<p>Le th&eacute;&acirc;tre est une forme artistique relevant d&rsquo;une rencontre entre des com&eacute;diens et leur public dans l&rsquo;ici et le maintenant d&rsquo;un lieu et d&rsquo;un moment pr&eacute;cis. Autrement dit, contrairement au fonctionnement de la radio, ce que le spectateur entend sur le plateau co&iuml;ncide en g&eacute;n&eacute;ral avec ce qu&rsquo;il voit, et il est souvent complexe de distinguer les composantes sonores d&rsquo;un spectacle de ses composantes visuelles. Le terme de spectacle suppose m&ecirc;me une primaut&eacute; de la vision sur l&rsquo;audition&nbsp;: quand on se rend au th&eacute;&acirc;tre, c&rsquo;est bien pour voir un spectacle. Pourtant, la vue n&rsquo;est pas le seul de nos sens &agrave; y &ecirc;tre sollicit&eacute;&nbsp;; et le collectif artistique que je vais &eacute;voquer s&rsquo;est pr&eacute;cis&eacute;ment fix&eacute; pour objectif de faire entendre des voix occult&eacute;es par l&rsquo;histoire et/ou b&acirc;illonn&eacute;es par la peur.</p> <p>Mon propos portera en effet sur un th&eacute;&acirc;tre russe, le KnAM, qui depuis 2005 consacre tout son travail &agrave; des formes documentaires, c&rsquo;est-&agrave;-dire non fictionnelles. Celles-ci sont d&eacute;velopp&eacute;es &agrave; partir d&rsquo;enqu&ecirc;tes de terrain sur des th&eacute;matiques touchant &agrave; l&rsquo;histoire et &agrave; ses cons&eacute;quences sur la soci&eacute;t&eacute; russe actuelle. Il s&rsquo;agit, au sens propre, de la pratique d&rsquo;un th&eacute;&acirc;tre de terrain dans lequel, parmi tous les documents utilis&eacute;s, le t&eacute;moignage oral occupe une place centrale. Comprendre les blessures d&rsquo;un pass&eacute; occult&eacute; pour tenter de rendre leur voix &agrave; leurs compatriotes, tel est l&rsquo;objectif que se sont fix&eacute; depuis maintenant pr&egrave;s de vingt ans les membres de l&rsquo;&eacute;quipe artistique du Th&eacute;&acirc;tre KnAM. Apr&egrave;s avoir, dans un premier temps, situ&eacute; ce th&eacute;&acirc;tre dans la mouvance documentaire contemporaine, nous nous pencherons sur la mani&egrave;re dont il traite le t&eacute;moignage &agrave; partir d&rsquo;une mise en forme des voix. Enfin, nous &eacute;tudierons la nature profond&eacute;ment polyphonique de ce travail.</p> <h2>1. Le KnAM, un th&eacute;&acirc;tre sp&eacute;cialis&eacute; dans les formes documentaires</h2> <p>&nbsp;</p> <p>Rappelons, pour commencer, que le th&eacute;&acirc;tre documentaire a tout juste cent ans. C&rsquo;est en effet le metteur en sc&egrave;ne allemand Erwin Piscator qui, le premier, a durant les ann&eacute;es 1920-1930 con&ccedil;u et r&eacute;alis&eacute; des spectacles non pas &agrave; partir d&rsquo;&oelig;uvres de fiction, mais de documents. Inspir&eacute; par les pratiques du th&eacute;&acirc;tre d&rsquo;<em>agit-prop</em> sovi&eacute;tique<sup><a href="«#_ftn1" name="_ftnref1" title="">[1]</a></sup>, il a fait le choix d&rsquo;amener le monde r&eacute;el sur le plateau, sans la m&eacute;diation d&rsquo;un texte litt&eacute;raire. En vogue durant les ann&eacute;es 1930, les formes documentaires ont vu leur succ&egrave;s se r&eacute;duire comme peau de chagrin d&egrave;s le d&eacute;but de la Deuxi&egrave;me Guerre mondiale, avant de conna&icirc;tre un regain de popularit&eacute; dans les ann&eacute;es 1960, notamment autour du travail de Peter Weiss<sup><a href="«#_ftn2" name="_ftnref2" title="">[2]</a></sup>. Le genre a ensuite &agrave; nouveau d&eacute;clin&eacute;, mais a op&eacute;r&eacute; un retour en force d&egrave;s le milieu des ann&eacute;es 1990, d&rsquo;abord au Royaume-Uni, puis ailleurs un peu partout dans le monde<sup><a href="«#_ftn3" name="_ftnref3" title="">[3]</a></sup>. Son succ&egrave;s ne s&rsquo;est pas d&eacute;menti jusqu&rsquo;&agrave; aujourd&rsquo;hui, en parall&egrave;le et en osmose avec l&rsquo;essor des formes documentaires que l&rsquo;on observe en litt&eacute;rature et dans bien d&rsquo;autres pratiques artistiques au d&eacute;but du XXI<sup>e</sup> si&egrave;cle<sup><a href="«#_ftn4" name="_ftnref4" title="">[4]</a></sup>.</p> <p>Et, tout comme ce que l&rsquo;on peut observer en litt&eacute;rature ou au cin&eacute;ma, l&rsquo;univers de la sc&egrave;ne n&rsquo;&eacute;chappe pas &agrave; la pr&eacute;&eacute;minence du t&eacute;moignage sur toute autre forme de documents&nbsp;: si le th&eacute;&acirc;tre documentaire s&rsquo;est historiquement d&eacute;velopp&eacute; &agrave; l&rsquo;ombre de l&rsquo;id&eacute;ologie marxiste, en proposant aux spectateurs un point de vue surplombant sur les documents utilis&eacute;s, depuis la chute du mur de Berlin en 1989, l&rsquo;heure est davantage &agrave; la prudence et au scepticisme&nbsp;: plut&ocirc;t que de proposer une grille de lecture du monde, cette mouvance th&eacute;&acirc;trale que l&rsquo;on pourrait qualifier de n&eacute;o-documentaire accorde une place-cl&eacute; aux r&eacute;cits de vie et aux t&eacute;moignages individuels, montr&eacute;s dans toute leur singularit&eacute;<sup><a href="«#_ftn5" name="_ftnref5" title="">[5]</a></sup>.