<p><strong>Plan de l&#39;article :</strong></p> <ul> <li><strong>Le plan long comme union, la coupe comme s&eacute;paration</strong></li> <li><strong>La coupe comme (r)accord&nbsp;: le montage-suture</strong></li> <li><strong>Couper pour renouveler&nbsp;: la coupe comme (re)naissance</strong></li> </ul> <p>&nbsp;</p> <p>Au c&oelig;ur du plan-s&eacute;quence inaugural de&nbsp;<em>Gravity</em>, d&rsquo;Alfonso Cuar&oacute;n, on peut entendre le personnage de Walt Kowalski prononcer une r&eacute;plique qui semble d&eacute;connect&eacute;e des enjeux de survie et d&rsquo;urgence de la sc&egrave;ne&nbsp;: &laquo;&nbsp;La moiti&eacute; de l&rsquo;Am&eacute;rique du Nord vient de perdre l&rsquo;acc&egrave;s &agrave; Facebook<sup><a href="#_ftn1" id="_ftnref1" name="_ftnref1">1</a></sup>&nbsp;&raquo;. Alors que cette ouverture se caract&eacute;rise du reste par une mont&eacute;e progressive de la tension dramatique et un sentiment de danger toujours plus explicite, la d&eacute;sinvolture de la remarque semble injecter &agrave; la sc&egrave;ne une forme, sinon de soulagement comique, du moins de l&eacute;g&egrave;ret&eacute;. Elle cristallise pourtant, sans contradiction n&eacute;cessaire, plusieurs enjeux essentiels du film qui commence, et le place sous le signe de la rupture et du d&eacute;calage&nbsp;: rupture des communications, rupture du ton du film donc, mais aussi rupture entre les personnages d&rsquo;astronautes au centre du r&eacute;cit et la population terrestre, rest&eacute;e en bas, sans oublier la faille cr&eacute;&eacute;e entre la &laquo;&nbsp;moiti&eacute;&nbsp;&raquo; en question, priv&eacute;e de r&eacute;seau, et l&rsquo;autre moiti&eacute;, &agrave; l&rsquo;abri des cons&eacute;quences de la d&eacute;rive de d&eacute;bris qui endommage plusieurs satellites. Avant m&ecirc;me que l&rsquo;action du film n&rsquo;ait tout &agrave; fait d&eacute;but&eacute;, il est fait allusion &agrave; une forme de faille qui met &agrave; distance les individus et les s&eacute;pare &agrave; plusieurs titres. Le film de Cuar&oacute;n anticipe alors celui de Christopher Nolan,&nbsp;<em>Interstellar</em>, sorti un an plus tard et dans lequel il s&rsquo;agit, une fois parti dans l&rsquo;espace, de combler la faille temporelle et spatiale qui pourtant ne cesse de s&rsquo;&eacute;largir entre le voyageur spatial et ses proches rest&eacute;s sur Terre.</p> <p>Il semble n&eacute;cessaire en premier lieu de revenir sur la trame narrative des deux films.&nbsp;<em>Gravity</em>, film-catastrophe et&nbsp;<em>survival</em>&nbsp;en orbite, raconte en temps quasi-r&eacute;el la d&eacute;route d&rsquo;une mission spatiale de routine. Apr&egrave;s avoir &eacute;chapp&eacute; &agrave; des d&eacute;bris en d&eacute;rive, les astronautes Ryan Stone (Sandra Bullock) et Matt Kowalski (George Clooney) s&rsquo;efforcent de rejoindre la station la plus proche afin de regagner la Terre sans tarder. D&rsquo;abord s&eacute;par&eacute;s, les deux protagonistes se retrouvent et joignent leurs forces pour rejoindre la station spatiale russe. Au cours du trajet, Ryan r&eacute;v&egrave;le &agrave; Matt avoir perdu sa fille dans un accident quelques ann&eacute;es plus t&ocirc;t. Apr&egrave;s qu&rsquo;une nouvelle vague de d&eacute;bris les a mis en difficult&eacute;, Matt n&rsquo;a d&rsquo;autre choix que de l&acirc;cher la corde qui le relie &agrave; Ryan, qui voit ainsi son partenaire d&eacute;river vers une mort certaine. Une fois entr&eacute;e dans la station russe, la survivante ne parvient pas &agrave; activer le module de secours et se laisse gagner par le d&eacute;sespoir. Ce n&rsquo;est qu&rsquo;&agrave; la faveur d&rsquo;une apparition r&ecirc;v&eacute;e du fant&ocirc;me de Matt qu&rsquo;elle reprend ses esprits et parvient &agrave; atteindre la station chinoise Tiangong, d&rsquo;o&ugrave; elle pourra enfin trouver une navette de sauvetage et ainsi regagner le sol terrestre, saine et sauve.</p> <p><em>Interstellar</em>, qui rel&egrave;ve d&rsquo;une science-fiction plus classique et explicitement anticipatrice, se concentre de son c&ocirc;t&eacute; sur le personnage de Cooper (Matthew McConaughey), ancien pilote de la NASA envoy&eacute; &agrave; la recherche de plan&egrave;tes habitables pour permettre la migration de l&rsquo;esp&egrave;ce humaine, loin d&rsquo;une Terre devenue inhospitali&egrave;re. Le r&eacute;cit, apr&egrave;s un long prologue destin&eacute; &agrave; exposer la vie familiale terrestre des protagonistes, se concentre sur la seule exp&eacute;dition de Cooper, forc&eacute; de quitter, non sans mal, sa famille. Sa mission consiste &agrave; visiter, second&eacute; par Amelia Brand (Anne Hathaway), les plan&egrave;tes sur lesquelles ont &eacute;t&eacute; envoy&eacute;s, plusieurs ann&eacute;es plus t&ocirc;t, plusieurs astronautes charg&eacute;s de v&eacute;rifier l&rsquo;habitabilit&eacute; de diff&eacute;rents syst&egrave;mes extra-terrestres, et &agrave; confirmer ou non la possibilit&eacute; pour la population terrestre de coloniser le syst&egrave;me le plus accueillant. La premi&egrave;re plan&egrave;te visit&eacute;e donne cependant une tournure plus urgente encore aux &eacute;v&eacute;nements&nbsp;: relativit&eacute; oblige, le temps s&rsquo;y &eacute;coule plus vite que sur Terre, si bien qu&rsquo;apr&egrave;s une visite de quelques heures, &agrave; son retour sur le vaisseau-m&egrave;re, Cooper se rend compte que plus de vingt ans se sont &eacute;coul&eacute;s sur Terre et que ses enfants Tom (Timoth&eacute;e Chalamet) et Murph (Mackenzie