<p>De nombreuses interviews s&rsquo;&eacute;coutent tous les jours &agrave; la radio ou dans le podcast. Pour le public, il s&rsquo;agit d&rsquo;un dispositif classique, identifi&eacute;, qui rel&egrave;ve presque de la banalit&eacute;. L&rsquo;&eacute;coute des propos tenus prime sur l&rsquo;interrogation quant &agrave; la mani&egrave;re dont cette parole a &eacute;t&eacute; recueillie&hellip; Ma probl&eacute;matique est la suivante&nbsp;: derri&egrave;re cette &eacute;vidence se cachent de nombreux questionnements pour le documentariste-reporter, portant sur sa l&eacute;gitimit&eacute;, sa responsabilit&eacute;, son &eacute;thique et, plus globalement, sur le fondement m&ecirc;me de sa d&eacute;marche. Qu&rsquo;est-ce que cela signifie, capter la parole de l&rsquo;autre&nbsp;? Qu&rsquo;est-ce que fait l&rsquo;intervieweur quand il interviewe&nbsp;?</p> <p>Ce sont les sciences sociales qui ont, davantage que les m&eacute;dias, port&eacute; une r&eacute;flexion sur leurs pratiques. Les questions li&eacute;es, par exemple, aux &eacute;motions, au militantisme, et &agrave; l&rsquo;hostilit&eacute; du terrain sont abord&eacute;es par celles-ci<a href="#_ftn1" name="_ftnref1" title="">[1]</a>.</p> <p>Dans les m&eacute;dias, il est peu courant que les professionnels reviennent sur leur exp&eacute;rience, ce ne sont pas les usages. La frustration est donc grande puisqu&rsquo;en mati&egrave;re d&rsquo;interview &agrave; la radio seul ce qui a &eacute;t&eacute; capt&eacute; est donn&eacute; &agrave; entendre (le r&eacute;sultat de l&rsquo;interview). Pas tout ce qui a pr&eacute;c&eacute;d&eacute; ou suivi la diffusion de l&rsquo;interview. L&rsquo;&eacute;mergence du podcast qui favorise le recours du &laquo;&nbsp;je&nbsp;&raquo; dans l&rsquo;&eacute;criture journalistique l&rsquo;&eacute;criture au &laquo;&nbsp;je&nbsp;&raquo; du journaliste, de celui qui a con&ccedil;u le podcast, a apport&eacute; quelques exceptions<a href="#_ftn2" name="_ftnref2" title="">[2]</a>. On en apprend donc davantage sur les coulisses de l&rsquo;interview.</p> <p>Je souhaite ici revenir sur quelques exp&eacute;riences personnelles de terrain en lien avec l&rsquo;interview en radio. Ces interviews ont &eacute;t&eacute; r&eacute;alis&eacute;es dans le cadre de la production de documentaires pour France Culture, entre 1997 et 2015, et il est donc possible de les analyser avec recul. Ce travail a &eacute;t&eacute; men&eacute; &agrave; partir de notes r&eacute;dig&eacute;es sur des carnets, de mails &eacute;chang&eacute;s avec les interview&eacute;s et de r&eacute;&eacute;coute de certaines &eacute;missions. Pr&eacute;cision&nbsp;: ce sont des interviews de t&eacute;moins anonymes, de personnes ordinaires&nbsp;: celles qui parlent en leur nom propre, et non en tant que repr&eacute;sentant, expert.</p> <p>Mon hypoth&egrave;se est la suivante&nbsp;: c&rsquo;est en comparant le m&eacute;tier d&rsquo;intervieweur &agrave; d&rsquo;autres professions, ou l&rsquo;interview &agrave; d&rsquo;autres types d&rsquo;interaction qu&rsquo;il est possible de d&eacute;finir les contours de la pratique de l&rsquo;interview. Parmi les autres professions&nbsp;: le sociologue, le psychologue, le policier ou le magistrat. Parmi les autres interactions, celle qu&rsquo;on peut avoir avec un ou une amie.