<p><q>&nbsp;Qu&rsquo;il n&rsquo;y ait pas eu, de mes t&eacute;n&eacute;breux amis &agrave; moi, enseignement efficace d&rsquo;une vertu ou d&rsquo;un vice &eacute;clatants, osmose ni m&ecirc;me simple contagion, je ne puis maintenant que m&rsquo;en r&eacute;jouir. Dans le temps de ma grande jeunesse, il m&rsquo;est arriv&eacute; d&rsquo;esp&eacute;rer que je deviendrais &laquo;&nbsp;quelqu&rsquo;un&nbsp;&raquo;. Si j&rsquo;avais eu le courage de formuler mon espoir tout entier, j&rsquo;aurais dit &laquo;&nbsp;quelqu&rsquo;un d&rsquo;autre&nbsp;&raquo;. Mais j&rsquo;y ai vite renonc&eacute;. Je n&rsquo;ai jamais pu devenir quelqu&rsquo;un d&rsquo;autre.&nbsp;</q></p> <p>Ce manifeste de l&rsquo;anti-imposture, c&rsquo;est bien Colette qui nous le livre dans&nbsp;<em>Mes Apprentissages</em>, qui raconte sa jeunesse lorsqu&rsquo;elle &eacute;tait la femme du journaliste et &eacute;crivain Henry Gauthier-Villars, dit Willy. La citation est pleine de coquetterie&nbsp;: au moment o&ugrave; Colette l&rsquo;&eacute;crit, elle vient d&rsquo;&ecirc;tre &eacute;lue &agrave; l&rsquo;Acad&eacute;mie Royale de litt&eacute;rature de Belgique, et sa pr&eacute;sence autant dans les recueils de dict&eacute;es que dans les anthologies annonce qu&rsquo;elle est sur le point de devenir un classique. C&rsquo;est donc avec toute la confiance d&rsquo;une auteure &eacute;tablie qu&rsquo;elle &eacute;voque sa premi&egrave;re incarnation en tant que Gabrielle-Sidonie Colette, et surtout la fin de si&egrave;cle, &agrave; travers une galerie de portraits qui dessinent en creux un moment de malaise et d&rsquo;h&eacute;donisme, et qui se veulent embl&eacute;matiques d&rsquo;un temps r&eacute;volu, mal connu et souvent repoussoir. L&rsquo;&eacute;vocation de cette p&eacute;riode est alors &agrave; la mode. En 1935, soit l&rsquo;ann&eacute;e pr&eacute;c&eacute;dant la publication de&nbsp;<em>Mes Apprentissages,&nbsp;</em>Paul Morand publie&nbsp;<em>1900</em>, un livre &agrave; charge sur la g&eacute;n&eacute;ration qui a l&eacute;gu&eacute; la guerre &agrave; l&rsquo;Europe. Le ton de&nbsp;<em>Mes Apprentissages&nbsp;</em>est bien diff&eacute;rent. Colette utilise le prisme de ses souvenirs non pour offrir des perspectives socio-politiques, mais pour &eacute;voquer la belle Otero, Marcel Schwob, Anatole France, Natalie Barney, Pierre Lou&yuml;s, ainsi que Paul Masson. Alors qu&rsquo;il s&rsquo;en faut de beaucoup que ce dernier soit la plus c&eacute;l&egrave;bre des personnalit&eacute;s ainsi croqu&eacute;es, il tient cependant une place de choix dans les m&eacute;moires de Colette.</p> <p>Elle d&eacute;crit ainsi une dizaine d&rsquo;ann&eacute;es plus tard, dans la nouvelle d&rsquo;autofiction &laquo;&nbsp;Le K&eacute;pi&nbsp;&raquo;, leur amiti&eacute; de fa&ccedil;on plus d&eacute;monstrative&nbsp;: &laquo;&nbsp;L&rsquo;homme m&ucirc;r, Paul Masson, et la tr&egrave;s jeune femme que j&rsquo;&eacute;tais, nou&egrave;rent quelques huit ann&eacute;es durant une amiti&eacute; assez solide.&nbsp;&raquo; Plus loin, elle rench&eacute;rit : &laquo;&nbsp;(&hellip;) je r&eacute;clamais de mon h&ocirc;te qui fut peut-&ecirc;tre en s&rsquo;en cachant, le plus d&eacute;vou&eacute; de tous mes amis, qu&rsquo;il me f&icirc;t rire.