Foy) ont vieilli sans nouvelles de lui. Le r&eacute;cit se divise alors en deux lignes narratives&nbsp;: d&rsquo;un c&ocirc;t&eacute;, la mission spatiale de plus en plus pr&eacute;caire, et de l&rsquo;autre, les recherches men&eacute;es sur Terre par une Murph devenue adulte (Jessica Chastain). La plan&egrave;te suivante, si elle semble offrir des conditions plus vivables que la premi&egrave;re, est en fait un leurre&nbsp;: le docteur Mann (Matt Damon) a fauss&eacute; son compte-rendu afin d&rsquo;&ecirc;tre secouru par l&rsquo;exp&eacute;dition de Cooper et Amelia. D&rsquo;abord d&eacute;cid&eacute; &agrave; faire demi-tour pour passer le temps qu&rsquo;il lui reste sur Terre avec les siens, Cooper d&eacute;cide de s&rsquo;aventurer dans le trou noir Gargantua. Il y d&eacute;couvre une dimension jusqu&rsquo;alors inconnue de la communaut&eacute; scientifique, qui lui permet de transcender le temps et l&rsquo;espace et, ainsi, de communiquer en morse avec sa fille &agrave; diff&eacute;rents &acirc;ges de sa vie pour l&rsquo;aider &agrave; r&eacute;soudre le probl&egrave;me de la gravit&eacute;, jusqu&rsquo;alors obstacle &agrave; une d&eacute;localisation &agrave; grande &eacute;chelle de l&rsquo;esp&egrave;ce humaine. Cette exp&eacute;rience permet &agrave; Murph de faire migrer la population terrestre sur des stations spatiales habitables. Le r&eacute;cit s&rsquo;ach&egrave;ve alors sur les retrouvailles du p&egrave;re et de sa fille (Ellen Burstyn), d&eacute;sormais &agrave; l&rsquo;hiver de sa vie, sur l&rsquo;une des dites-stations.</p> <p>Une fois mis &agrave; part le motif du voyage dans l&rsquo;espace et l&rsquo;imagerie qui s&rsquo;y rapporte, les deux films semblent pourtant avoir peu en commun &agrave; cet &eacute;gard. L&agrave; o&ugrave;&nbsp;<em>Interstellar</em>, film de quasi-trois heures, prend la forme d&rsquo;une fresque foisonnante et elliptique o&ugrave; s&rsquo;entrem&ecirc;lent les destins et les temporalit&eacute;s d&rsquo;une vari&eacute;t&eacute; de personnages,&nbsp;<em>Gravity</em>&nbsp;se caract&eacute;rise au contraire par sa dur&eacute;e resserr&eacute;e et son respect de la r&egrave;gle classique des trois unit&eacute;s&nbsp;: le temps d&rsquo;une mission et d&rsquo;un retour sur Terre, l&rsquo;espace circonscrit par les diff&eacute;rentes navettes spatiales visit&eacute;es par le personnage de Sandra Bullock, et une seule et m&ecirc;me action, celle de survivre &agrave; une situation critique. Surtout, le film de Cuar&oacute;n repose sur une &eacute;conomie du plan long, que symbolise l&rsquo;ouverture de treize minutes, sans aucune coupe de montage, alors que celui de Nolan, &agrave; mesure que son r&eacute;cit avance et que ses protagonistes s&rsquo;&eacute;loignent les uns des autres, ne cesse de juxtaposer des plans et des lignes narratives en montage parall&egrave;le. Unit&eacute; contre atomisation&nbsp;: si l&rsquo;on pense &agrave; la notion d&rsquo;&laquo;&nbsp;histoires concurrentes<sup><a href="#_ftn2" id="_ftnref2" name="_ftnref2">2</a></sup>&nbsp;&raquo; que d&eacute;veloppe Alan Sinfield dans son ouvrage&nbsp;<em>Faultlines</em>, il est tentant de consid&eacute;rer&nbsp;<em>Interstellar</em>&nbsp;et son esth&eacute;tique de l&rsquo;&eacute;clatement comme un film au montage rempli de failles, dans la mesure o&ugrave; les diff&eacute;rents r&eacute;cits qui le composent semblent pr&eacute;sider &agrave; son montage rempli de coupes. &Agrave; l&rsquo;aune de cette perspective,&nbsp;<em>Gravity</em>&nbsp;serait au contraire un film sans failles, et, partant, une repr&eacute;sentation plus harmonieuse, du moins rassembleuse, des relations interpersonnelles.</p> <p>Une opposition aussi radicale, si elle montre bien deux rapports vari&eacute;s &agrave; la coupe cin&eacute;matographique, semble toutefois un peu rapide. Que&nbsp;<em>Gravity</em>&nbsp;s&rsquo;ouvre par un plan-s&eacute;quence aussi long ne doit pas nous tromper&nbsp;: le film comporte, lui aussi, un certain nombre de coupes&nbsp;; on y trouve certes plusieurs plans longs similaires &agrave; celui qui ouvre le film, mais il ne s&rsquo;agit pas pour autant d&rsquo;une r&egrave;gle ou d&rsquo;un principe de mise en sc&egrave;ne. Il faut par ailleurs pr&eacute;ciser que si les plans longs de Cuar&oacute;n ne comportent pas de coupe apparente, il s&rsquo;agit bien d&rsquo;assemblages num&eacute;riques de plusieurs plans en mouvement &ndash; &agrave; l&rsquo;instar par exemple du film&nbsp;<em>1917</em>&nbsp;de Sam Mendes, dans lequel la travers&eacute;e des tranch&eacute;es de la Premi&egrave;re Guerre Mondiale prend la forme d&rsquo;un long plan sans coupe visible &agrave; l&rsquo;&oelig;il nu&nbsp;: dans les deux films, la continuit&eacute; du plan long est une illusion. C&rsquo;est, d&rsquo;une certaine mani&egrave;re, l&rsquo;actualisation num&eacute;rique de la technique d&rsquo;Alfred Hitchcock pour&nbsp;<em>La Corde</em>&nbsp;(1948). Faute de trouver des pellicules assez longues pour tourner un film en un seul plan, le cin&eacute;aste a eu recours au passage d&rsquo;&eacute;l&eacute;ments noirs devant la cam&eacute;ra &agrave; quelques moments strat&eacute;giques, afin de masquer les in&eacute;vitables coupes et ainsi donner la sensation d&rsquo;un film contenu dans un seul et m&ecirc;me plan. Quant &agrave;&nbsp;<em>Gravity</em>, ces faux plans-s&eacute;quences n&rsquo;y sont pas syst&eacute;matiques. Le montage de plusieurs s&eacute;quences se fait, au cours du film, plus fr&eacute;n&eacute;tique, et une observation de la dur&eacute;e des plans tend m&ecirc;me &agrave; montrer que le film, &agrave; mesure qu&rsquo;il se d&eacute;roule, multiplie de plus en plus les coupes. Si on consid&egrave;re celles-ci comme des failles dans le montage, il appara&icirc;trait donc que le film de Cuar&oacute;n se fait de plus en plus faillible, et se rapproche dans cette mesure d&rsquo;<em>Interstellar</em>.