</p> <p><em>L&rsquo;intervieweur sociologue</em>. Commen&ccedil;ons pr&eacute;cis&eacute;ment par la comparaison entre l&rsquo;intervieweur &agrave; la radio et le sociologue (ou l&rsquo;anthropologue). Souvent, j&rsquo;ai eu l&rsquo;impression d&rsquo;effectuer un travail semblable &agrave; celui du sociologue, et d&rsquo;&ecirc;tre confront&eacute; aux m&ecirc;mes interrogations que celui-ci. Parmi ces questions&nbsp;: en ayant choisi tel interview&eacute;, dont le t&eacute;moignage illustre tel enjeu soci&eacute;tal, est-ce que j&rsquo;offre un exemple repr&eacute;sentatif&nbsp;? Est-ce que je ne suis pas victime de biais qui influencent mon questionnement&nbsp;? Est-ce que je ne m&eacute;connais pas l&rsquo;univers social dans lequel j&rsquo;ai p&eacute;n&eacute;tr&eacute;&nbsp;? Sur la question de la repr&eacute;sentativit&eacute; aussi&nbsp;: je peux citer l&rsquo;exemple de l&rsquo;interview d&rsquo;une personne ayant surv&eacute;cu au cancer<a href="#_ftn3" name="_ftnref3" title="">[3]</a>. D&rsquo;apr&egrave;s la responsable de l&rsquo;&eacute;mission, des auditeurs trouvent que l&rsquo;interview&eacute; n&rsquo;est pas repr&eacute;sentatif des personnes ayant un cancer parce qu&rsquo;il estime dans l&rsquo;&eacute;mission que son cancer a &eacute;t&eacute; une chance pour lui. Que faire face &agrave; cette accusation&nbsp;?</p> <p>Il y a toujours un risque de m&eacute;connaissance de l&rsquo;univers social dans lequel je p&eacute;n&egrave;tre. Pour France Culture, je dois concevoir un documentaire sur l&rsquo;alcoolisme (plus pr&eacute;cis&eacute;ment sur la d&eacute;pendance de personnes &agrave; l&rsquo;alcool).&nbsp; Exp&eacute;rience assez rare, je vais pouvoir travailler avec le sociologue Jean-Fran&ccedil;ois La&eacute;. Mais la premi&egrave;re rencontre avec lui est plut&ocirc;t rude. Il a &eacute;cout&eacute; un de mes documentaires et n&rsquo;a pas &eacute;t&eacute; convaincu par la dimension lin&eacute;aire des t&eacute;moignages. Pour lui, il n&rsquo;y a pas assez de complexit&eacute; dans ces r&eacute;cits, et cela ne permet pas d&rsquo;appr&eacute;hender le r&eacute;el de mani&egrave;re satisfaisante.</p> <p>Ce que me reproche Jean-Fran&ccedil;ois La&eacute;, c&rsquo;est que la complexit&eacute; de ces trajectoires a &eacute;t&eacute; gomm&eacute;e par les interview&eacute;s eux-m&ecirc;mes. Pour lui, les encha&icirc;nements de ces r&eacute;cits de vie s&rsquo;av&egrave;rent trop m&eacute;caniques, et les causalit&eacute;s trop &eacute;videntes<a href="#_ftn4" name="_ftnref4" title="">[4]</a>. Sur le moment, je suis choqu&eacute; par cette critique. Ces interview&eacute;s n&rsquo;ont-ils pas fait preuve de courage en t&eacute;moignant, en s&rsquo;exposant, et en racontant des &eacute;pisodes intimes de leur existence, qui leur ont caus&eacute; une grande douleur&nbsp;? Comment leur reprocher d&rsquo;omettre certains faits, ou de ne pas souligner suffisamment l&rsquo;ambigu&iuml;t&eacute; de leur comportement, voire leur passivit&eacute; dans certaines situations&nbsp;?</p> <p>J&rsquo;entends donc la critique de Jean-Fran&ccedil;ois La&eacute; aujourd&rsquo;hui. J&rsquo;ajoute aussi que les sociologues connaissent souvent tr&egrave;s bien leur terrain, et les probl&eacute;matiques qui s&rsquo;y jouent, en raison de leur formation universitaire et du temps pass&eacute; &agrave; explorer leurs sujets. Nous, journalistes, et m&ecirc;me documentaristes, nous nous int&eacute;ressons &agrave; un sujet, nous nous documentons, mais nous ne poss&eacute;dons pas toujours le m&ecirc;me savoir quand nous menons nos interviews. Et, sauf exception, nous ne passons pas autant de temps qu&rsquo;eux avec les interview&eacute;s qu&rsquo;ils ont choisi d&rsquo;interroger.