&Eacute;criture du d&eacute;sastre, </em>Paris, Gallimard, 1980, p. 108-109.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftnref7" name="_ftn7">[7]</a> Selon le plus ancien dictionnaire chinois, le <em>Shuo Wen Jie Zi </em>de Xu Shen (58-147). C&rsquo;est &agrave; ce dictionnaire que le P. Wieger se r&eacute;f&egrave;re essentiellement pour r&eacute;diger son ouvrage <em>Caract&egrave;res chinois </em>(&eacute;tymologie, graphie, lexique), Ho-Kien-Fou, 1900. Ce livre &eacute;tait pour Segalen, comme pour Claudel, la principale source d&rsquo;informations sur l&rsquo;&eacute;criture chinoise. Cit&eacute; par Qin Haiying, <em>Segalen et la Chine, &Eacute;criture intertextuelle et transculturelle, </em>Paris<em>, </em>L&rsquo;Harmattan, 2003.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftnref8" name="_ftn8">[8]</a> Notamment dans &laquo;&nbsp;Aventures de lignes&nbsp;&raquo;, titre d&rsquo;un texte sur la peinture de Paul Klee in <em>Passages</em>, Paris, Gallimard, coll. &laquo;&nbsp;L&rsquo;Imaginaire&nbsp;&raquo;, 1950, 1963, p. 113 et suivantes.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftnref9" name="_ftn9">[9]</a> Au m&ecirc;me moment, dans cette Chine du d&eacute;but du XX<sup>e </sup>&nbsp;si&egrave;cle en pleine mutation, c&rsquo;est un &eacute;trange et paradoxal mouvement contraire qui s&rsquo;op&egrave;re, puisque le <em>W&ecirc;n</em> &eacute;tait alors r&eacute;cus&eacute; par un large mouvement de lettr&eacute;s modernes qui le consid&eacute;rait comme langue des &eacute;lites, des dominants, du pass&eacute;&hellip;</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftnref10" name="_ftn10">[10]</a> Ce serait m&ecirc;me presque une m&eacute;thode&nbsp;:&nbsp;dans d&rsquo;autres communications, ces lectures de la tradition m&rsquo;ont servi &agrave; nourrir ces r&eacute;flexions sur les &eacute;critures num&eacute;riques (et r&eacute;cemment, au printemps 2016 lors d&rsquo;un colloque &agrave; Montr&eacute;al, sur l&rsquo;&eacute;ditorialisation de la figure de l&rsquo;auteur ; ou &agrave; Rennes en 2012, sur la question des pratiques de lecture et de m&eacute;diation&hellip;)</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftnref11" name="_ftn11">[11]</a> Gilles Deleuze et F&eacute;lix Guattari, <em>Mille Plateaux.</em> Paris, Minuit, 1980, p. 37.</p> <p><a href="#_ftnref12" name="_ftn12">[12]</a> <em>Idem</em></p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftnref13" name="_ftn13">[13]</a> Et comme aime &agrave; le rappeler souvent Fran&ccedil;ois Bon &ndash; par exemple <a href="http://http : //www.tierslivre.net/spip/spip.php?article2350">ici</a>.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftnref14" name="_ftn14">[14]</a> Sur le site de S&eacute;bastien Rongier&nbsp;:&nbsp;&laquo;&nbsp;Num&eacute;rique&nbsp;:&nbsp;plasticit&eacute; et intensification&nbsp;&raquo; (billet publi&eacute; le 10 janvier 2012, <a href="http://http : //sebastienrongier.net/spip.php?article196">ici</a>).</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftnref15" name="_ftn15">[15]</a> Catherine Malabou, <em>La Plasticit&eacute; au soir de l&rsquo;&eacute;criture. Dialectique, destruction, d&eacute;construction</em>, L&eacute;o Scheer, 2005.</p> <p><a href="#_ftnref16" name="_ftn16">[16]</a> C&rsquo;&eacute;tait le beau titre de la th&egrave;se de doctorat de Mahigan Lepage qui portait sur le travail de Fran&ccedil;ois Bon.</p> <p><a href="#_ftnref17" name="_ftn17">[17]</a> <a href="http://www.fuirestunepulsion.net/" target="_blank">http&nbsp;:&nbsp;//www.fuirestunepulsion.net/</a> ISSN 2428-9590</p> <p><a href="#_ftnref18" name="_ftn18">[18]</a> <a href="http://www.face-terres.fr" target="_blank">http&nbsp;:&nbsp;//www.face-terres.fr</a>/ ISSN 2429-3385</p> <p><a href="#_ftnref19" name="_ftn19">[19]</a> <a href="http://www.desordre.net/" target="_blank">http&nbsp;:&nbsp;//www.desordre.net/</a></p> <p><a href="#_ftnref20" name="_ftn20">[20]</a>&nbsp;<a href="http://www.mahigan.com/" target="_blank">www.mahigan.com/</a></p> <p><a href="#_ftnref21" name="_ftn21">[21]</a> <a href="http://www.liminaire.fr/" target="_blank">http&nbsp;:&nbsp;//www.liminaire.fr/</a> ISSN 2267-1153</p> <p><a href="#_ftnref22" name="_ftn22">[22]</a> Charles Baudelaire, <em>Le Peintre de la vie moderne</em>, IV, &laquo;&nbsp;La Modernit&eacute;&nbsp;&raquo;.</p> <p><a href="#_ftnref23" name="_ftn23">[23]</a> C&rsquo;est le titre d&rsquo;un r&eacute;cit de Blanchot, si fondateur pour une pens&eacute;e qui aura t&acirc;ch&eacute; toute la vie durant de mettre &laquo;&nbsp;la mort au pass&eacute;&nbsp;&raquo;.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ftnref24" name="_ftn24">[24]</a> L&rsquo;expression est de Fran&ccedil;ois Bon, dans un texte fondateur sur le tiers-livre&nbsp;:&nbsp;<a href="http://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article749" target="_blank">http&nbsp;:&nbsp;//www.tierslivre.net/spip/spip.php?article749</a></p> <p><a href="#_ftnref25" name="_ftn25">[25]</a> <a href="http://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article3569" target="_blank">http&nbsp;:&nbsp;//www.tierslivre.net/spip/spip.php?article3569</a></p> <h3><span id="Auteur">Auteur</span></h3> <p style="text-align: justify;"><strong>Arnaud Ma&iuml;setti</strong>, agr&eacute;g&eacute; de lettres modernes, est ma&icirc;tre de Conf&eacute;rences en Arts de la sc&egrave;ne &agrave; l&rsquo;universit&eacute; Aix-Marseille.&nbsp;Auteur, il a publi&eacute; un roman, un essai sur Kolt&egrave;s, des r&eacute;cits num&eacute;riques, et deux pi&egrave;ces de th&eacute;&acirc;tre.&nbsp;Depuis 2010, il est dramaturge pour la compagnie de th&eacute;&acirc;tre La Controverse.&nbsp;Il&nbsp;participe&nbsp;aux travaux des &eacute;ditions&nbsp;<a href="http://publie.net/" target="_blank">publie.net</a>, en coordonnant deux collections : Portfolio (livres d&rsquo;artistes) et ThTR (textes pour le th&eacute;&acirc;tre).&nbsp;Il tient ses&nbsp;Carnets&nbsp;en ligne depuis 2006 :<em>&nbsp;</em><a href="http://www.arnaudmaisetti.net/" target="_blank">www.arnaudmaisetti.net</a><em>.</em></p> <h3>Copyright</h3> <p>Tous droits r&eacute;serv&eacute;s.</p> </div>