</p> <p>Il faut, du reste, &eacute;viter le r&eacute;flexe intellectuel qui associerait les longs blocs de&nbsp;<em>Gravity</em>&nbsp;&agrave; une forme d&rsquo;harmonie et les montages parall&egrave;les d&rsquo;<em>Interstellar</em>&nbsp;comme un redoublement de la s&eacute;paration qu&rsquo;endurent les protagonistes. T&eacute;r&eacute;sa Faucon, dans sa th&eacute;orie du montage, d&eacute;signe &agrave; ce titre une s&eacute;rie de dichotomies pour caract&eacute;riser les effets du montage, et les cons&eacute;quences de la coupe sur les plans qu&rsquo;elle s&eacute;pare&nbsp;: &laquo;&nbsp;d&eacute;-couper, r-accorder, im-mobiliser (incluant &ecirc;tre debout/assis), d&eacute;-jouer, d&eacute;-re-monter, d&eacute;-composer, superposer/juxtaposer, r&eacute;p&eacute;ter (incluant insister-interroger, accumuler-dilater, collectionner<sup><a href="#_ftn3" id="_ftnref3" name="_ftnref3">3</a></sup>&nbsp;&raquo;. Le choix des deux premiers termes est &eacute;clairant&nbsp;: le passage d&rsquo;un plan &agrave; un autre &laquo;&nbsp;d&eacute;coupe&nbsp;&raquo; le film et le segmente, mais cette coupe peut aussi &ecirc;tre un &laquo;&nbsp;raccord&nbsp;&raquo;, et &laquo;&nbsp;accorder&nbsp;&raquo; deux images qui peuvent pourtant s&rsquo;opposer par ailleurs. L&rsquo;alternance, chez Nolan, de plans sur la mission spatiale du protagoniste Cooper, et d&rsquo;autres consacr&eacute;s &agrave; la trajectoire de sa fille rest&eacute;e sur Terre, pourrait par exemple combler autant que redoubler la faille qui se cr&eacute;e entre les personnages. &Agrave; l&rsquo;inverse, le fait que&nbsp;<em>Gravity</em>&nbsp;fasse durer ses plans a parfois pour effet de ne rien opposer &agrave; la solitude du personnage &agrave; la d&eacute;rive au centre du r&eacute;cit, et donc de ne rendre cette solitude que plus lancinante et plus totale.</p> <p>De la m&ecirc;me mani&egrave;re, il est important de rappeler la permanence et la long&eacute;vit&eacute; des enjeux de montage ici mis en tension, et ce, depuis les d&eacute;buts de l&rsquo;histoire du cin&eacute;ma. Diff&eacute;rentes conceptions du montage, et notamment &agrave; l&rsquo;action de couper, ont pu se faire jour dans le champ th&eacute;orique, que ce soit chez des critiques et chercheurs au sens strict comme Andr&eacute; Bazin, Stephen Heath ou Antoine Gaudin, ou chez des cin&eacute;astes th&eacute;oriciens comme Dziga Vertov, Jacques Rivette ou Pascal Bonitzer. Dans le m&ecirc;me temps long, nombre de cin&eacute;astes ont affirm&eacute; par la pratique un rapport tr&egrave;s pr&eacute;cis et parfois novateur au montage, que l&rsquo;on pense &agrave; George M&eacute;li&egrave;s et ses propositions de longs plans g&eacute;n&eacute;raux, proches de la captation th&eacute;&acirc;trale, ou &agrave; la pratique du faux-raccord chez Jean-Luc Godard. L&agrave; o&ugrave; nos deux films semblent se d&eacute;marquer et poser question, c&rsquo;est dans leur inscription au sein du syst&egrave;me cr&eacute;atif hollywoodien des ann&eacute;es 2010. Si Alfonso Cuar&oacute;n et Christopher Nolan sont des auteurs riches d&rsquo;un succ&egrave;s aussi critique que public,&nbsp;<em>Gravity</em>&nbsp;et&nbsp;<em>Interstellar</em>, bien que pleinement inscrits dans l&rsquo;ensemble de leurs &oelig;uvres, sont aussi des productions d&rsquo;action et de science-fiction &agrave; gros budget. Or, leur sortie a eu lieu dans un contexte marqu&eacute; par la pratique de plus en plus g&eacute;n&eacute;ralis&eacute;e, dans ce type d&rsquo;&eacute;conomie cin&eacute;matographique, de montages fr&eacute;n&eacute;tiques, aux coupes nombreuses et r&eacute;guli&egrave;res. Cette tendance s&rsquo;inscrivait dans le sillage des films tr&egrave;s&nbsp;<em>cut</em>&nbsp;d&rsquo;artisans du spectaculaire tels que Tony Scott ou Michael Bay, ainsi que dans celui du succ&egrave;s de la trilogie Jason Bourne de Doug Liman et Paul Greengrass. Ainsi, on peut se demander si ces deux approches aussi radicales que radicalement oppos&eacute;es ne sont pas le sympt&ocirc;me d&rsquo;un rapport renouvel&eacute; au montage, et d&rsquo;une tentative des deux cin&eacute;astes de s&rsquo;affranchir d&rsquo;une mode esth&eacute;tique devenue un quasi-impens&eacute;.</p> <p>Cette approche esth&eacute;tique semble faire &eacute;cho &agrave; plusieurs des enjeux narratifs expos&eacute;s plus t&ocirc;t. Il semble donc fertile d&rsquo;observer dans quelle mesure la coupe, dans ces films, fait &eacute;cho &agrave; la s&eacute;paration entre des personnages proches sur le plan affectif et &eacute;loign&eacute;s par le voyage spatial. Il conviendra d&rsquo;abord d&rsquo;envisager cette &eacute;quivalence et d&rsquo;interroger autant l&rsquo;effet rassembleur du plan long que le rapport de la coupe &agrave; la s&eacute;paration. La coupe peut aussi avoir l&rsquo;effet d&rsquo;un liant entre les personnages, leurs &eacute;tats d&rsquo;&acirc;me et leurs trajectoires&nbsp;; au-del&agrave; de cette dichotomie, il s&rsquo;agit de se demander en quoi la coupe peut aussi &ecirc;tre le lieu d&rsquo;un renouvellement des relations, et d&rsquo;un bouleversement voire d&rsquo;une inversion du lien de transmission de parent &agrave; enfant.