</p> <p>Depuis cette date, je n&rsquo;ai cess&eacute; de repenser &agrave; ce travail avec Jean-Fran&ccedil;ois La&eacute;. Le journaliste n&rsquo;est pas un sociologue. Mais nous devons nous inspirer du travail des chercheurs. En 2001 est publi&eacute; l&rsquo;ouvrage <em>Les Naufrag&eacute;s. Avec les clochards de Paris</em>. Son auteur, Patrick Declerk, philosophe et psychanalyste, qui a ouvert une consultation d&rsquo;&eacute;coute pour SDF, a travaill&eacute; plusieurs ann&eacute;es avec eux, et il pr&eacute;vient que leurs r&eacute;cits de vie sont &agrave; entendre avec pr&eacute;caution&nbsp;:</p> <blockquote> <p>Le discours n&rsquo;est plus, dans ce monde, au mieux, que le support du fantasme. Il n&rsquo;engage &agrave; rien, et il n&rsquo;est pas soumis &agrave; l&rsquo;&eacute;preuve du r&eacute;el. [&hellip;] Mise en sc&egrave;ne dans son rapport &agrave; soi, bien avant qu&rsquo;&agrave; l&rsquo;autre. La premi&egrave;re fonction du discours est d&rsquo;abord de disculper le sujet &agrave; ses propres yeux. Ses &eacute;checs, ses dysfonctionnements, sa vie lamentable, tout cela doit &ecirc;tre mis &agrave; distance, expliqu&eacute;, rationalis&eacute;, par une &eacute;tiologie qui ne l&rsquo;implique en rien. Son discours doit, avant tout, apporter la preuve irr&eacute;futable de sa normalit&eacute;&nbsp;: &laquo;&nbsp;Ce n&rsquo;est pas moi. Ce sont les femmes qui nous abandonnent, les patrons qui nous mettent &agrave; la porte, les &eacute;trangers qui viennent prendre le travail des Fran&ccedil;ais... C&rsquo;est la crise. Ce sont mes parents. C&rsquo;est l&rsquo;&acirc;ge. Les accidents. L&rsquo;alcool qui est plus fort que moi. Je n&rsquo;ai rien &agrave; voir l&agrave;-dedans<a href="#_ftn5" name="_ftnref5" title="">[5]</a>.&nbsp;&raquo;</p> </blockquote> <p>Il y a donc un risque, pour l&rsquo;intervieweur, d&rsquo;offrir une repr&eacute;sentation plus que tronqu&eacute;e d&rsquo;un monde social.</p> <p><em>L&rsquo;intervieweur est un psychologue</em>&hellip; L&rsquo;interview peut ressembler &agrave; une s&eacute;ance de psychoth&eacute;rapie, dans laquelle l&rsquo;interview&eacute; se confie sur sa vie personnelle. Dans l&rsquo;interview, l&rsquo;interview&eacute; se raconte, et livre des choses intimes &agrave; l&rsquo;intervieweur, qu&rsquo;il n&rsquo;a parfois jamais livr&eacute;es, ni &agrave; sa famille, &agrave; ses amis, ni m&ecirc;me &agrave; un th&eacute;rapeute. L&rsquo;intervieweur devient donc le seul t&eacute;moin d&rsquo;un r&eacute;cit alors qu&rsquo;il ne figure pas parmi ses proches. L&rsquo;intervieweur, face &agrave; de troublantes confessions, se demande ainsi pourquoi l&rsquo;interview&eacute; se confie &agrave; lui, et jusqu&rsquo;o&ugrave; il peut poursuivre son exploration de l&rsquo;intime. Rien ne nous pr&eacute;pare vraiment &agrave; interviewer des t&eacute;moins &agrave; la radio, c&rsquo;est une exp&eacute;rience qu&rsquo;il faut vivre pour apprendre au fur et &agrave; mesure les enjeux li&eacute;s &agrave; ce type de parole. Que peut-on poser comme question&nbsp;? Sur quels &eacute;pisodes de la vie de l&rsquo;interview&eacute; peut-on l&rsquo;interroger&nbsp;? A-t-on le droit de