</p> <p>Il est int&eacute;ressant de constater, par ailleurs, que la br&egrave;ve histoire du th&eacute;&acirc;tre documentaire a connu une &eacute;volution parall&egrave;le &agrave; celle des m&eacute;dias&nbsp;: le genre est n&eacute; dans les ann&eacute;es 1920, au moment de l&rsquo;essor de la radio&nbsp;; il a connu une nouvelle fortune durant les ann&eacute;es 1960, parall&egrave;lement &agrave; la d&eacute;mocratisation de la t&eacute;l&eacute;vision&nbsp;; enfin, il s&rsquo;est r&eacute;impos&eacute; durant les ann&eacute;es 1990, simultan&eacute;ment au fulgurant d&eacute;veloppement d&rsquo;internet. D&egrave;s le d&eacute;part, la d&eacute;marche documentaire s&rsquo;est en effet pos&eacute;e comme une alternative au discours des m&eacute;dias <em>main stream</em>&nbsp;: aussi bien Erwin Piscator que Peter Weiss consid&eacute;raient que ces derniers servaient les int&eacute;r&ecirc;ts des pouvoirs politiques et &eacute;conomiques en place et trompaient le public plus qu&rsquo;ils ne l&rsquo;informaient. Les deux metteurs en sc&egrave;ne envisageaient leurs spectacles comme une forme d&rsquo;antidote&nbsp;: ils tent&egrave;rent, par le biais du montage des documents, de rendre une voix aux groupes sociaux opprim&eacute;s et de susciter l&rsquo;esprit critique du spectateur. Le th&eacute;&acirc;tre n&eacute;o-documentaire, s&rsquo;il est moins ambitieux, parce que beaucoup plus dubitatif quant &agrave; la notion de v&eacute;rit&eacute; des faits, continue &agrave; inscrire ses pas dans cette tradition&nbsp;: les collectifs th&eacute;&acirc;traux travaillent comme des journalistes, mais ont l&rsquo;ambition de proposer autre chose que ces derniers, &agrave; savoir une vision polyphonique et &eacute;clat&eacute;e d&rsquo;un r&eacute;el complexe plut&ocirc;t qu&rsquo;un amoncellement de faits.</p> <p>C&rsquo;est l&agrave; ce qui explique la pr&eacute;&eacute;minence actuelle du th&eacute;&acirc;tre de t&eacute;moignages, dans tout ce qu&rsquo;il peut avoir de subjectif et d&rsquo;individuel&nbsp;; de m&ecirc;me que l&rsquo;&eacute;criture testimoniale s&rsquo;est constitu&eacute;e &agrave; l&rsquo;issue de la premi&egrave;re guerre mondiale selon un mod&egrave;le narratif h&eacute;rit&eacute; de la d&eacute;position en justice<sup><a href="«#_ftn6" name="_ftnref6" title="">[6]</a></sup>, depuis que l&rsquo;effondrement de l&rsquo;URSS a remis en cause la cr&eacute;dibilit&eacute; de l&rsquo;id&eacute;ologie marxiste, le th&eacute;&acirc;tre n&eacute;o-documentaire s&rsquo;est en quelque sorte recentr&eacute; sur le t&eacute;moignage. Il s&rsquo;agit avant tout de faire entendre des voix, par le biais de proc&eacute;d&eacute;s sc&eacute;niques vari&eacute;s. Les spectacles <em>Verbatim</em>, par exemple, sont con&ccedil;us &agrave; partir d&rsquo;interviews de t&eacute;moins interrog&eacute;s directement par les com&eacute;diens, qui s&rsquo;efforcent ensuite sur le plateau de reproduire non seulement les propos exacts de leurs &laquo;&nbsp;donneurs<sup><a href="«#_ftn7" name="_ftnref7" title="">[7]</a></sup>&nbsp;&raquo;, mais aussi leur gestuelle, leurs mimiques et leurs tics de langage. Le com&eacute;dien s&rsquo;efface ainsi derri&egrave;re le t&eacute;moin&nbsp;: il n&rsquo;interpr&egrave;te plus un personnage, il se fait le porte-paroles d&rsquo;un individu. Il arrive m&ecirc;me parfois qu&rsquo;il lui c&egrave;de sa place sur le plateau. Dans <em>Rwanda 94</em>, le spectacle iconique de Jacques Delcuvellerie (1999), Yolande Mukagasana, raconte face au public pendant pr&egrave;s de quarante minutes comment et pourquoi elle a surv&eacute;cu au g&eacute;nocide, apr&egrave;s avoir vu mourir son mari et tous ses enfants<sup><a href="«#_ftn8" name="_ftnref8" title="">[8]</a></sup>.</p> <p>Fond&eacute; en 1985 &agrave; Komsomolsk-sur-l&rsquo;Amour, dans l&rsquo;extr&ecirc;me Est de la Sib&eacute;rie, le Th&eacute;&acirc;tre KnAM, qui a &eacute;t&eacute; l&rsquo;un des premiers th&eacute;&acirc;tres ind&eacute;pendants d&rsquo;URSS et dont l&rsquo;acronyme signifie &laquo;&nbsp;Venez chez nous&nbsp;&raquo;, s&rsquo;est au d&eacute;part concentr&eacute; sur les dramaturgies contemporaines russes et &eacute;trang&egrave;res. Mais, &agrave; partir de 2005, il s&rsquo;est tourn&eacute; vers les formes documentaires, lorsqu&rsquo;&agrave; la suite du d&eacute;c&egrave;s de sa m&egrave;re, la metteure en sc&egrave;ne Tatiana Frolova lui a consacr&eacute; un spectacle intitul&eacute; <em>Ma maman</em><sup><a href="«#_ftn9" name="_ftnref9" title="">[9]</a></sup>. Le KnAM est relativement peu connu en Russie&nbsp;: son audience &eacute;tait<sup><a href="«#_ftn10" name="_ftnref10" title="">[10]</a></sup> en effet confidentielle et il &eacute;tait tr&egrave;s &eacute;loign&eacute; des grands centres culturels russes. En revanche, il jouissait d&rsquo;une solide notori&eacute;t&eacute; en Europe occidentale, notamment en France o&ugrave; il avait &eacute;t&eacute; d&eacute;couvert lors de l&rsquo;&eacute;dition 1999 du festival &laquo;&nbsp;Passages&nbsp;&raquo; de Nancy<sup><a href="«#_ftn11" name="_ftnref11" title="">[11]</a></sup>. Cette notori&eacute;t&eacute; et les nombreuses collaborations qui en ont d&eacute;coul&eacute; (tourn&eacute;es, masterclass) ont permis &agrave; l&rsquo;ensemble de l&rsquo;&eacute;quipe artistique de fuir la Russie en mars 2022 pour s&rsquo;installer &agrave; Lyon, gr&acirc;ce au soutien du Th&eacute;&acirc;tre des C&eacute;lestins.