</p> <p>&nbsp;</p> <p><b>Le plan long comme union, la coupe comme s&eacute;paration</b></p> <p>&laquo;&nbsp;&Agrave; chaque passage au-dessus du Texas, je regarde vers le bas<sup><a href="#_ftn4" id="_ftnref4" name="_ftnref4">4</a></sup>&nbsp;&raquo;&nbsp;: c&rsquo;est ce qu&rsquo;affirme le personnage de Kowalski au d&eacute;but de&nbsp;<em>Gravity</em>, alors m&ecirc;me qu&rsquo;appara&icirc;t derri&egrave;re les protagonistes le continent am&eacute;ricain vu d&rsquo;en haut. Le Texas, synonyme de famille pour le personnage, lui est donc raccord&eacute; par la profondeur de champ et la dur&eacute;e du plan. Pour revenir &agrave; la s&eacute;rie de &nbsp;d&eacute;couper&nbsp;&raquo;, de &laquo;&nbsp;raccorder&nbsp;&raquo; ou de &laquo;&nbsp;juxtaposer&nbsp;&raquo; peut aussi &laquo;&nbsp;collectionner&nbsp;&raquo;, et m&ecirc;me &laquo;&nbsp;superposer&nbsp;&raquo;. Cette logique de rassemblement et d&rsquo;accumulation s&rsquo;observe aussi bien dans les plans-s&eacute;quences multiples de&nbsp;<em>Gravity</em>&nbsp;que dans les quelques plans longs d&rsquo;<em>Interstellar</em>. &Agrave; chaque fois, il s&rsquo;agit de faire cohabiter au sein d&rsquo;un m&ecirc;me plan des &eacute;l&eacute;ments et des &ecirc;tres que cette co-pr&eacute;sence rapproche, et de mani&egrave;re plus globale, d&rsquo;offrir du temps aux protagonistes pour se livrer par la parole ou s&rsquo;&eacute;vader par la pens&eacute;e. Sans coupe, le plan se fait alors un espace introspectif, riche d&rsquo;une forme d&rsquo;unicit&eacute;&nbsp;: sans coupe, aucune action d&eacute;corr&eacute;l&eacute;e de ce moment offert au personnage ne peut venir entraver sa confession ou sa m&eacute;ditation.</p> <p>&Agrave; ce titre, la sc&egrave;ne de&nbsp;<em>Gravity</em>&nbsp;qui voit le personnage de Ryan Stone (Sandra Bullock) raconter la mort de sa fille est r&eacute;v&eacute;latrice, autant qu&rsquo;elle d&eacute;tonne par rapport au reste du film. Alors qu&rsquo;elle est engag&eacute;e dans un dialogue en champ-contrechamp avec son coll&egrave;gue Matt Kowalski, l&rsquo;alternance de plans s&rsquo;arr&ecirc;te d&egrave;s lors qu&rsquo;elle dit &laquo;&nbsp;J&rsquo;avais une fille&nbsp;&raquo;. Il n&rsquo;y a plus qu&rsquo;elle &agrave; l&rsquo;&eacute;cran, alors qu&rsquo;elle r&eacute;sume en quelques mots l&rsquo;&eacute;pisode qui a vu un jeu d&rsquo;enfant tourner au drame&nbsp;: &laquo;&nbsp;Elle jouait &agrave; chat, elle est tomb&eacute;e, et puis voil&agrave;<sup><a href="#_ftn5" id="_ftnref5" name="_ftnref5">5</a></sup>.&nbsp;&raquo; Le plan s&rsquo;attarde ensuite sur son visage, puis sur la Terre qu&rsquo;elle contemple, alors qu&rsquo;on aurait pu attendre un contrechamp sur la r&eacute;action contrite de son partenaire. Cette inscription dans la dur&eacute;e offre au personnage et &agrave; ses pens&eacute;es un espace de projection qui rappelle l&rsquo;id&eacute;e que d&eacute;veloppe Jean-Pierre Oudart dans son article de 1969 intitul&eacute; &laquo;&nbsp;La Suture&nbsp;&raquo;&nbsp;: &laquo;&nbsp;Tout champ filmique trouve son &eacute;cho dans un champ absent, la place d&rsquo;un personnage invoqu&eacute; &agrave; cet endroit par l&rsquo;imagination du spectateur, et que l&rsquo;on peut appeler l&rsquo;Absent<sup><a href="#_ftn6" id="_ftnref6" name="_ftnref6">6</a></sup>&nbsp;&raquo;. Alors que l&rsquo;alternance en champ-contrechamp a jusqu&rsquo;ici fait de Matt puis de Ryan l&rsquo;Absent(e), cette rupture rythmique d&eacute;termin&eacute;e par la voix comme par le regard du personnage place d&eacute;sormais l&rsquo;enfant disparu &agrave; la place de l&rsquo;Absent. Si l&rsquo;on n&rsquo;a pas affaire &agrave; un v&eacute;ritable rassemblement de personnages c&ocirc;te-&agrave;-c&ocirc;te, c&rsquo;est bien le plan long qui cr&eacute;e cette possibilit&eacute; de cohabitation entre m&egrave;re et fille, entre vivante et morte.</p> <p>Sur une note moins tragique, il semble en aller de m&ecirc;me dans une sc&egrave;ne du premier acte d&rsquo;<em>Interstellar</em>, qui voit le personnage de Cooper prendre son van pour aller enqu&ecirc;ter sur des signes myst&eacute;rieux. La sc&egrave;ne pr&eacute;c&eacute;dente a marqu&eacute; son refus d&rsquo;&ecirc;tre accompagn&eacute; par sa fille Murph. Une fois dans l&rsquo;habitacle du van, on peut n&eacute;anmoins voir c&ocirc;te-&agrave;-c&ocirc;te le si&egrave;ge conducteur et le si&egrave;ge passager, sur lequel repose une vieille couverture. Cooper soul&egrave;ve le morceau de tissu, sans doute pour y attraper un outil, et c&rsquo;est &agrave; ce moment-l&agrave; que le subterfuge de sa fille est r&eacute;v&eacute;l&eacute;&nbsp;: elle &eacute;tait cach&eacute;e depuis le d&eacute;but. De mani&egrave;re r&eacute;trospective, on prend donc conscience que la s&eacute;quence, au d&eacute;part sympt&ocirc;me d&rsquo;une s&eacute;paration entre un p&egrave;re aventurier et enqu&ecirc;teur et sa fille somm&eacute;e de rester &agrave; la maison, &eacute;tait en fait le lieu d&rsquo;un rassemblement de ces m&ecirc;mes protagonistes sous le signe d&rsquo;une qu&ecirc;te commune. L&rsquo;&laquo;&nbsp;Absente&nbsp;&raquo;, pour reprendre le terme d&rsquo;Oudart, &eacute;tait en fait pr&eacute;sente, ce qui semble conjuguer l&rsquo;effet &agrave; la fois &eacute;vocateur et rassembleur du plan long.