&nbsp;&raquo; S&rsquo;ensuivent alors des &eacute;changes sur le th&egrave;me du mensonge&nbsp;:</p> <p><q>&nbsp;&mdash;Paul, raconte-moi des mensonges.</q></p> <p><q>&mdash;Lesquels&nbsp;?</q></p> <p><q>&mdash;N&rsquo;importe lesquels. (&hellip;) Mais ce n&rsquo;est donc pas un mensonge que tu me racontes&nbsp;?</q></p> <p><q>&mdash;Il ne peut pas toujours y avoir des mensonges, soupira Masson<a href="#" id="footnoteref1_no7agu3" name="lien_nbp_1" title="“Le Képi”, in  Œuvres, Editions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, sous la direction de Claude Pichois, en quatre volumes, 1986 à 2001.., vol. IV, p.334.">1</a>.&nbsp;</q></p> <p>Masson est &eacute;galement l&rsquo;un des personnages principaux du roman&nbsp;<em>L&rsquo;Entrave&nbsp;</em>o&ugrave; il est &agrave; la fois, sous le nom de Masseau, un relief comique et un moteur important de l&rsquo;intrigue (certes peu touffue) de l&rsquo;&oelig;uvre.</p> <p>On peut donc s&rsquo;interroger sur la place importante tenue par cet ancien magistrat, devenu humoriste et &eacute;crivain, dans la vie et l&rsquo;&oelig;uvre de Colette. Certes, elle n&rsquo;est pas la seule &agrave; avoir &eacute;prouv&eacute; de la fascination pour le personnage. Paul Masson, comme le notent ses biographes Jean-Jacques Lefr&egrave;re et Jean-Paul Goujon, devient lors des ann&eacute;es 1890 une r&eacute;f&eacute;rence de la mystification et de la farce. R&eacute;guli&egrave;rement, les journaux quotidiens lui attribuent des m&eacute;faits ou des entourloupes qui ne sont pas de son fait, surtout dans le domaine de l&rsquo;usurpation d&rsquo;identit&eacute;. N&eacute;anmoins, l&rsquo;usage et l&rsquo;interpr&eacute;tation qu&rsquo;en fait Colette nous permettent de nous interroger sur les jeux subtils de la fiction, du biographique et de l&rsquo;autofiction&nbsp;: en utilisant Masson, l&rsquo;&eacute;crivaine exploite les talents d&rsquo;imposteur de son sujet pour explorer les notions d&rsquo;identit&eacute; et de symbolisme, avec, comme toile de fond, cette Belle Epoque dont il est l&rsquo;un des acteurs, sinon l&rsquo;un des sympt&ocirc;mes.</p> <p>N&eacute; en 1849, Paul Masson, apr&egrave;s avoir fait son droit, devient attach&eacute; du Procureur g&eacute;n&eacute;ral d&rsquo;Alger jusqu&rsquo;en 1877, et travaille comme juge en Alg&eacute;rie jusqu&rsquo;&agrave; sa mutation au Bengale et en Tunisie. Il renonce &agrave; sa carri&egrave;re dans la magistrature en 1884, et d&eacute;cide de s&rsquo;installer &agrave; Paris pour lancer une carri&egrave;re litt&eacute;raire, utilisant fr&eacute;quemment le pseudonyme de Lemice-Terrieux<a href="#" id="footnoteref2_y8duhwn" name="lien_nbp_2" title="L’orthographe du nom varie souvent sous la plume de Colette, allant de Lemice-Térieux à Lemice-Terrieux.">2</a>. Il travaillera de 1890 &agrave; 1894 &agrave; la Biblioth&egrave;que nationale o&ugrave;, selon Colette et Willy, il s&rsquo;amuse &agrave; r&eacute;diger de fausses notices&nbsp;:</p> <p><q>_Qu&rsquo;est-ce que tu fais, Paul&nbsp;? Il ne d&eacute;tourna pas, de sa besogne, ses yeux qu&rsquo;il serrait entre des paupi&egrave;res pliss&eacute;es.