</p> <p>Le KnAM se d&eacute;finit d&eacute;sormais comme un th&eacute;&acirc;tre politique, ce qui n&rsquo;&eacute;tait pas le cas avant le durcissement du r&eacute;gime poutinien &agrave; partir de 2012. Durant les ann&eacute;es 2000, tout comme un certain nombre d&rsquo;autres th&eacute;&acirc;tres exp&eacute;rimentaux dans les pays de l&rsquo;ex-URSS, le KnAM nourrissait une nette m&eacute;fiance envers l&rsquo;adjectif politique. En effet, ce dernier &eacute;tait spontan&eacute;ment associ&eacute; &agrave; l&rsquo;agit-prop, c&rsquo;est-&agrave;-dire &agrave; l&rsquo;instrumentalisation des th&eacute;&acirc;tres par le pouvoir sovi&eacute;tique. Mais depuis 2012, ils ont tous progressivement &eacute;t&eacute; rattrap&eacute;s par la sph&egrave;re politique, pr&eacute;cis&eacute;ment parce qu&rsquo;ils proposaient des spectacles testimoniaux&nbsp;: en &eacute;voquant la Russie contemporaine sans tenir compte de la rh&eacute;torique officielle du r&eacute;gime, ils se sont, de fait, retrouv&eacute;s dans une posture d&rsquo;opposants, avec tous les risques puis, progressivement, les dangers r&eacute;els que cela repr&eacute;sentait. D&eacute;sormais, Tatiana Frolova estime depuis la France que &laquo;&nbsp;tout ce qui nous entoure, la gestuelle des gens, leur comportement, tout rel&egrave;ve de la politique<sup><a href="«#_ftn12" name="_ftnref12" title="">[12]</a></sup>.&nbsp;&raquo;</p> <p>Avant l&rsquo;&eacute;migration de la troupe, son ancrage local &eacute;tait tr&egrave;s marqu&eacute; dans chacun des spectacles. Komsomolsk-sur-l&rsquo;Amour est en effet une ville inhospitali&egrave;re de la Sib&eacute;rie orientale, dont la l&eacute;gende officielle dit qu&rsquo;elle a &eacute;t&eacute; fond&eacute;e durant les ann&eacute;es 1930 par les Komsomols, c&rsquo;est-&agrave;-dire par les membres de l&rsquo;organisation de jeunesse du Parti communiste. La r&eacute;alit&eacute; est beaucoup moins glorieuse, dans la mesure o&ugrave; la ville et son industrie ont &eacute;t&eacute; construites par les prisonniers du Goulag. Or, ce pass&eacute; tragique reste encore aujourd&rsquo;hui presque totalement occult&eacute;<sup><a href="«#_ftn13" name="_ftnref13" title="">[13]</a></sup>. Aussi, depuis 2012, durant plus de dix ans, le KnAM a tent&eacute; de renouer les fils d&rsquo;une m&eacute;moire falsifi&eacute;e&nbsp;: &agrave; partir d&rsquo;interviews des habitants de la ville, l&rsquo;&eacute;quipe artistique a &eacute;labor&eacute; une dizaine de spectacles qui mettent en &eacute;vidence les liens entre l&rsquo;apathie de la soci&eacute;t&eacute; russe contemporaine et son amn&eacute;sie collective. La m&eacute;taphore de la maladie d&rsquo;Alzheimer court comme un fil rouge d&rsquo;un spectacle &agrave; l&rsquo;autre&nbsp;: comment peut-on vivre amput&eacute; de son histoire, lorsque les fant&ocirc;mes d&rsquo;un pass&eacute; perdu viennent hanter et &eacute;touffer les vivants&nbsp;?</p> <p>Le KnAM vient de cr&eacute;er en France un nouveau spectacle intitul&eacute; <em>Nous ne sommes plus&hellip;</em><sup><a href="«#_ftn14" name="_ftnref14" title="">[14]</a></sup>. Et Tatiana Frolova explique, &agrave; propos de ce projet, qu&rsquo;il s&rsquo;agit d&rsquo;une tentative de &laquo;&nbsp;comprendre qui nous sommes actuellement, nous, la nation russe, et quels monstres nous portons en nous<sup><a href="«#_ftn15" name="_ftnref15" title="">[15]</a></sup>.&nbsp;&raquo;</p> <h2>2. La mise en forme des voix</h2> <p>&nbsp;</p> <p>Le traitement des voix joue un r&ocirc;le particuli&egrave;rement important dans les spectacles de ce th&eacute;&acirc;tre. C&rsquo;est toujours Tatiana Frolova qui recueille les t&eacute;moignages&nbsp;; ils sont soit simplement enregistr&eacute;s, soit, le plus souvent, film&eacute;s. Il est int&eacute;ressant de noter qu&rsquo;elle ne les collecte jamais en fonction d&rsquo;un projet de spectacle pr&eacute;&eacute;tabli. Elle se contente de filmer les gens qui lui paraissent int&eacute;ressants&nbsp;: des personnes avec qui elle &eacute;change &agrave; l&rsquo;issue d&rsquo;un spectacle ou bien qu&rsquo;elle rencontre dans la rue. Lors de ces s&eacute;ances d&rsquo;interview, qui durent en moyenne deux heures, elle ne proc&egrave;de pas &agrave; partir de questions pr&eacute;par&eacute;es &agrave; l&rsquo;avance&nbsp;; elle se contente de discuter avec les gens, de cr&eacute;er un climat de confiance qui leur permette de se d&eacute;tendre et de parler sans autocensure&nbsp;: &laquo;&nbsp;D&rsquo;habitude, ce sont les derni&egrave;res minutes [de l&rsquo;entretien] qui sont les plus pr&eacute;cieuses, les gens s&rsquo;ouvrent et cessent d&rsquo;&ecirc;tre crisp&eacute;s<sup><a href="«#_ftn16" name="_ftnref16" title="">[16]</a></sup>.&nbsp;&raquo;</p> <p>Ensuite, &agrave; l&rsquo;issue du travail de montage, ces interviews sont montr&eacute;es ou donn&eacute;es &agrave; entendre au cours du spectacle. Tant&ocirc;t le son et l&rsquo;image co&iuml;ncident, tant&ocirc;t ils divergent. Dans <em>Je suis</em><sup><a href="«#_ftn17" name="_ftnref17" title="">[17]</a></sup>&nbsp;(2012), par exemple, on entend parler la m&egrave;re de l&rsquo;une des com&eacute;diennes, atteinte de la maladie d&rsquo;Alzheimer, mais l&rsquo;on voit sur le plateau d&rsquo;abord le visage film&eacute; en gros plan de l&rsquo;actrice, puis la silhouette d&rsquo;un petit gar&ccedil;on qui, &agrave; intervalles r&eacute;guliers, lit depuis le plateau des extraits du <em>Livre de l&rsquo;oubli </em>de Bernard No&euml;l<sup><a href="«#_ftn18" name="_ftnref18" title="">[18]</a></sup>. &Agrave; d&rsquo;autre moments, les com&eacute;diens reprennent en &eacute;cho les propos des t&eacute;moins. Ainsi, l&rsquo;utilisation de la vid&eacute;o vient en quelque sorte ponctuer ce qui se passe sur le plateau&nbsp;: tant&ocirc;t elle s&rsquo;ins&egrave;re dans le jeu comme un contrepoint, tant&ocirc;t elle prolonge, amplifie et g&eacute;n&eacute;ralise le propos des com&eacute;diens.