lui faire pr&eacute;ciser certains &eacute;l&eacute;ments d&rsquo;un &eacute;pisode sur lequel il est all&eacute; assez vite&nbsp;? Peut-on r&eacute;v&eacute;ler un secret&nbsp;? Peut-on demander &agrave; l&rsquo;interview&eacute; de d&eacute;crire ses &eacute;motions, ses sentiments&nbsp;? Comment se comporter si l&rsquo;interview&eacute; s&rsquo;interrompt ou se met &agrave; pleurer&nbsp;? En r&eacute;sum&eacute;, jusqu&rsquo;o&ugrave; peut-on aller&nbsp;? Il n&rsquo;y a aucune r&eacute;ponse &agrave; toutes ces nombreuses questions, c&rsquo;est &agrave; l&rsquo;intervieweur de fixer son propre cadre et ses propres limites. J&rsquo;ai l&rsquo;image de cet interview&eacute; qui s&rsquo;arr&ecirc;te de parler tout &agrave; coup, et, soudainement g&ecirc;n&eacute;, balbutie quelques phrases incompr&eacute;hensibles, et met ses mains devant le micro, comme pour emp&ecirc;cher ses mots d&rsquo;&ecirc;tre entendus et enregistr&eacute;s. Je garde en t&ecirc;te ce regard perdu, la t&ecirc;te secou&eacute;e dans tous les sens, et cette belle na&iuml;vet&eacute; qui consiste &agrave; esp&eacute;rer que mettre ses mains devant un micro constitue un rempart efficace contre la captation de ses propos. L&rsquo;interview&eacute; est-il saisi de vertige&nbsp;? Nous ne sommes pas en direct. Je suspends l&rsquo;interview, et demande &agrave; l&rsquo;interview&eacute; quelle est l&rsquo;origine de son embarras. En arr&ecirc;tant l&rsquo;interview, j&rsquo;ai l&rsquo;impression de lui tendre la main, et de le sauver de la noyade.</p> <p>L&rsquo;interview pour un m&eacute;dia, et la conduite d&rsquo;un entretien par un psychologue pr&eacute;sentent des similitudes, mais aussi de nombreuses diff&eacute;rences. En t&eacute;moignant pour le m&eacute;dia, l&rsquo;interview&eacute; rend publique une partie de son histoire, tandis qu&rsquo;il la maintient secr&egrave;te dans le cadre de la th&eacute;rapie. La dimension temporelle n&rsquo;est pas non plus la m&ecirc;me&nbsp;: souvent, l&rsquo;interview&eacute; livre son t&eacute;moignage &agrave; travers une ou plusieurs rencontres avec l&rsquo;intervieweur. Celui qui d&eacute;pose son histoire chez un psychologue, dans le cadre de la cure, va le rencontrer de nombreuses fois, et ces rendez-vous vont s&rsquo;&eacute;taler dans le temps. L&rsquo;interview n&rsquo;est pas con&ccedil;ue pour venir en aide &agrave; l&rsquo;interview&eacute;, m&ecirc;me si c&rsquo;est parfois le cas.</p> <p>L&rsquo;intervieweur et le psychologue n&rsquo;ont pas non plus les m&ecirc;mes contraintes&nbsp;: l&rsquo;intervieweur, &agrave; partir du r&eacute;cit de l&rsquo;interview&eacute;, doit construire un r&eacute;cit qui sera compr&eacute;hensible pour l&rsquo;auditeur, ce qui suppose une organisation particuli&egrave;re de l&rsquo;entretien, et des choix &agrave; op&eacute;rer au montage, afin d&rsquo;obtenir une coh&eacute;rence. Celui qui consulte un psychologue peut se r&eacute;p&eacute;ter, se perdre dans son r&eacute;cit, le modifier d&rsquo;une s&eacute;ance &agrave; une autre, au fur et &agrave; mesure de l&rsquo;avanc&eacute;e du travail et des interventions du psychologue qui dispose de ses propres outils pour venir en aide au sujet. En cela, l&rsquo;intervieweur peut para&icirc;tre assez d&eacute;muni quand il a pour projet de r&eacute;colter une parole du type de celle recueillie sur le divan. Non seulement il ne sait pas vraiment