</p> <p>Cette sensation est renforc&eacute;e un peu plus tard dans le film, lorsqu&rsquo;&agrave; la fin du premier acte, Cooper doit partir en mission spatiale, et, cette fois, abandonner pour de bon sa famille. La s&eacute;quence qui le voit faire ses adieux &agrave; Murph pr&eacute;sente un nombre de coupes d&rsquo;autant plus notable que les personnages sont physiquement tr&egrave;s proches, et non face &agrave; face&nbsp;: rien ne semble justifier ces coupes. Pourtant, certains mouvements simples sont montr&eacute;s en deux ou trois plans. On peut penser, &agrave; titre d&rsquo;exemple, &agrave; une coupe qui divise en deux plans la mani&egrave;re dont Cooper s&rsquo;incline sur le lit de sa fille pour l&rsquo;&eacute;treindre. Petit &agrave; petit, cette accumulation de coupes se fait l&rsquo;annonciatrice d&rsquo;une s&eacute;paration. Pour revenir &agrave; Oudart, les personnages se voient petit &agrave; petit refuser le droit d&rsquo;appara&icirc;tre dans l&rsquo;&laquo;&nbsp;espace filmique d&eacute;fini par le plan&nbsp;&raquo;&nbsp;: du point de vue du r&eacute;cit, le p&egrave;re et la fille sont bien dans la m&ecirc;me pi&egrave;ce, mais la mise en sc&egrave;ne subdivise cet espace comme pour dire la longue s&eacute;paration qui les attend. La sc&egrave;ne de&nbsp;<em>Gravity</em>&nbsp;au cours de laquelle Matt et Ryan approchent de la navette russe Soyouz semble fonctionner de la m&ecirc;me mani&egrave;re&nbsp;: alors que le film nous a jusqu&rsquo;alors habitu&eacute;s &agrave; des sc&egrave;nes de tension et d&rsquo;action en plan-s&eacute;quence, l&rsquo;approche de la navette russe comporte un nombre de coupes surprenant&nbsp;: il y en a dix. Le montage s&rsquo;acc&eacute;l&egrave;re encore davantage lorsque l&rsquo;abandon de Kowalski devient in&eacute;vitable, dans la mesure o&ugrave; il n&rsquo;est plus retenu que par une corde que tient Ryan &agrave; bout de bras&nbsp;: l&agrave; o&ugrave; cette derni&egrave;re insiste pour le tenir, lui l&rsquo;invite au contraire &agrave; l&acirc;cher prise. La sc&egrave;ne devient alors une forme de champ-contrechamp, o&ugrave; le d&eacute;saccord sur la marche &agrave; suivre devient aussi l&rsquo;amorce d&rsquo;une s&eacute;paration sans retour&nbsp;: chaque coupe nous rapproche ainsi de la mort in&eacute;vitable de Kowalski et condamne par l&agrave; m&ecirc;me Ryan &agrave; une solitude totale.</p> <p>Pourtant, une autre coupe effectu&eacute;e lors de la sc&egrave;ne des adieux d&rsquo;<em>Interstellar</em>&nbsp;nous invite &agrave; consid&eacute;rer la question de la s&eacute;paration d&rsquo;une autre mani&egrave;re. Alors que Cooper s&rsquo;&eacute;loigne de la ferme au volant de son&nbsp;<em>van</em>, le film semble parti pour laisser le domicile familial derri&egrave;re et se concentrer sur le p&egrave;re en mission. Si la cam&eacute;ra reste en effet riv&eacute;e &agrave; l&rsquo;image de son protagoniste en larme, le plan suivant nous montre toutefois Murphy sortir de la ferme, et nous ram&egrave;ne donc &agrave; cette famille autant qu&rsquo;elle nous la rappelle. Guillaume Gomot en fait l&rsquo;analyse dans sa communication &laquo;&nbsp;De l&rsquo;&eacute;motion temporelle au cin&eacute;ma&nbsp;&raquo;&nbsp;:</p> <p><q>Lorsque Murphy, enfant, sort en courant pour appeler son p&egrave;re quand il quitte la maison pour son grand voyage, le contraste est tel entre l&rsquo;ext&eacute;rieur et l&rsquo;int&eacute;rieur qu&rsquo;elle semble litt&eacute;ralement &eacute;merger du noir de l&rsquo;image en criant. Le noir de cin&eacute;ma, envahi ensuite par la lumi&egrave;re, nous avertit, &agrave; l&rsquo;image, que la maison est directement reli&eacute;e &agrave; un espace-temps tr&egrave;s lointain, gr&acirc;ce &agrave; Murphy et &agrave; son p&egrave;re<sup><a href="#_ftn7" id="_ftnref7" name="_ftnref7">7</a></sup>.</q></p> <p>&nbsp;</p> <p><b>La coupe comme (r)accord&nbsp;: le montage-suture</b></p> <p>Ainsi, la coupe, qui s&eacute;pare, peut aussi &laquo;&nbsp;relier&nbsp;&raquo; et op&eacute;rer la &laquo;&nbsp;suture&nbsp;&raquo; qu&rsquo;&eacute;voquait d&eacute;j&agrave; Oudart&nbsp;; de la m&ecirc;me mani&egrave;re, le plan long, qui pourrait rassembler, peut aussi redoubler la solitude des personnages. C&rsquo;est ce qui semble arriver d&egrave;s le premier plan de&nbsp;<em>Gravity</em>, lorsque l&rsquo;atmosph&egrave;re badine de la mission de routine se mue en gestion de crise face &agrave; l&rsquo;arriv&eacute;e des d&eacute;bris du satellite. Le plan dure, et les mouvements de cam&eacute;ra se font de plus en plus nerveux&nbsp;: on a alors l&rsquo;impression que l&rsquo;objectif cherche les silhouettes des astronautes en danger, sans jamais parvenir &agrave; les rassembler tous les trois dans le cadre. Le plan, si long et sans faille soit-il, est une forme d&rsquo;aveu d&rsquo;&eacute;chec, l&agrave; o&ugrave; plus tard c&rsquo;est bien une coupe qui permettra un insert sur le miroir que tient Kowalski dans la main et qui refl&egrave;te sa coll&egrave;gue en orbite derri&egrave;re lui.