</p> <p>Il arrive &eacute;galement fr&eacute;quemment que les com&eacute;diens se fassent eux-m&ecirc;mes t&eacute;moins et utilisent leurs souvenirs personnels comme mati&egrave;re du spectacle. Toujours dans&nbsp;<em>Je suis</em>, l&rsquo;un apr&egrave;s l&rsquo;autre, ils reconstituent leurs histoires familiales sur deux g&eacute;n&eacute;rations en repr&eacute;sentant leurs anc&ecirc;tres disparus par des dessins na&iuml;fs sur des vignettes de papier, projet&eacute;es sur un &eacute;cran transparent, puis effac&eacute;es &agrave; l&rsquo;aide d&rsquo;une raclette pour les vitres. L&rsquo;effet est saisissant, pour plusieurs raisons&nbsp;: d&rsquo;abord, parce que par-del&agrave; leurs diff&eacute;rences, ces r&eacute;cits de famille, aussi tragiques les uns que les autres, permettent de mesurer l&rsquo;ampleur des traumatismes li&eacute;s &agrave; l&rsquo;histoire du pays&nbsp;; et ensuite, parce que, dans sa simplicit&eacute;, le geste de balayer les fragiles morceaux de papier avec la raclette humide mat&eacute;rialise l&rsquo;id&eacute;e que l&rsquo;histoire a &eacute;t&eacute; implacablement occult&eacute;e<sup><a href="«#_ftn19" name="_ftnref19" title="">[19]</a></sup>. Dans <em>Le Bonheur</em><sup><a href="«#_ftn20" name="_ftnref20" title="">[20]</a></sup> (2021), les com&eacute;diens expliquent tour &agrave; tour o&ugrave; et comment ils cherchent des moments de bonheur dans une soci&eacute;t&eacute; b&acirc;illonn&eacute;e par l&rsquo;absence de libert&eacute;. &Agrave; ce moment pr&eacute;cis, ils s&rsquo;installent chacun &agrave; leur tour dans la p&eacute;nombre de la salle, comme n&rsquo;importe quel spectateur, et se filment en train de parler. Leur voix r&eacute;sonne dans l&rsquo;obscurit&eacute;, pendant que leurs visages sont projet&eacute;s en gros plans sur le plateau. Autrement dit, les voix et le travail du corps sont tr&egrave;s souvent dissoci&eacute;s l&rsquo;un de l&rsquo;autre, de mani&egrave;re &agrave; mettre en &eacute;vidence le mat&eacute;riau sonore. Ces voix sont simultan&eacute;ment profond&eacute;ment individuelles (chaque com&eacute;dien s&rsquo;exprime en son nom propre) et symboliques d&rsquo;un destin partag&eacute;. Dans <em>Je suis</em>, les diff&eacute;rents t&eacute;moignages se concluent par une constatation&nbsp;: dans chaque famille russe ordinaire, il y a eu durant la p&eacute;riode sovi&eacute;tique soit des victimes des r&eacute;pressions, soit des bourreaux.</p> <p>Dans un spectacle plus ancien, <em>Une guerre personnelle</em><sup><a href="«#_ftn21" name="_ftnref21" title="">[21]</a></sup> (2010), dont le propos portait sur le conflit tch&eacute;tch&egrave;ne &agrave; partir des souvenirs du journaliste Arkadi Babtchenko<sup><a href="«#_ftn22" name="_ftnref22" title="">[22]</a></sup>, toute l&rsquo;horreur de la guerre &eacute;tait sugg&eacute;r&eacute;e par la bande son du spectacle. Sur le plateau, les images sc&eacute;niques &eacute;taient en effet symboliques&nbsp;: une femme &eacute;tendait au sol des chemises blanches, puis les recouvrait de terre. L&rsquo;un des com&eacute;diens se filmait en gros plan en train de d&eacute;placer sur ces mottes de terre un minuscule tank en carton, visiblement d&eacute;coup&eacute; dans un magazine. La guerre &eacute;tait sugg&eacute;r&eacute;e, mais elle restait figur&eacute;e. En revanche, la bande son &eacute;tait terriblement r&eacute;aliste et immergeait litt&eacute;ralement le spectateur au milieu des multiples explosions du champ de bataille. Cette impression &eacute;tait renforc&eacute;e par la p&eacute;nombre dans laquelle se d&eacute;roulait le spectacle. Les bruits semblaient venir de partout, comme s&rsquo;il &eacute;tait impossible de discerner d&rsquo;o&ugrave; pourrait surgir le danger<sup><a href="«#_ftn23" name="_ftnref23" title="">[23]</a></sup>.</p> <p>Paradoxalement, les voix sont mises en valeur par un recours tr&egrave;s sophistiqu&eacute; aux contrastes lumineux. Le plateau est tr&egrave;s souvent plong&eacute; dans l&rsquo;obscurit&eacute;, ce qui permet &agrave; Tatiana Frolova de d&eacute;connecter les voix de ses t&eacute;moins du visuel, de leur laisser tout leur pouvoir de r&eacute;sonance. Ce proc&eacute;d&eacute;, pr&eacute;cis&eacute;ment parce qu&rsquo;il est mis en &oelig;uvre sur un plateau th&eacute;&acirc;tral, me para&icirc;t intimement li&eacute; au travail du KnAM sur la m&eacute;moire collective&nbsp;: en d&eacute;calant les images et les sons, le travail de mise en sc&egrave;ne conf&egrave;re &agrave; chacune de ces voix la dimension symbolique d&rsquo;un mal-&ecirc;tre collectif. De m&ecirc;me, les enregistrements sont r&eacute;guli&egrave;rement travaill&eacute;s par Vladimir Smirnov, l&rsquo;ing&eacute;nieur du son du th&eacute;&acirc;tre&nbsp;: un de ses proc&eacute;d&eacute;s r&eacute;currents consiste &agrave; brouiller les sonorit&eacute;s, comme si elles &eacute;manaient d&rsquo;un vieux poste de radio dont la fr&eacute;quence serait fluctuante. Par ce biais, le spectateur croit alors entendre des voix fantomatiques, celles des innombrables victimes anonymes des r&eacute;pressions de la p&eacute;riode sovi&eacute;tique.