</q></p> <p><q>_Je travaille. Je travaille de mon m&eacute;tier. Je suis attach&eacute; au catalogue de la Nationale. Je rel&egrave;ve des titres.</q></p> <p><q>J&rsquo;&eacute;tais d&eacute;j&agrave; assez cr&eacute;dule, et je m&rsquo;&eacute;bahis d&rsquo;admiration&nbsp;:</q></p> <p><q>_Oh&nbsp;!... Tu peux faire &ccedil;a de m&eacute;moire&nbsp;?</q></p> <p><q>Il pointa vers moi sa petite barbiche d&rsquo;horloger&nbsp;:</q></p> <p><q>_ De m&eacute;moire&nbsp;? O&ugrave; serait le m&eacute;rite&nbsp;? Je fais mieux. J&rsquo;ai constat&eacute; que la Nationale est pauvre en ouvrages latins et italiens du XV&egrave;me si&egrave;cle. De m&ecirc;me en manuscrits allemands. De m&ecirc;me en lettres autographes intimes de souverains &ndash; et bien d&rsquo;autres petites lacunes&hellip; En attendant que la chance et l&rsquo;&eacute;rudition les comblent, j&rsquo;inscris les titres d&rsquo;&oelig;uvres extr&ecirc;mement int&eacute;ressantes&hellip; qui auraient d&ucirc; &ecirc;tre &eacute;crites&hellip; Qu&rsquo;au moins les titres sauvent le prestige du catalogue, du Khatalogue<a href="#" id="footnoteref3_3nqilb4" name="lien_nbp_3" title="Colette, Mes Apprentissages, in Œuvres Complètes, Tome II, Editions Robert Laffont, Paris, 1989 p. 1223. On remarque dans ce passage le ton d’autodérision sur les prétentions littéraires, marqué ici par l’usage du terme Khatalogue, qui caractérise les humoristes Fin de Siècle, qui se doivent, comme l’écrit Jules Renard au fil de son Journal, de tout prendre « à la blague. »">3</a>&hellip;</q></p> <p>On n&rsquo;a jamais retrouv&eacute; trace de ces notices factices, ce qui permet d&rsquo;imaginer une supercherie &agrave; doubles tiroirs (l&rsquo;article savant de Raymond-Josu&eacute; Seckel d&eacute;crypte tr&egrave;s clairement cet &eacute;pisode de la vie de Masson<a href="#" id="footnoteref4_f0gl9rj" name="lien_nbp_4" title="Raymond-Josué Seckel, « Un blagueur à la Bibliothèque. Paul Masson (1849-1896), alias Lemice-Terrieux », Revue de la BNF, vol. 31, no. 1, 2009, pp. 12-20.">4</a>). Cependant, Masson publie en 1893 chez Flammarion un&nbsp;<em>Carnet de jeunesse&nbsp;</em>sign&eacute; du Prince de Bismarck, dans lequel il &eacute;num&egrave;re, avec un appareil de notes qui souligne les difficult&eacute;s de traduction de l&rsquo;allemand, des maximes absurdes&nbsp;: &laquo;&nbsp;La seule notion que la femme ait du temps se manifeste par sa constante pr&eacute;occupation &agrave; imiter dans sa personne, aussi bien qu&rsquo;elle peut, la forme d&rsquo;un sablier<a href="#" id="footnoteref5_y2sobl3" name="lien_nbp_5" title="Prince de Bismarck, Carnet de Jeunesse, Flammarion, Paris, 1893, p. 16.">5</a>&nbsp;&raquo;. Dans&nbsp;<em>Le Rire</em>&nbsp;du 9 mai 1895, Willy d&eacute;crit un Paul Masson qui d&eacute;l&egrave;gue ses impostures aux autres, selon une m&eacute;thode d&rsquo;atelier qui &eacute;tait famili&egrave;re &agrave; Willy lui-m&ecirc;me<a href="#" id="footnoteref6_cjwtcsl" name="lien_nbp_6" title="Rappelons que lorsque Willy refusa de signer une pétition en faveur d’Alfred Dreyfus, Jules Renard note dans son Journal ce mot de Pierre Veber : « C’est la première fois qu’il