</p> <p>Cet insert est essentiel dans la construction du rapport entre les deux personnages&nbsp;: s&rsquo;il ne s&rsquo;agit pas &agrave; proprement parler d&rsquo;une relation familiale, l&rsquo;hostilit&eacute; du milieu dans lequel ils &eacute;voluent et leur &eacute;loignement physique de toute forme de vie humaine fait d&rsquo;eux, tout du moins, des familiers. Nous pouvons donc dire que la coupe va dans le sens de cette familiarisation progressive. C&rsquo;est aussi le cas, de mani&egrave;re plus dramatique, lors d&rsquo;une sc&egrave;ne-cl&eacute; d&rsquo;<em>Interstellar</em>, qui voit trois membres de l&rsquo;exp&eacute;dition visiter une plan&egrave;te recouverte d&rsquo;eau, sur laquelle le temps s&rsquo;&eacute;coule sept fois plus vite que sur Terre. Cette urgence s&rsquo;illustre, en partie, par une abondance de coupes, qui permettent elles-m&ecirc;mes une alternance entre Cooper rest&eacute; &agrave; bord du vaisseau et Amelia et Doyle, partis chercher des informations. Alors qu&rsquo;une vague gigantesque s&rsquo;abat sur eux, Doyle est emport&eacute; et noy&eacute;. Le montage qui a pr&eacute;c&eacute;d&eacute; permet alors de s&rsquo;attendre &agrave; un raccord sur son corps malmen&eacute; par les vagues, mais cette fois-ci le plan dure et s&rsquo;attarde sur les deux survivants. Il est sous-entendu que la disparition de Doyle est &agrave; la fois narrative et visuelle, et qu&rsquo;on ne le reverra pour ainsi dire pas. Pourtant, la mort n&rsquo;est pas tout &agrave; fait laiss&eacute;e hors-champ&nbsp;: un dernier plan nous montre le corps de Doyle qui flotte &agrave; la surface de cette mer infinie. Alors que Cooper et Amelia quittent pour de bon la plan&egrave;te st&eacute;rile, l&rsquo;insert sur le cadavre est une forme d&rsquo;ultime hommage mortuaire avant que le r&eacute;cit ne poursuive sa course.</p> <p>Ce pouvoir qu&rsquo;a la coupe de ramener, voire d&rsquo;invoquer l&rsquo;Absent, nous renvoie &agrave; des raccords plus explicites encore. Si l&rsquo;on pense &agrave; la figure du champ-contrechamp, la coupe est en effet un moyen &eacute;l&eacute;mentaire de cr&eacute;er les conditions du dialogue. C&rsquo;est le cas lorsque dans&nbsp;<em>Gravity</em>, Matt et Ryan s&rsquo;acheminent doucement d&rsquo;une navette &agrave; l&rsquo;autre. Alors que Matt d&eacute;cide de donner un tour plus intime &agrave; la conversation et demande &agrave; sa coll&egrave;gue &laquo;&nbsp;C&rsquo;est o&ugrave;, chez toi<sup><a href="#_ftn9" id="_ftnref8" name="_ftnref8">9</a></sup>&nbsp;&raquo;&nbsp;: l&rsquo;alternance entre les deux espaces narratifs et temporels, qui culmine lorsqu&rsquo;une explosion sur la plan&egrave;te Mann r&eacute;sonne avec l&rsquo;incendie des plantations de ma&iuml;s sur Terre, semble nuancer la notion de &laquo;&nbsp;comp&eacute;tition&nbsp;&raquo; dont parlait Sinfield. On n&rsquo;a ici plus affaire &agrave; deux &laquo;&nbsp;histoires en comp&eacute;tition&nbsp;&raquo;, mais bien &agrave; des s&eacute;quences qui, comme deux instruments de musique, se nourrissent l&rsquo;une l&rsquo;autre.</p> <p>La coupe comme liant est une possibilit&eacute; qui apparaissait d&eacute;j&agrave; plus t&ocirc;t lors de la m&ecirc;me s&eacute;quence&nbsp;: Cooper d&eacute;cide de rentrer chez lui, l&rsquo;annonce &agrave; Amelia et dit &laquo;&nbsp;Je rentre chez moi<sup><a href="#_ftn10" id="_ftnref10" name="_ftnref10">10</a></sup>&nbsp;&raquo;. C&rsquo;est &agrave; ce moment pr&eacute;cis qu&rsquo;une coupe montre l&rsquo;arriv&eacute;e de Murphy dans la ferme de son enfance. De fa&ccedil;on assez litt&eacute;rale, la coupe permet au second plan de r&eacute;pondre au premier et d&rsquo;offrir une premi&egrave;re satisfaction aux souhaits du personnage&nbsp;: si lui n&rsquo;est pas encore &laquo;&nbsp;chez lui&nbsp;&raquo;, le spectateur y est d&eacute;j&agrave;. Ce caract&egrave;re quasi-performatif de la coupe apparaissait pour la premi&egrave;re fois lors de la partie terrestre du d&eacute;but du film, &agrave; au moins deux reprises. D&rsquo;abord, lorsqu&rsquo;une temp&ecirc;te de sable pousse la famille de Cooper &agrave; se r&eacute;fugier dans une voiture&nbsp;: par r&eacute;flexe protecteur, Cooper crie alors &laquo;&nbsp;Mettez vos masques&nbsp;&raquo;. Une coupe montre alors ses deux enfants s&rsquo;ex&eacute;cuter. Quelques minutes plus tard, il s&rsquo;av&egrave;re que la temp&ecirc;te a rendu la chambre de Murph inhabitable. Cooper intime alors &agrave; sa fille de &laquo;&nbsp;prendre son oreiller<sup><a href="#_ftn11" id="_ftnref11" name="_ftnref11">11</a></sup>&nbsp;&raquo; et de s&rsquo;installer dans une autre pi&egrave;ce&nbsp;; une coupe la montre de nouveau ob&eacute;ir. De fa&ccedil;on assez litt&eacute;rale, la coupe est donc le moyen de caract&eacute;riser sans d&eacute;tour l&rsquo;autorit&eacute; paternelle.</p> <p>&nbsp;</p> <p><b>Couper pour renouveler&nbsp;: la coupe comme (re)naissance</b></p> <p>Cet effet de liant est d&rsquo;autant plus fort qu&rsquo;il ne semble pas qu&rsquo;agir dans le sens premier de la transmission &ndash; donc du parent vers l&rsquo;enfant. Le rapport tend &agrave; osciller, voire &agrave; s&rsquo;inverser &agrave; plusieurs reprises dans les deux films. C&rsquo;est d&rsquo;abord le produit de la faille temporelle qui &nbsp;: ainsi, si leurs trajectoires altern&eacute;es opposent d&rsquo;abord Cooper tel qu&rsquo;incarn&eacute; par l&rsquo;adulte Matthew McConaughey et Murphy sous sa forme adolescente, jou&eacute;e par la jeune actrice Mackenzie Foy, l&rsquo;acc&eacute;l&eacute;ration temporelle donne &agrave; Murphy les traits de Jessica Chastain, &agrave; peu pr&egrave;s aussi &acirc;g&eacute;e que McConaughey, dont le personnage ne change pas, lui, d&rsquo;incarnation. La fille a donc rejoint son p&egrave;re en termes d&rsquo;ann&eacute;es de vie, comme l&rsquo;&eacute;voque Guillaume Gomot dans son article&nbsp;: &laquo;&nbsp;le montage des &eacute;motions temporelles a lieu [&hellip;] dans la copr&eacute;sence de corps pour qui le temps ne s&rsquo;est pas d&eacute;roul&eacute; &agrave; la m&ecirc;me vitesse<sup><a href="#_ftn12" id="_ftnref12" name="_ftnref12">12</a></sup>&nbsp;&raquo;. Le terme de copr&eacute;sence est &agrave; relativiser, dans la mesure o&ugrave; le p&egrave;re et la fille n&rsquo;appara&icirc;tront dans le m&ecirc;me plan qu&rsquo;&agrave; la toute fin du film&nbsp;; l&rsquo;essentiel du film consiste davantage &agrave; juxtaposer les plans sur une Murph vieillissante et un Cooper inamovible.