</p> <p>Depuis le d&eacute;but des ann&eacute;es 2000, Tatiana Frolova a fait travailler ses com&eacute;diens d&rsquo;apr&egrave;s les techniques vocales mises en place par Kristin Linklater<sup><a href="«#_ftn24" name="_ftnref24" title="">[24]</a></sup>. Elle tente ainsi de lib&eacute;rer leur voix&nbsp;:</p> <p>&nbsp;</p> <blockquote> <p>J&rsquo;ai compris en lisant l&rsquo;ouvrage de Kristin Linklater que la voix des gens est souvent li&eacute;e aux violences qu&rsquo;ils ont subies pendant leur enfance. C&rsquo;est pour cette raison que les Russes ont souvent des voix &eacute;pouvantables. Elles sont crisp&eacute;es, en particulier sur les notes aigu&euml;s. Les gens n&rsquo;utilisent pas leur voix naturelle, ils parlent d&rsquo;une voix &laquo;&nbsp;correcte&nbsp;&raquo;, &laquo;&nbsp;comme chez les pionniers<sup><a href="«#_ftn25" name="_ftnref25" title="">[25]</a></sup>&nbsp;&raquo;. Ils &eacute;voquent leurs r&eacute;ussites d&rsquo;une voix &laquo;&nbsp;sovi&eacute;tique&nbsp;&raquo;, aigu&euml;, qui veut para&icirc;tre gaie et heureuse, mais qui s&rsquo;av&egrave;re &ecirc;tre identique chez toutes ces femmes qui soutiennent la guerre actuellement<sup><a href="«#_ftn26" name="_ftnref26" title="">[26]</a></sup>.</p> </blockquote> <p>&nbsp;</p> <p>La metteure en sc&egrave;ne fait &eacute;galement le constat suivant&nbsp;: dans les m&eacute;dias russes, qu&rsquo;il s&rsquo;agisse de la radio ou de la t&eacute;l&eacute;vision, la diction des speakers comme celle des journalistes est format&eacute;e&nbsp;: ils ont un d&eacute;bit extr&ecirc;mement rapide et un ton monocorde qui produisent un effet hypnotique sur leurs auditeurs<sup><a href="«#_ftn27" name="_ftnref27" title="">[27]</a></sup>. C&rsquo;est donc &eacute;galement contre cette anesth&eacute;siante uniformisation des voix dans la Russie contemporaine que tente de lutter le KnAM.</p> <p>Tatiana Frolova essaie donc, au sens propre comme au sens figur&eacute; de rendre leur voix &agrave; ses compatriotes. Dans <em>Je Suis</em>, le com&eacute;dien Dmitri Botcharov affirme, lorsqu&rsquo;il &eacute;voque les &laquo;&nbsp;Rubans blancs&nbsp;&raquo;, c&rsquo;est-&agrave;-dire le mouvement de protestation qui a secou&eacute; les grandes villes russes en 2011-2012 &agrave; la suite des fraudes &eacute;lectorales massives constat&eacute;es lors des &eacute;lections l&eacute;gislatives, que les gens sont sortis dans la rue parce qu&rsquo;on avait vol&eacute; leurs voix. Et dans <em>Le Bonheur</em>, l&rsquo;une des com&eacute;diennes explique avoir travaill&eacute; sa voix, une voix que ses proches avaient &eacute;touff&eacute;e durant son enfance sous pr&eacute;texte qu&rsquo;elle chantait faux. Elle d&eacute;crit le bonheur qu&rsquo;elle &eacute;prouve &agrave; faire r&eacute;sonner cette nouvelle voix et propose au public de partager son plaisir en le faisant &eacute;mettre des sons &agrave; l&rsquo;unisson. Comme si, le temps d&rsquo;une repr&eacute;sentation th&eacute;&acirc;trale, il &eacute;tait possible de faire ch&oelig;ur, de faire passer la polyphonie de la sc&egrave;ne &agrave; la salle.</p> <h2>3. Des spectacles polyphoniques</h2> <p>&nbsp;</p> <p>Nous nous proposons maintenant d&rsquo;analyser trois exemples concrets de ce travail de tissage des voix. Au tout d&eacute;but du <em>Bonheur</em>, la salle est plong&eacute;e dans la p&eacute;nombre. On entend alors s&rsquo;&eacute;lever des voix diff&eacute;rentes, qui sont simplement juxtapos&eacute;es, sans support image, sans dialogue. Elles ne se r&eacute;pondent pas, mais se font l&rsquo;&eacute;cho l&rsquo;une de l&rsquo;autre, un peu comme le feraient les diff&eacute;rentes voix d&rsquo;un ch&oelig;ur<sup><a href="«#_ftn28" name="_ftnref28" title="">[28]</a></sup>. Tatiana Frolova affirme avoir cr&eacute;&eacute; ce spectacle apr&egrave;s avoir durant la pand&eacute;mie d&eacute;couvert l&rsquo;application Clubhouse<sup><a href="«#_ftn29" name="_ftnref29" title="">[29]</a></sup>. Il s&rsquo;agit d&rsquo;un r&eacute;seau social purement audio qui a &eacute;t&eacute; tr&egrave;s &agrave; la mode durant les diff&eacute;rents confinements&nbsp;: les utilisateurs pouvaient y discuter sans avoir recours &agrave; l&rsquo;&eacute;crit ou aux images.</p> <p>Au d&eacute;but de <em>Je suis,</em> le proc&eacute;d&eacute; est un peu diff&eacute;rent&nbsp;: les diff&eacute;rentes voix sont progressivement superpos&eacute;es, jusqu&rsquo;&agrave; devenir totalement inaudibles. Tatiana Frolova explique avoir voulu faire entendre la rumeur de l&rsquo;histoire, dans laquelle les voix individuelles finissent toujours par &ecirc;tre englouties. Des bribes de phrases surnagent, d&eacute;cousues, d&eacute;pourvues de sens<sup><a href="«#_ftn30" name="_ftnref30" title="">[30]</a></sup>.</p> <p>Enfin, toujours dans <em>Je suis</em>&nbsp;<sup><a href="«#_ftn31" name="_ftnref31" title="">[31]</a></sup>, on entend le t&eacute;moignage audio d&rsquo;un ex-prisonnier du Goulag, qui raconte son arriv&eacute;e &agrave; Komsomolsk-sur-l&rsquo;Amour, son arriv&eacute;e dans un train de d&eacute;port&eacute;s, le premier hiver glacial pass&eacute; sous la tente, les morts qu&rsquo;il &eacute;tait impossible d&rsquo;enterrer parce que la terre &eacute;tait gel&eacute;e. Puis le son se brouille, pendant que le com&eacute;dien dispose sur son &eacute;cran transparent de vieilles photographies d&rsquo;identit&eacute; &agrave; c&ocirc;t&eacute; des dessins qu&rsquo;il avait esquiss&eacute;s pour repr&eacute;senter ses grands-parents et ses parents. Peu &agrave; peu, les gr&eacute;sillements d&rsquo;une chanson d&rsquo;amour de l&rsquo;&eacute;poque sovi&eacute;tique se d&eacute;gagent de la bouillie sonore du d&eacute;but de la sc&egrave;ne&nbsp;; les paroles quasiment inaudibles &eacute;voquent le blizzard, un amour auquel il est impossible de croire. Les pulsations du rythme &eacute;voquent le bruit d&rsquo;un train en marche. Et la bande son, tout comme les vignettes un peu floues qui se d&eacute;gagent de l&rsquo;obscurit&eacute;, deviennent alors l&rsquo;&eacute;cho d&rsquo;une &eacute;poque engloutie par le froid, la neige et l&rsquo;oubli. On voit alors le com&eacute;dien, derri&egrave;re le paravent de plastique transparent sur lequel sont projet&eacute;es les images, saupoudrer de farine tous ces visages anonymes, puis passer devant l&rsquo;&eacute;cran en lan&ccedil;ant la poudre blanche, comme si la neige recouvrait les victimes, en faisait des taches blanches semblables &agrave; celles qu&rsquo;on peut voir sur les photographies des dirigeants de l&rsquo;&eacute;poque stalinienne.