quelles sont les fronti&egrave;res de l&rsquo;intimit&eacute;, mais, en plus, il ne sait pas toujours comment r&eacute;agir face &agrave; un t&eacute;moignage&nbsp;: faut-il relancer pour p&eacute;n&eacute;trer plus en avant encore dans le psychisme de l&rsquo;interview&eacute;&nbsp;? L&rsquo;intervieweur doit-il s&rsquo;int&eacute;resser au travail de l&rsquo;inconscient de l&rsquo;interview&eacute;, &agrave; la censure qu&rsquo;il peut op&eacute;rer, doit-il aller au-del&agrave; du contenu manifeste du discours, et guetter les contradictions&nbsp;? L&rsquo;intervieweur ne per&ccedil;oit pas toujours que l&rsquo;interview&eacute; refoule tel ou tel &eacute;l&eacute;ment de son histoire, que celui-ci est dans le d&eacute;ni, ou op&egrave;re des d&eacute;placements&hellip; Point de transfert non plus, propre &agrave; la cure psychanalytique. D&rsquo;une mani&egrave;re artisanale, l&rsquo;intervieweur suit le fil du r&eacute;cit, r&eacute;git comme il le peut, et accompagne l&rsquo;intervieweur.</p> <p>Et, d&egrave;s qu&rsquo;il s&rsquo;agit d&rsquo;intime, en raison de son empathie, l&rsquo;intervieweur peut manquer de recul ou d&rsquo;outils pour mener l&rsquo;entretien et en saisir la profondeur. L&rsquo;intervieweur peut craindre de brusquer l&rsquo;interview&eacute; en sugg&eacute;rant telle ou telle piste d&rsquo;interpr&eacute;tation, en le contredisant, ou en pointant quelques incoh&eacute;rences. Sigmund Freud, en revenant sur une de ses c&eacute;l&egrave;bres cures, celle avec une jeune femme qu&rsquo;il appelle &laquo;&nbsp;Dora&nbsp;&raquo;, qui ne dit pas toujours la v&eacute;rit&eacute; selon le psychanalyste, raconte qu&rsquo;il l&rsquo;interpelle&nbsp;: &laquo;&nbsp;Vous avez parfaitement raison, mais, ma ch&egrave;re, n&rsquo;avez-vous pas contribu&eacute; vous-m&ecirc;me &agrave; ce d&eacute;sordre dont vous me parlez<a href="#_ftn6" name="_ftnref6" title="">[6]</a>&nbsp;?&nbsp;&raquo; J&rsquo;ai parfois le sentiment qu&rsquo;en situation d&rsquo;interview nous n&rsquo;osons pas contredire l&rsquo;interview&eacute; d&egrave;s qu&rsquo;il s&rsquo;agit d&rsquo;intimit&eacute;, et nous ne nous risquons pas &agrave; poser les questions qui &laquo;&nbsp;f&acirc;chent&nbsp;&raquo; en raison d&rsquo;un souci de ne pas le mettre en difficult&eacute;. Celui-ci a accept&eacute; de t&eacute;moigner, et il m&eacute;rite au moins le respect. La question que Sigmund Freud pose &agrave; Dora m&eacute;rite d&rsquo;&ecirc;tre m&eacute;dit&eacute;e, et, m&ecirc;me si l&rsquo;intervieweur ne s&rsquo;inscrit pas dans un travail analytique, il pourrait se permettre des questions plus subversives que celles qui sont parfois pos&eacute;es, afin que l&rsquo;on ne reste pas soi-m&ecirc;me en surface dans l&rsquo;exploration de l&rsquo;intime. L&rsquo;intervieweur per&ccedil;oit bien s&rsquo;il se rapproche d&rsquo;un &laquo;&nbsp;noyau dur&nbsp;&raquo;, d&rsquo;un &eacute;v&eacute;nement qui a pu &ecirc;tre traumatisant pour l&rsquo;interview&eacute; ou d&rsquo;un souvenir qui le fait souffrir, ou d&rsquo;un fait qui est au centre de son questionnement. C&rsquo;est l&rsquo;intervieweur qui choisit de s&rsquo;y int&eacute;resser, ou de &laquo;&nbsp;passer&nbsp;&raquo; &agrave; la question suivante.