</p> <p><em>Gravity</em>, en revanche, ne nous montrera jamais la fille de Ryan, ni en r&ecirc;ve ni en flashback. Cela n&rsquo;emp&ecirc;che pas sa m&egrave;re de passer par une forme de r&eacute;gression, et, partant, de seconde naissance. C&rsquo;est ce qui advient apr&egrave;s une coupe majeure, qui montre la scientifique se r&eacute;fugier &agrave; bord d&rsquo;une capsule et se recroqueviller en position f&oelig;tale. Plus tard, alors qu&rsquo;elle semble d&eacute;cid&eacute;e &agrave; se laisser mourir, l&rsquo;intervention en r&ecirc;ve d&rsquo;un Matt spectral et l&rsquo;espoir que celui-ci lui donne, semblent la convaincre de se battre pour sa survie. On assiste alors &agrave; une nouvelle coupe apr&egrave;s un tr&egrave;s long plan&nbsp;: &agrave; une pulsion de mort languissante succ&egrave;de donc une pulsion de vie nouvelle, revirement mis en &eacute;vidence par la coupe en question.</p> <p>Cette forme cyclique, o&ugrave; la maternit&eacute; endeuill&eacute;e m&egrave;ne d&rsquo;abord &agrave; un retour en enfance, puis &agrave; une renaissance, rappelle le propos de Guillaume Gomot, qui parle au sujet d&rsquo;<em>Interstellar</em>&nbsp;d&rsquo;une &laquo;&nbsp;po&eacute;tique du trou de ver&nbsp;&raquo; pour mettre en avant la fa&ccedil;on dont le film, qui semblait se disperser, forme en fait dans son dernier acte une forme de boucle narrative&nbsp;: &laquo;&nbsp;ce qu&rsquo;on croyait infiniment &eacute;loign&eacute; jusque-l&agrave; dans le film est en fait contigu, voire ench&acirc;ss&eacute;<sup><a href="#_ftn13" id="_ftnref13" name="_ftnref13">13</a></sup>&nbsp;&raquo;. La coupe n&rsquo;est donc plus envisag&eacute;e comme brisure ou s&eacute;paration, mais bien comme l&rsquo;&eacute;l&eacute;ment central d&rsquo;une transmission nouvelle. Cette id&eacute;e sera r&eacute;affirm&eacute;e &agrave; la toute fin du film, lorsque les retrouvailles entre Cooper et sa fille, d&eacute;sormais &agrave; l&rsquo;hiver de sa vie, verra Murph donner &agrave; son tour des instructions &agrave; son p&egrave;re. Une coupe intervient alors, mais, comme plus t&ocirc;t dans le film, la voix du docteur Brand accompagnait son &eacute;quipe d&rsquo;astronautes par-del&agrave; le changement de plan, c&rsquo;est cette fois la voix de la fille qui guide son p&egrave;re. Elle dit &laquo;&nbsp;Va chercher Amelia<sup><a href="#_ftn14" id="_ftnref14" name="_ftnref14">14</a></sup>&nbsp;&raquo;, et le plan suivant nous montre Cooper obtemp&eacute;rer. La coupe permet ainsi de rebattre les cartes de la transmission et d&rsquo;amorcer une forme d&rsquo;&eacute;mancipation pour les personnages, ce qui appara&icirc;t de fa&ccedil;on moins verbale mais tout aussi directe dans&nbsp;<em>Gravity</em>. &Agrave; deux reprises en effet, il s&rsquo;agit pour Ryan de d&eacute;tacher son module de sauvetage de la navette-m&egrave;re &agrave; laquelle elle est arrim&eacute;e. Dans les deux cas, ce d&eacute;tachement se fait &agrave; la faveur d&rsquo;une coupe, qui passe de l&rsquo;int&eacute;rieur de la capsule &agrave; une vision ext&eacute;rieure de la rupture. L&rsquo;astronaute, m&egrave;re endeuill&eacute;e en pleine renaissance, se d&eacute;tourne donc du vaisseau-m&egrave;re et accomplit pour de bon son &eacute;mancipation et le d&eacute;but de sa nouvelle vie&nbsp;: la coupe de montage est alors aussi, plus que jamais, une coupe ombilicale.</p> <p>En conclusion, il appara&icirc;t que la coupe dans&nbsp;<em>Gravity</em>&nbsp;et&nbsp;<em>Interstellar</em>, davantage qu&rsquo;une illustration ou un &eacute;largissement des failles creus&eacute;es entre les personnages, en est un palliatif &agrave; plusieurs niveaux. Qu&rsquo;il s&rsquo;agisse de s&eacute;parer, de fa&ccedil;on tr&egrave;s litt&eacute;rale, des personnages par une coupe qui fait de la fin du plan une b&eacute;ance affective, ou de mettre en exergue des trajectoires qui peinent par ailleurs &agrave; se rejoindre, la dichotomie entre la coupe comme rupture et le plan long comme vecteur d&rsquo;union semble assez vite, sinon d&eacute;pass&eacute;e, du moins r&eacute;versible. Ce qui se d&eacute;gage de l&rsquo;&eacute;tude compar&eacute;e des deux films est davantage le pouvoir de transmission que porte la coupe, qui fait se r&eacute;pondre les plans et les personnages autant qu&rsquo;elle rev&ecirc;t des allures de nouveau d&eacute;part pour des protagonistes en perdition.