</p> <p>&nbsp;</p> <p>En conclusion, le travail du KnAM pourrait &ecirc;tre qualifi&eacute; de th&eacute;&acirc;tre choral. Tatiana Frolova affirme avoir &eacute;t&eacute; profond&eacute;ment marqu&eacute;e dans sa pratique par sa lecture de Dosto&iuml;evski, un &eacute;crivain qui, dit-elle, &laquo;&nbsp;travaillait &agrave; partir de faits divers qu&rsquo;il allait chercher dans la vie r&eacute;elle<sup><a href="«#_ftn32" name="_ftnref32" title="">[32]</a></sup>&nbsp;&raquo; et pratiquait une &eacute;criture polyphonique pens&eacute;e comme une &eacute;galit&eacute; des diff&eacute;rentes voix ainsi que l&rsquo;a bien montr&eacute; Mikha&iuml;l Bakhtine<sup><a href="«#_ftn33" name="_ftnref33" title="">[33]</a></sup>. &Agrave; partir des t&eacute;moignages collect&eacute;s &agrave; Komsomolsk ou ailleurs, la metteure en sc&egrave;ne et son &eacute;quipe artistique tentent de faire entendre les voix fantomatiques d&rsquo;un pass&eacute; sovi&eacute;tique qui, pr&eacute;cis&eacute;ment parce qu&rsquo;il a &eacute;t&eacute; occult&eacute;, continue de hanter et d&rsquo;empoisonner la Russie actuelle. La maladie d&rsquo;Alzheimer y est devenue un probl&egrave;me collectif, et ce th&eacute;&acirc;tre tente de renouer les fils d&rsquo;une m&eacute;moire trou&eacute;e, en voie d&rsquo;effacement d&eacute;finitif. Son projet est en r&eacute;alit&eacute; de nature th&eacute;rapeutique&nbsp;: pour pouvoir rendre leurs voix aux vivants, il faut tenter de retrouver ne serait-ce que l&rsquo;&eacute;cho des voix des morts. Et ainsi, pour paraphraser Alexandre Gefen, contribuer &agrave; &laquo;&nbsp;r&eacute;parer le monde&nbsp;&raquo;<sup><a href="«#_ftn34" name="_ftnref34" title="">[34]</a></sup>. Dans son dernier spectacle, <em>Nous ne sommes plus&hellip;</em>, Tatiana Frolova estime poursuivre son travail sur la voix, &laquo;&nbsp;la voix muette des poissons&hellip; Nos anc&ecirc;tres se taisaient, mais nous, nous apprenons &agrave; parler et &agrave; acc&eacute;der &agrave; notre propre voix<sup><a href="«#_ftn35" name="_ftnref35" title="">[35]</a></sup>.&nbsp;&raquo;</p> <p>&nbsp;</p> <div> <div id="ftn1"> <h2>Notes</h2> <p>&nbsp;</p> <p><sup><a href="«#_ftnref1" name="_ftn1" title="">[1]</a></sup> Le th&eacute;&acirc;tre d&rsquo;agit-prop s&rsquo;est d&eacute;velopp&eacute; de mani&egrave;re fulgurante en Russie durant les ann&eacute;es qui ont suivi la R&eacute;volution de 1917. Inspir&eacute; autant par le bouillonnement des id&eacute;es r&eacute;volutionnaires que par les innovations des grands metteurs en sc&egrave;nes tels que Meyerhold, Evreinov ou encore Tairov et Vakhtangov, le th&eacute;&acirc;tre amateur a connu un essor massif, dans des conditions tr&egrave;s pr&eacute;caires, aussi bien sur le front que dans les usines ou les villages. Tr&egrave;s vite, le nouveau pouvoir a compris l&rsquo;utilit&eacute; de cette envie collective de th&eacute;&acirc;tre pour faire passer ses slogans et messages politiques et en a progressivement pris le contr&ocirc;le id&eacute;ologique. N&eacute;anmoins, durant une dizaine d&rsquo;ann&eacute;es, jusqu&rsquo;&agrave; la fin des ann&eacute;es 1920, le th&eacute;&acirc;tre d&rsquo;agit-prop a d&eacute;velopp&eacute; des formes originales inspir&eacute;es par l&rsquo;actualit&eacute;, telles que les journaux vivants, les proc&egrave;s th&eacute;&acirc;tralis&eacute;s ou encore les sc&eacute;nisations, c&rsquo;est-&agrave;-dire la comm&eacute;moration th&eacute;&acirc;tralis&eacute;e sur site des grands &eacute;v&eacute;nements r&eacute;volutionnaires. V. Denis Bablet (dir.), <em>Le th&eacute;&acirc;tre d&rsquo;agit-prop de 1917 &agrave; 1932</em>, Lausanne, La Cit&eacute; &ndash; L&rsquo;&Acirc;ge d&rsquo;homme, 1977, 2 tomes.</p> </div> <div id="ftn2"> <p><sup><a href="«#_ftnref2" name="_ftn2" title="">[2]</a></sup> V. Peter Weiss, &laquo;&nbsp;Notes sur le th&eacute;&acirc;tre documentaire&nbsp;&raquo;, dans <em>Discours sur la gen&egrave;se et le d&eacute;roulement de la tr&egrave;s longue guerre du Vietnam illustrant la n&eacute;cessit&eacute; de la lutte arm&eacute;e des opprim&eacute;s contre leurs oppresseurs</em>, traduit par Jean Baudrillard, Paris, Seuil, 1968.</p> </div> <div id="ftn3"> <p><sup><a href="«#_ftnref3" name="_ftn3" title="">[3]</a></sup> V. Lucie Kempf &amp; Tania Moguilevskaia (dir.), <em>Le th&eacute;&acirc;tre n&eacute;o-documentaire&nbsp;: r&eacute;surgence ou r&eacute;invention&nbsp;?</em>, Nancy, PUN &ndash; &Eacute;ditions Universitaires de Lorraine, 2013.