</p> <p><em>L&rsquo;intervieweur ressemble &agrave; un ami&hellip;</em> En raison pr&eacute;cis&eacute;ment du caract&egrave;re intimiste de certains propos, l&rsquo;intervieweur peut avoir l&rsquo;impression d&rsquo;une telle proximit&eacute; avec l&rsquo;interview&eacute; qu&rsquo;il se sent comme en pr&eacute;sence d&rsquo;un ami. Mais ce sentiment dispara&icirc;t g&eacute;n&eacute;ralement aussit&ocirc;t l&rsquo;entretien achev&eacute;. Mener un entretien, c&rsquo;est souvent cr&eacute;er une bulle o&ugrave; plus rien d&rsquo;autre n&rsquo;existe. L&rsquo;interview&eacute; parle, et l&rsquo;intervieweur l&rsquo;&eacute;coute. &nbsp;Et si l&rsquo;on reste conscient des diff&eacute;rences qui nous s&eacute;parent de cet autre, il existe aussi certaines situations o&ugrave; l&rsquo;interview&eacute; appara&icirc;t au contraire comme tr&egrave;s proche de soi, et, m&ecirc;me, un autre soi-m&ecirc;me. Prendre conscience d&rsquo;une telle proximit&eacute; o&ugrave; l&rsquo;univers de l&rsquo;autre et le sien se fondent provoque le vertige. L&rsquo;intervieweur a ainsi la troublante impression que l&rsquo;interview&eacute; qu&rsquo;il ne connaissait pas ressemble &agrave; un ami de longue date, quelqu&rsquo;un qu&rsquo;on pourra revoir d&egrave;s qu&rsquo;on le souhaite&hellip; Une &acirc;me s&oelig;ur&hellip; C&rsquo;est, heureusement, ou malheureusement tr&egrave;s rare&hellip; Cela se produit g&eacute;n&eacute;ralement quand on se sent tr&egrave;s proche d&rsquo;un th&egrave;me trait&eacute;, ou des interview&eacute;s (&acirc;ge, opinions, exp&eacute;riences de vie).</p> <p>Tout ce contexte peut contribuer &agrave; nous faire sentir trop proche de notre sujet de documentaire, ce que l&rsquo;anthropologue Judith Hayem nomme le &laquo;&nbsp;sentiment amoureux&nbsp;&raquo; pour le terrain, forme de fascination, qui peut nuire &agrave; la neutralit&eacute; suppos&eacute;e de l&rsquo;intervieweur<a href="#_ftn7" name="_ftnref7" title="">[7]</a>. Le sentiment amoureux peut concerner son propre interview&eacute;, au sens d&rsquo;un sentiment de proximit&eacute; tr&egrave;s &eacute;troite. Une fa&ccedil;on rapide d&rsquo;esquiver la probl&eacute;matique serait de revendiquer le point de vue du documentariste contre l&rsquo;objectivit&eacute; du journaliste. Mais ce mode de d&eacute;fense s&rsquo;av&egrave;re insuffisant. Dans ce type de sujets, le risque c&rsquo;est l&rsquo;aveuglement, la perte de la bonne distance (ne pas interroger la partie adverse, ne pas poser les questions qui d&eacute;rangent&hellip;).</p> <p>Devient-on ami avec les interview&eacute;s&nbsp;? Sans doute non, sauf rarement. Une interview n&rsquo;est pas une conversation&nbsp;; m&ecirc;me si les &eacute;changes adoptent le ton de l&rsquo;intimit&eacute;, ils s&rsquo;inscrivent dans une interaction visant &agrave; ne pas se reproduire. Mais il n&rsquo;y a pas de r&egrave;gle, et, de la m&ecirc;me mani&egrave;re que certains documentaristes ou journalistes choisissent d&rsquo;interviewer des personnes qu&rsquo;elles connaissent, certains deviennent amis avec leurs interview&eacute;s. Florence Aubenas, &eacute;voquant ainsi son premier fait divers, qui l&rsquo;a fait sonner chez la femme de quelqu&rsquo;un qui vient de tuer son voisin&nbsp;:</p> <blockquote> <p>J&rsquo;ai maintenu des liens avec la femme de l&rsquo;assassin : elle &eacute;tait ma premi&egrave;re affaire, moi sa premi&egrave;re journaliste. Nous avons fini par nous attacher l&rsquo;une &agrave; l&rsquo;autre. Je sais que je cours le risque de d&eacute;clencher l&rsquo;opprobre de mes confr&egrave;res&nbsp;: je revendique cette affection. [...] Par la suite, je n&rsquo;ai pas r&eacute;sist&eacute; non plus &agrave; devenir l&rsquo;amie d&rsquo;un ex-braqueur, de plusieurs petits dealers, d&rsquo;un ouvrier de chez Peugeot, d&rsquo;une technicienne de P&ocirc;le emploi, de plusieurs agents secrets, de quelques femmes de m&eacute;nage. J&rsquo;esp&egrave;re que ce n&#39;est pas fini<a href="#_ftn8" name="_ftnref8" title="">[8]</a>.