refuse de signer quelque chose qu’il n’a pas écrit. »">6</a>&nbsp;: &laquo; &ldquo;&nbsp;Bien que tu aies l&rsquo;esprit aussi pointu qu&rsquo;une oreille d&rsquo;&acirc;ne, me dit Paul Masson, souriant lemicet&eacute;rieusement (telle la noix entre les deux branches d&rsquo;un casse-noisettes), je t&rsquo;aime, oui, je t&rsquo;aime comme un d&eacute;faut. Et pour m&rsquo;en remercier, tu vas me r&eacute;diger quelques pens&eacute;es que me demande un directeur de journal, b&ecirc;te &agrave; manger tout le foin qu&rsquo;il a dans les bottes&nbsp;; je suis trop las pour l&rsquo;op&eacute;rer moi-m&ecirc;me<a href="#" id="footnoteref7_g6r9uer" name="lien_nbp_7" title="Jean-Jacques Lefrère et Jean-Paul Goujon, Mystifications au XIXe siècle : Paul Masson, un homme de lettres non recommandées, Paris, Du Lérot, 2012, p. 485.">7</a>.&nbsp;&rdquo;&raquo;</p> <p>1896 est une ann&eacute;e &agrave; la fois faste et tragique pour Lemice-Terrieux&nbsp;: en janvier, il adresse une demande &agrave; un certain nombre de personnalit&eacute;s de contribuer &agrave; une enqu&ecirc;te sur les bruits &eacute;mis pendant l&rsquo;amour (&laquo;&nbsp;Je vous serais donc tr&egrave;s reconnaissant de vouloir bien me faire conna&icirc;tre dans le plus bref d&eacute;lai quelles sont les phrases, interjections ou onomatop&eacute;es qui vous &eacute;chappent le plus habituellement aux heures d&rsquo;extase<a href="#" id="footnoteref8_4l2szew" name="lien_nbp_8" title="Op. cit. , p. 492.">8</a>.&nbsp;&raquo;) Plus tard dans l&rsquo;ann&eacute;e, &agrave; la suite de la mort de Jules Simon,&nbsp;<em>Le Figaro</em>&nbsp;&eacute;crit que l&rsquo;empereur d&rsquo;Allemagne a r&eacute;dig&eacute; une d&eacute;p&ecirc;che en son honneur, information reprise dans plusieurs journaux diplomatiques, avant qu&rsquo;on ne r&eacute;v&egrave;le qu&rsquo;il s&rsquo;agit d&rsquo;un faux commis par Paul Masson.</p> <p>&Agrave; la fin de l&rsquo;ann&eacute;e, il se suicide &agrave; Strasbourg. Colette nous d&eacute;crit ainsi sa mort&nbsp;: &laquo;&nbsp;Il fit une fin classique d&rsquo;homme fac&eacute;tieux&nbsp;: au bord du Rhin, il appliqua contre ses narines un tampon imbib&eacute; d&rsquo;&eacute;ther, jusqu&rsquo;&agrave; perdre l&rsquo;&eacute;quilibre. Il tomba, et se noya dans un pied d&rsquo;eau.&nbsp;&raquo;</p> <p>Cette br&egrave;ve biographie esquiss&eacute;e, nous nous int&eacute;resserons dans un premier temps au traitement que fait Colette du personnage de Masson dans&nbsp;<em>L&rsquo;Entrave</em>, avant d&rsquo;analyser le portrait qu&rsquo;elle dresse de lui fait dans&nbsp;<em>Mes Apprentissages</em>.</p> <p><em>L&rsquo;Entrave</em>&nbsp;est un roman mineur de Colette, faisant suite &agrave; l&rsquo;un de ses grands livres,&nbsp;<em>La Vagabonde</em>, dans lequel son h&eacute;ro&iuml;ne trentenaire, Ren&eacute;e N&eacute;r&eacute; (dont le nom nous rappelle que le personnage est construit comme un miroir de son auteure), divorc&eacute;e d&rsquo;un artiste pratiquant le pastel et l&rsquo;adult&egrave;re, et qui est devenue artiste de music-hall, d&eacute;cide de renoncer &agrave; l&rsquo;amour et d&rsquo;accepter son destin d&rsquo;&eacute;ternelle