</p> </div> <div id="ftn4"> <p><sup><a href="«#_ftnref4" name="_ftn4" title="">[4]</a></sup>&nbsp;&Agrave; propos de cet essor des formes documentaires dans les arts, voir Aline Caillet &amp; Fr&eacute;d&eacute;ric Pouillaude (dir.), <em>Un art documentaire. Enjeux esth&eacute;tiques, politiques et &eacute;thiques</em>, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. &laquo;&nbsp;&AElig;sthetica&nbsp;&raquo;, 2017. L&rsquo;attribution du Prix Nobel de litt&eacute;rature &agrave; Svetlana Alexievitch en 2015 est significative&nbsp;: elle vient en effet consacrer la narration documentaire en tant que forme litt&eacute;raire &agrave; part enti&egrave;re.</p> </div> <div id="ftn5"> <p><sup><a href="«#_ftnref5" name="_ftn5" title="">[5]</a></sup> J&eacute;r&eacute;my Mahut, &laquo;&nbsp;Le &Prime;th&eacute;&acirc;tre-t&eacute;moignage&Prime;&nbsp;: un th&eacute;&acirc;tre documentaire&nbsp;?&nbsp;&raquo;, dans Lucie Kempf &amp; Tania Moguilevskaia (dir.),<em> op. cit.</em>, p. 211-224. Voir aussi Fr&eacute;d&eacute;rik Detue &amp; Charlotte Lacoste (dir.), &laquo;&nbsp;T&eacute;moigner en litt&eacute;rature&nbsp;&raquo;, <em>Europe</em>, n&deg; 1041-1042, janvier-f&eacute;vrier 2016.</p> </div> <div id="ftn6"> <p><sup><a href="«#_ftnref6" name="_ftn6" title="">[6]</a></sup> Voir Fr&eacute;d&eacute;rik Detue &amp; Charlotte Lacoste, &laquo;&nbsp;Ce que le t&eacute;moignage fait &agrave; la litt&eacute;rature&nbsp;&raquo;, <em>Europe, ibid</em>.</p> </div> <div id="ftn7"> <p><sup><a href="«#_ftnref7" name="_ftn7" title="">[7]</a></sup> Ce terme est utilis&eacute; par les praticiens du th&eacute;&acirc;tre moscovite Teatr.doc. afin de d&eacute;signer les t&eacute;moins auxquels ils ont recours. V. Lucie Kempf, &laquo;&nbsp;La naissance du verbatim russe&nbsp;: l&rsquo;histoire d&rsquo;un malentendu&nbsp;?&nbsp;&raquo;, dans <em>ibid.</em>, p. 75.</p> </div> <div id="ftn8"> <p><sup><a href="«#_ftnref8" name="_ftn8" title="">[8]</a></sup> Rwanda 94, Groupov, Jacques Delcuvellerie (mise en sc&egrave;ne), disponible sur YouTube&nbsp;: <a href="https://www.youtube.com/watch?v=wO06-qa1ffc">https://www.youtube.com/watch?v=wO06-qa1ffc</a> (consult&eacute; le 30/10/2023).</p> </div> <div id="ftn9"> <p><sup><a href="«#_ftnref9" name="_ftn9" title="">[9]</a></sup> Titre russe&nbsp;: <em>Moja mama</em>.</p> </div> <div id="ftn10"> <p><sup><a href="«#_ftnref10" name="_ftn10" title="">[10]</a></sup> Nous employons le pass&eacute; dans la mesure o&ugrave; le KnAM a &eacute;t&eacute; contraint de fermer ses portes &agrave; Komsomolsk-sur-l&rsquo;Amour en mars 2022.</p> </div> <div id="ftn11"> <p><sup><a href="«#_ftnref11" name="_ftn11" title="">[11]</a></sup> Ce festival, initialement consacr&eacute; &agrave; l&rsquo;Europe de l&rsquo;Est, a &eacute;t&eacute; cr&eacute;&eacute; &agrave; Nancy en 1996 sous l&rsquo;impulsion du metteur en sc&egrave;ne Charles Tordjman. Au d&eacute;part annuel, il est devenu bisannuel &agrave; partir de 2003. En 2011, il d&eacute;m&eacute;nage &agrave; Metz. Depuis le d&eacute;part de Charles Tordjman en 2016, &laquo;&nbsp;Passages&nbsp;&raquo; a &eacute;largi son aire d&rsquo;action et n&rsquo;est aujourd&rsquo;hui plus centr&eacute; sur le th&eacute;&acirc;tre est-europ&eacute;en.</p> </div> <div id="ftn12"> <p><sup><a href="«#_ftnref12" name="_ftn12" title="">[12]</a></sup> Entretien avec Tatiana Frolova, archives personnelles de Lucie Kempf, 06/03/2024.</p> </div> <div id="ftn13"> <p><sup><a href="«#_ftnref13" name="_ftn13" title="">[13]</a></sup> V. Tania Moguilevskaia, &laquo;&nbsp;Le th&eacute;&acirc;tre documentaire, un signal d&rsquo;alarme. Entretien avec Tatiana Frolova, metteur en sc&egrave;ne KnAM Teatr&nbsp;&raquo;, dans Lucie Kempf &amp; Tania Moguilevskaia, <em>op. cit.</em>, p. 247-262.</p> </div> <div id="ftn14"> <p><sup><a href="«#_ftnref14" name="_ftn14" title="">[14]</a></sup> Premi&egrave;re le 17 octobre 2023 au Th&eacute;&acirc;tre des C&eacute;lestins &agrave; Lyon, dans le cadre du festival &laquo;&nbsp;Sens interdits&nbsp;&raquo;.</p> </div> <div id="ftn15"> <p><sup><a href="«#_ftnref15" name="_ftn15" title="">[15]</a></sup> V. YouTube, <a href="https://youtu.be/f2jpUcO9E1A">https://youtu.be/f2jpUcO9E1A</a> (consult&eacute; le 29/10/2023), pr&eacute;sentation du projet de spectacle par Tatiana Frolova.</p> </div> <div id="ftn16"> <p><sup><a href="«#_ftnref16" name="_ftn16" title="">[16]</a></sup> Entretien avec Tatiana Frolova, archives personnelles de Lucie Kempf, 06/03/2024.</p> </div> <div id="ftn17"> <p><sup><a href="«#_ftnref17" name="_ftn17" title="">[17]</a></sup> Titre russe&nbsp;: Ja ect&rsquo;, 2012. Disponible sur&nbsp;: <a href="https://disk.yandex.ru/i/s_3LQnGohpnb5w">https://disk.yandex.ru/i/s_3LQnGohpnb5w</a> (consult&eacute; le 31/10/2023).</p> </div> <div id="ftn18"> <p><sup><a href="«#_ftnref18" name="_ftn18" title="">[18]</a></sup> Bernard No&euml;l,<em> Le livre de l&rsquo;oubli</em>, Paris, P.O.L, 2012.</p> </div> <div id="ftn19"> <p><sup><a href="«#_ftnref19" name="_ftn19" title="">[19]</a></sup> <em>Je suis, op. cit.</em>, 15&rsquo;34&rsquo;&rsquo; &ndash; 28&rsquo;30&rsquo;&rsquo;.</p> </div> <div id="ftn20"> <p><sup><a href="«#_ftnref20" name="_ftn20" title="">[20]</a></sup> Titre russe&nbsp;: <em>SĨast&rsquo;e,</em> 2021.</p> </div> <div id="ftn21"> <p><sup><a href="«#_ftnref21" name="_ftn21" title="">[21]</a></sup> Titre russe&nbsp;: <em>Personal&rsquo;naja vojna</em>, 2010.</p> </div> <div id="ftn22"> <p><sup><a href="«#_ftnref22" name="_ftn22" title="">[22]</a></sup> Arkadi Babtchenko, <em>La Couleur de la guerre</em>, traduit du russe par V&eacute;ronique Patte, Paris, Gallimard, coll. &laquo;&nbsp;Du monde entier&nbsp;&raquo;, 2009. Titre russe&nbsp;: &laquo;&nbsp;Alxan-Jurt&nbsp;&raquo;, dans <em>Novyj mir</em>, n&deg; 2, 2002, en ligne&nbsp;: <a href="https://znamlit.ru/publication.php?id=1832">https://znamlit.ru/publication.php?id=1832</a> (consult&eacute; le 31/10/2023).