</p> </blockquote> <p>La relation de confiance qui s&rsquo;est &eacute;tablie entre l&rsquo;intervieweur et l&rsquo;interview&eacute; peut ainsi se prolonger au-del&agrave; de la conception du documentaire, mais cela reste un secret entre intervieweurs et interview&eacute;s.</p> <p><em>L&rsquo;intervieweur policier ou magistrat&hellip;</em> &Agrave; l&rsquo;inverse, l&rsquo;interview ressemble parfois &agrave; un questionnaire de type judiciaire, o&ugrave; l&rsquo;intervieweur pousse l&rsquo;interview&eacute; dans ses derniers retranchements afin de conna&icirc;tre la &laquo;&nbsp;v&eacute;rit&eacute;&nbsp;&raquo;. Mais qu&rsquo;est-ce qui autorise l&rsquo;intervieweur &agrave; aller si loin&nbsp;? C&rsquo;est donc bel et bien la question du consentement qui se pose dans une situation d&rsquo;interview. Certes, l&rsquo;interview&eacute; a accept&eacute; de parler, mais qu&rsquo;est-il pr&ecirc;t &agrave; confier de lui-m&ecirc;me&nbsp;?</p> <p>&nbsp;</p> <p>L&rsquo;intervieweur n&rsquo;est ni un policier, ni un juge. N&eacute;anmoins, comme eux, il enqu&ecirc;te, et pose des questions afin d&rsquo;&eacute;tablir la v&eacute;rit&eacute; des faits, dans le cadre d&rsquo;&eacute;missions judiciaires par exemple. L&rsquo;intervieweur se fait intrusif, et l&rsquo;interview ressemble alors &agrave; un interrogatoire. Mais l&rsquo;interview&eacute; n&rsquo;est pas oblig&eacute; de r&eacute;pondre aux questions de l&rsquo;intervieweur, ni m&ecirc;me de le rencontrer. Comme en droit, toute personne poss&egrave;de un droit au silence. R&eacute;guli&egrave;rement, l&rsquo;intervieweur doit affronter ce silence, ce qui l&rsquo;emp&ecirc;che de s&rsquo;entretenir avec tous les protagonistes d&rsquo;une affaire. Mais l&rsquo;intervieweur sait &ecirc;tre opini&acirc;tre, et parlementer afin de recueillir un t&eacute;moignage. Jusqu&rsquo;o&ugrave; peut-il aller, cependant, pour convaincre l&rsquo;autre de parler&nbsp;?</p> <p>Je me suis souvent demand&eacute; qui &eacute;tait l&rsquo;intervieweur pour ainsi insister autant lors de la demande d&rsquo;une interview. J&rsquo;ai souvenir d&rsquo;avoir pass&eacute; deux heures sur une plage bretonne pour convaincre un marin-p&ecirc;cheur r&eacute;calcitrant de raconter comment son bateau avait &eacute;t&eacute; sabot&eacute;&hellip; Il avait &eacute;t&eacute; &eacute;chaud&eacute; par un reportage qui ne lui avait pas plu, et il ne voulait plus parler au journaliste. J&rsquo;avais utilis&eacute; tous les arguments possibles pour qu&rsquo;il change d&rsquo;avis. Il avait fini par me fixer rendez-vous le soir, chez lui, et avait livr&eacute; son t&eacute;moignage. Sans lui, l&rsquo;&eacute;mission aurait manqu&eacute; d&rsquo;objectivit&eacute;, elle aurait &eacute;t&eacute; bancale. Qui devient-on quand on parlemente ainsi&nbsp;? N&rsquo;est-ce pas une forme de menace quand on indique &agrave; l&rsquo;autre que l&rsquo;&eacute;mission se fera, sans lui, ou avec lui, et que ce serait mieux qu&rsquo;il t&eacute;moigne pour garantir cet &eacute;quilibre, et la sauvegarde de ses int&eacute;r&ecirc;ts&nbsp;?