</p> <p>Ce travail peut aussi nous rendre sensible &agrave; un autre type de rupture, essentielle d&egrave;s lors qu&rsquo;il s&rsquo;agit de repr&eacute;senter l&rsquo;espace interstellaire au cin&eacute;ma&nbsp;: le son, et de fa&ccedil;on plus exacte la musique. Il serait donc sans doute tout &agrave; fait fertile d&rsquo;observer comment, au sein d&rsquo;un m&ecirc;me plan ou d&rsquo;un plan &agrave; l&rsquo;autre, les variations, changements ou permanences de la musique de ces deux films permettent de mettre en &eacute;cho ou d&rsquo;&eacute;loigner davantage encore des personnages que les circonstances &eacute;loignent. Un exemple issu de&nbsp;<em>Gravity</em>&nbsp;semble &agrave; ce titre des plus &eacute;loquents&nbsp;: lors de la sc&egrave;ne d&eacute;j&agrave; mentionn&eacute;e qui voit Ryan narrer la mort de sa fille, la musique de Steven Price op&egrave;re une rupture radicale, de nappes de son &eacute;lectroniques et tendues, facteurs d&rsquo;une sensation de danger, &agrave; un th&egrave;me bien plus m&eacute;lodieux, &eacute;cho aux visages et aux voix m&eacute;lancoliques des personnages. La m&eacute;lodie se poursuit alors que la cam&eacute;ra panote vers la Terre, ce qui a pour effet d&rsquo;unir la m&egrave;re en deuil et le souvenir de sa fille d&eacute;c&eacute;d&eacute;e sous un m&ecirc;me signe musical. Cet usage th&eacute;matique de la bande-originale semble franchir un palier suppl&eacute;mentaire dans&nbsp;<em>Interstellar</em>, dans la mesure o&ugrave; la composition &agrave; l&rsquo;orgue de Hans Zimmer, d&rsquo;abord utilis&eacute;e pour accentuer l&rsquo;&eacute;cart temporel creus&eacute; entre Cooper et sa fille, fait une r&eacute;apparition peu avant le d&eacute;nouement du film, alors que p&egrave;re et fille sont sur le point d&rsquo;&ecirc;tre enfin r&eacute;unis. &Agrave; l&rsquo;instar du montage, l&rsquo;usage de la musique peut aussi venir combler une faille.</p> <hr /> <p><b>R&eacute;f&eacute;rences</b></p> <p><b>Corpus primaire</b></p> <p>Cuar&oacute;n Alfonso,&nbsp;<em>Gravity</em>, Warner Bros, France, 2013.</p> <p>Nolan Christopher,&nbsp;<em>Interstellar</em>, Warner Bros, France, 2014.</p> <p><b>Corpus critique</b></p> <p>Faucon T&eacute;r&eacute;sa,&nbsp;<em>Th&eacute;orie du montage - &Eacute;nergie des images</em>, Armand Colin, 2017.</p> <p>Gomot Guillaume,&nbsp;<em>De l&rsquo;&eacute;motion temporelle au cin&eacute;ma :&nbsp;</em>Interstellar<em>&nbsp;de Christopher Nolan</em>, 2017.</p> <p>Oudart Jean-Pierre, &laquo; La suture &raquo;,&nbsp;<em>Cahiers du Cin&eacute;ma</em>, n&deg; 211, avril 1969, p. 36‑39.</p> <p>Oudart Jean-Pierre, &laquo; La suture (2) &raquo;,&nbsp;<em>Cahiers du Cin&eacute;ma</em>, n&deg; 212, mai 1969, p. 50‑55.</p> <p>Sinfield Alan,&nbsp;<em>Faultlines: Cultural Materialism and the Politics of Dissident Reading</em>, Clarendon Press, 1992.</p> <p>&nbsp;</p> <hr /> <p><sup><a font-size:10.0pt="" href="#_ftnref1" id="_ftn1" name="_ftn1" title="&gt;&lt;span style=">1</a></sup>&nbsp;&ldquo;<em>Half of North America just lost their Facebook</em>&rdquo; [traduction personnelle].</p> <p>&nbsp;</p> <p><sup><a font-size:10.0pt="" href="#_ftnref2" id="_ftn2" name="_ftn2" title="&gt;&lt;span style=">2</a></sup>&nbsp;Alan Sinfield,&nbsp;<em>Faultlines &ndash; Cultural Materialism and the Politics of Dissident Reading</em>, Berkeley, University of California Press, 1992, p. 252.</p> <p>&nbsp;</p> <p><sup><a font-size:10.0pt="" href="#_ftnref3" id="_ftn3" name="_ftn3" title="&gt;&lt;span style=">3</a></sup>&nbsp;T&eacute;r&eacute;sa Faucon,&nbsp;<em>Penser et exp&eacute;rimenter le montage</em>, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, &laquo;&nbsp;Les fondamentaux de la Sorbonne Nouvelle&nbsp;&raquo;, 2010, p. 114.</p> <p>&nbsp;</p> <p><sup><a font-size:10.0pt="" href="#_ftnref4" id="_ftn4" name="_ftn4" title="&gt;&lt;span style=">4</a></sup>&nbsp;&ldquo;<em>Each time I fly above Texas, I look down</em>&rdquo; [traduction personnelle].</p> <p>&nbsp;</p> <p><sup><a font-size:10.0pt="" href="#_ftnref5" id="_ftn5" name="_ftn5" title="&gt;&lt;span style=">5</a></sup>&nbsp;&ldquo;<em>I had a daughter. [&hellip;] She was playing cat, she fell and that was it</em>.&rdquo; [traduction personnelle].</p> <p>&nbsp;</p> <p><sup><a font-size:10.0pt="" href="#_ftnref6" id="_ftn6" name="_ftn6" title="&gt;&lt;span style=">6</a></sup>&nbsp;Jean-Pierre Oudart, &laquo;&nbsp;La Suture&nbsp;&raquo;,&nbsp;<em>Cahiers du Cin&eacute;ma</em>, n&deg;211, avril 1969, p. 37.</p> <p>&nbsp;</p> <p><sup><a font-size:10.0pt="" href="#_ftnref7" id="_ftn7" name="_ftn7" title="&gt;&lt;span style=">7</a></sup>&nbsp;Guillaume Gomot, &laquo;&nbsp;De l&rsquo;&eacute;motion temporelle au cin&eacute;ma&nbsp;&raquo;,&nbsp;<em>in</em>&nbsp;<em>L&rsquo;art, machine &agrave; voyager dans le temps</em>, Mulhouse, 2017.</p> <p>&nbsp;</p> <p><sup><a font-size:10.0pt="" href="https://alepreuve.org/content/images-faillibles-et-filiations-defaillantes-les-relations-familiales-et-humaines-lepreuve#_ftnref8" id="_ftn8" name="_ftn8" title="&gt;&lt;span style=">8</a></sup>&nbsp;&ldquo;Where is home?&rdquo;&nbsp;[traduction personnelle].</p> <p>&nbsp;</p> <p><sup><a font-size:10.0pt="" href="#_ftnref8" id="_ftn9" name="_ftn9" title="&gt;&lt;span style=">9</a></sup>&nbsp;Guillaume Gomot,&nbsp;<em>art. cit.</em></p> <p>&nbsp;</p> <p><sup><a font-size:10.0pt="" href="#_ftnref10" id="_ftn10" name="_ftn10" title="&gt;&lt;span style=">10</a></sup>&nbsp;&ldquo;<em>I&rsquo;m going home</em>&rdquo; [traduction personnelle].</p> <p>&nbsp;</p> <p><sup><a font-size:10.0pt="" href="#_ftnref11" id="_ftn11" name="_ftn11" title="&gt;&lt;span style=">11</a></sup>&nbsp;&ldquo;<em>Masks on [&hellip;] take your pillow</em>&rdquo; [traduction personnelle].</p> <p>&nbsp;</p> <p><sup><a font-size:10.0pt="" href="#_ftnref12" id="_ftn12" name="_ftn12" title="&gt;&lt;span style=">12</a></sup>&nbsp;Guillaume Gomot,&nbsp;<em>art. cit.</em></p> <p>&nbsp;</p> <p><sup><a font-size:10.0pt="" href="#_ftnref13" id="_ftn13" name="_ftn13" title="&gt;&lt;span style=">13</a></sup>&nbsp;<em>Ibid</em>.</p> <p>&nbsp;</p> <p><sup><a font-size:10.0pt="" href="#_ftnref14" id="_ftn14" name="_ftn14" title="&gt;&lt;span style=">14</a></sup>&nbsp;&ldquo;<em>Go find Amelia</em>&rdquo; [traduction personnelle].</p>