</p> </div> <div id="ftn23"> <p><sup><a href="«#_ftnref23" name="_ftn23" title="">[23]</a></sup> V. la vid&eacute;o de pr&eacute;sentation du spectacle sur le site <em>Th&eacute;&acirc;tre contemporain</em>&nbsp;: <a href="https://www.theatre-contemporain.net/video/Extraits-de-Une-Guerre-personnelle">https://www.theatre-contemporain.net/video/Extraits-de-Une-Guerre-personnelle</a> (consult&eacute; le 31/10/2023).</p> </div> <div id="ftn24"> <p><sup><a href="«#_ftnref24" name="_ftn24" title="">[24]</a></sup> Kristin Linklater (1936-2020) a &eacute;t&eacute; durant sa longue carri&egrave;re com&eacute;dienne, metteure en sc&egrave;ne et professeure d&rsquo;art dramatique. Elle a en particulier enseign&eacute; la technique vocale, m&ecirc;me si ce terme est en r&eacute;alit&eacute; infid&egrave;le &agrave; ses conceptions&nbsp;: elle ne proposait pas &agrave; ses &eacute;l&egrave;ves d&rsquo;acqu&eacute;rir des techniques, mais de lib&eacute;rer leur voix en la reconnectant &agrave; leurs &eacute;motions. Tatiana Frolova estime que ce type de travail vocal permet aux com&eacute;diens de toucher non seulement la conscience des spectateurs, mais &eacute;galement leur inconscient. V. Kristin Linklater, <em>Freeing the natural voice</em>, Hollywood, Drama Publishers, 1976.</p> </div> <div id="ftn25"> <p><sup><a href="«#_ftnref25" name="_ftn25" title="">[25]</a></sup> Les pionniers &eacute;taient &agrave; la p&eacute;riode sovi&eacute;tique l&rsquo;organisation dans laquelle &eacute;taient enr&ocirc;l&eacute;s les enfants. &Agrave; l&rsquo;adolescence, ils int&eacute;graient le Komsomol. Ce n&rsquo;est qu&rsquo;&agrave; la fin de leurs &eacute;tudes qu&rsquo;ils pouvaient ensuite postuler &agrave; leur admission au sein du Parti.</p> </div> <div id="ftn26"> <p><sup><a href="«#_ftnref26" name="_ftn26" title="">[26]</a></sup> Entretien avec Tatiana Frolova, archives personnelles de L. Kempf, 11/06/2023.</p> </div> <div id="ftn27"> <p><sup><a href="«#_ftnref27" name="_ftn27" title="">[27]</a></sup> <em>Ibid.</em></p> </div> <div id="ftn28"> <p><sup><a href="«#_ftnref28" name="_ftn28" title="">[28]</a></sup> &Agrave; propos de l&rsquo;importance du mod&egrave;le antique du ch&oelig;ur dans les formes polyphoniques documentaires contemporaines au th&eacute;&acirc;tre, voir Laurent Demanze, &laquo;&nbsp;Fonctions et usages du motif choral dans les livres de voix contemporains. Un d&eacute;tour antique&nbsp;&raquo;, Alexandre Gefen &amp; Fr&eacute;d&eacute;rique Leichter-Flack (dir.), <em>Fabula/Les colloques, Livres de voix. Narrations pluralistes et d&eacute;mocratie</em>, <a href="http://www.fabula.org/colloques/document8106.php">http://www.fabula.org/colloques/document8106.php</a>, (consult&eacute; le 08/03/2024).</p> </div> <div id="ftn29"> <p><sup><a href="«#_ftnref29" name="_ftn29" title="">[29]</a></sup> Entretien avec Tatiana Frolova, archives personnelles de L. Kempf, 11/06/2023.</p> </div> <div id="ftn30"> <p><sup><a href="«#_ftnref30" name="_ftn30" title="">[30]</a></sup> <em>Ibid.</em></p> </div> <div id="ftn31"> <p><sup><a href="«#_ftnref31" name="_ftn31" title="">[31]</a></sup> <em>Ja est&rsquo;, op. cit.,</em> 48&rsquo;12&rsquo;&rsquo; &ndash; 50&rsquo;30&rsquo;&rsquo;.</p> </div> <div id="ftn32"> <p><sup><a href="«#_ftnref32" name="_ftn32" title="">[32]</a></sup> Entretien avec Tatiana Frolova, op. cit., 11/06/2023.</p> </div> <div id="ftn33"> <p><sup><a href="«#_ftnref33" name="_ftn33" title="">[33]</a></sup> Mikha&iuml;l Bakhtine, <em>Probl&egrave;mes de la po&eacute;tique de Dosto&iuml;evski</em>, traduit du russe&nbsp;par Guy Verret, Lausanne, L&rsquo;&Acirc;ge d&rsquo;homme, 1970 [1929, Leningrad].</p> </div> <div id="ftn34"> <p><sup><a href="«#_ftnref34" name="_ftn34" title="">[34]</a></sup> Alexandre Gefen, <em>R&eacute;parer le monde&nbsp;: la litt&eacute;rature fran&ccedil;aise face au XXI<sup>e</sup> si&egrave;cle</em>, Paris, Jos&eacute; Corti, coll. &laquo;&nbsp;Les Essais&nbsp;&raquo;, 2017.</p> </div> <div id="ftn35"> <p><sup><a href="«#_ftnref35" name="_ftn35" title="">[35]</a></sup> <em>Ibid.</em></p> <p>&nbsp;</p> <h2>Autrice</h2> <p><strong>Lucie Kempf </strong>est ma&icirc;tresse de conf&eacute;rences en langue, litt&eacute;rature et civilisation russes &agrave; l&rsquo;Universit&eacute; de Lorraine. Ses recherches portent d&rsquo;une part sur le th&eacute;&acirc;tre russe et sovi&eacute;tique de la fin du XIXe&nbsp;si&egrave;cle et du d&eacute;but du XXe&nbsp;si&egrave;cle (jeu&nbsp;d&rsquo;acteur, mise en sc&egrave;ne, r&eacute;pertoire, d&eacute;cors) et d&rsquo;autre part sur les tendances documentaires dans la dramaturgie russe et bi&eacute;lorusse contemporaine. Elle a dirig&eacute; plusieurs ouvrages avec Yannick Hoffert, dont&nbsp;<em>Actrices mythiques, mythe de l&rsquo;actrice sur les sc&egrave;nes occidentales (1870-1910)</em>&nbsp;(&Eacute;ditions Universitaires de Lorraine, 2021) et&nbsp;<em>Le Th&eacute;&acirc;tre au cin&eacute;ma. Adaptation, Transposition, Hybridation</em>&nbsp;(Presses Universitaires de Nancy, 2010). Elle a &eacute;galement co-dirig&eacute;&nbsp;<em>Le Th&eacute;&acirc;tre neo-documentaire&nbsp;: r&eacute;surgence ou r&eacute;invention&nbsp;?</em>&nbsp;avec Tania Moguilevskaia (&Eacute;ditions Universitaires de Lorraine, 2013).</p> </div> </div>