</p> <p>Interviewer, c&rsquo;est donc prendre tous les risques d&rsquo;une interaction hybride, incompl&egrave;te, mais dont l&rsquo;ambition est toujours de renseigner sur les &ecirc;tres &agrave; d&eacute;faut de toujours expliquer le monde&hellip;</p> <p>&nbsp;</p> <h2>Notes</h2> <p>&nbsp;</p> <div> <div id="ftn1"> <p><a href="#_ftnref1" name="_ftn1" title="">[1]</a> Annie Benveniste (dir), <em>Se faire violence. Analyse des coulisses de la recherche</em>, Paris, T&eacute;ra&egrave;dre, collection &laquo;&nbsp;L&rsquo;anthropologie au coin de la rue&nbsp;&raquo;, 2013.</p> </div> <div id="ftn2"> <p><a href="#_ftnref2" name="_ftn2" title="">[2]</a> Citons comme exemples&nbsp;: &laquo;&nbsp;Serial (2014)&nbsp;&raquo;, NPR&nbsp;; L&rsquo;affaire Salif B., &laquo;&nbsp;Les pieds sur terre&nbsp;&raquo;, France Culture, 2020.</p> </div> <div id="ftn3"> <p><a href="#_ftnref3" name="_ftn3" title="">[3]</a> &laquo;&nbsp;Le Vif du sujet&nbsp;&raquo; du 18 novembre 2009.</p> </div> <div id="ftn4"> <p><a href="#_ftnref4" name="_ftn4" title="">[4]</a> C&rsquo;est l&agrave; le reproche formul&eacute; par Pierre Bourdieu, voir &laquo;&nbsp;L&#39;illusion biographique&nbsp;&raquo;, <em>Actes de la recherche en sciences sociales</em>, vol. 62-63, juin 1986&nbsp;; p. 69-72.</p> </div> <div id="ftn5"> <p><a href="#_ftnref5" name="_ftn5" title="">[5]</a> Patrick Declerk, <em>Les Naufrag&eacute;s. Avec les clochards de Paris</em>, Paris, Plon, &laquo;&nbsp;Terre Humaine&nbsp;&raquo;, 2001, p. 30-31.</p> </div> <div id="ftn6"> <p><a href="#_ftnref6" name="_ftn6" title="">[6]</a>&nbsp;&nbsp;&nbsp; Marie-H&eacute;l&egrave;ne Brousse, &laquo;&nbsp;Le cas Dora et l&rsquo;invention du sympt&ocirc;me&nbsp;&raquo;, <em>L&rsquo;&Eacute;cole de la Cause freudienne/La Cause freudienne</em>, 2006/3, n&deg;64, p. 13-18.</p> </div> <div id="ftn7"> <p><a href="#_ftnref7" name="_ftn7" title="">[7]</a>&nbsp;&nbsp;&nbsp; Judith Hayem, &laquo;&nbsp;Glissement amoureux et glissement politique dans le face &agrave; face avec la x&eacute;nophobie&nbsp;&raquo;, dans Annie Benveniste (dir.), <em>Se faire violence. Analyses des coulisses de la recherche</em>, Paris T&eacute;ra&egrave;dre, 2013, p. 119-156.</p> </div> <div id="ftn8"> <p><a href="#_ftnref8" name="_ftn8" title="">[8]</a>Florence Aubenas, &laquo;&nbsp;J&rsquo;ai sonn&eacute; chez la femme de l&rsquo;assassin&nbsp;&raquo;, <em>Le Monde</em> du 12 juin 2013, en ligne&nbsp;: https://www.lemonde.fr/livres/article/2013/06/12/j-ai-sonne-chez-la-femme-de-l-assassin_3428841_3260.html</p> <p>&nbsp;</p> <h2>Auteur</h2> <p><strong>Christophe Deleu</strong>&nbsp;est professeur &agrave; l&rsquo;universit&eacute; de Strasbourg, et directeur du Cuej (Centre Universitaire d&rsquo;enseignement du Journalisme). Il est membre du laboratoire SAGE, UMR 7363. Il a publi&eacute; <em>La parole des anonymes &agrave; la radio, usages, fonctions&nbsp;et port&eacute;e</em>&nbsp;(Ina/de Boeck, 2006), et&nbsp;&nbsp;<em>Le documentaire radiophonique</em>&nbsp;(Ina-L&rsquo;Harmattan, 2013). Il est aussi auteur radio, notamment pour France Culture et la RTBF.&nbsp;Il a cofond&eacute; le studio de cr&eacute;ation de podcast Sonya. Il est pr&eacute;sident de la commission radio de la Soci&eacute;t&eacute; des Gens de Lettres.</p> </div> </div>