vagabonde. Dans&nbsp;<em>L&rsquo;Entrave</em>, on retrouve Ren&eacute;e, cette fois sur la Riviera car devenue renti&egrave;re oisive &agrave; la suite d&rsquo;un h&eacute;ritage, en compagnie d&rsquo;un trio de boh&egrave;mes louches constitu&eacute; de la jeune May, son amant Jean, et leur ami &laquo;&nbsp;Masseau&nbsp;&raquo;. &Agrave; la suite d&rsquo;une &eacute;ni&egrave;me rupture entre May et Jean, Masseau r&eacute;dige une fausse lettre de Jean pour convaincre Ren&eacute;e de rester &agrave; Nice. Ren&eacute;e et Jean deviennent amants apr&egrave;s un s&eacute;jour &agrave; Paris, avec Masseau comme confident. Apr&egrave;s une rupture, Ren&eacute;e se rend compte qu&rsquo;elle est amoureuse de Jean, et le roman se conclut sur une r&eacute;conciliation horizontale&nbsp;: &laquo;&nbsp;Il repartira demain (&hellip;) Je le seconde, mais en arri&egrave;re de lui, ralentie, adoucie, chang&eacute;e. Il me semble, &agrave; le voir s&rsquo;&eacute;lancer sur la vie, qu&rsquo;il a pris ma place, qu&rsquo;il est l&rsquo;avide vagabond et que je le regarde, &agrave; jamais amarr&eacute;e&hellip;&nbsp;&raquo;</p> <p>La pr&eacute;sence de Masseau aupr&egrave;s des autres personnages n&rsquo;est jamais expliqu&eacute;e dans le roman&nbsp;: &laquo;&nbsp;Interrog&eacute;e sur Masseau, [May] m&rsquo;a r&eacute;pondu&nbsp;:&nbsp;&ldquo; Est-ce que je sais&nbsp;? C&rsquo;est un vieux type, comme &ccedil;a, un colonial<a href="#" id="footnoteref9_a6nstq0" name="lien_nbp_9" title="Colette, L’Entrave in Œuvres, Tome II, Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1986, p. 340.">9</a>.&rdquo;&nbsp;&raquo; Il a des allures de Masson surtout dans son amour des impostures&nbsp;: il &eacute;crit une premi&egrave;re fausse lettre sign&eacute;e de May, et s&rsquo;explique&nbsp;: &laquo; &ldquo; Et c&rsquo;est ici, mes amis, qu&rsquo;il faut que je m&rsquo;excuse. Etudiant g&acirc;teux que je suis&hellip; rejeton an&eacute;mi&eacute; d&rsquo;une race qui fournit au monde les Lemice-Terrieux&hellip; J&rsquo;ai fait remettre &agrave; Jean une ligne d&rsquo;&eacute;criture pauvrement imit&eacute;e<a href="#" id="footnoteref10_1dxx6y1" name="lien_nbp_10" title="Op. cit., p. 361.">10</a>.&nbsp;&rdquo; &raquo; Lors du deuxi&egrave;me faux, cette fois sign&eacute;e du nom de Jean, Ren&eacute;e exprime sa col&egrave;re&nbsp;: &laquo;&nbsp;&ldquo; Idiot&nbsp;! C&rsquo;est encore vous qui avez &eacute;crit cette lettre&nbsp;! &Ccedil;a vous amuse, ce genre de&hellip; mystification&nbsp;? (Je vous fais remarquer que j&rsquo;emploie un mot poli&nbsp;!) On ne peut pas vous reprocher de varier vos moyens, en tout cas&hellip; Vous &ecirc;tes bien bas, mon pauvre ami<a href="#" id="footnoteref11_13p466f" name="lien_nbp_11" title="Op. cit., p. 377.">11</a>.&nbsp;&rdquo;&raquo; &Agrave; cela Masseau r&eacute;pond par une imitation de Jean&nbsp;: &laquo;&nbsp;Et, rejetant la t&ecirc;te en arri&egrave;re, le regard aminci entre les cils et le menton insolent, il r&eacute;alise, trois secondes &ndash; malgr&eacute; sa barbiche, sa peau jaune et frip&eacute;e &ndash;, un tel prodige de ressemblance que je me l&egrave;ve, &eacute;mue d&rsquo;une rancune inexplicable&nbsp;:&nbsp;&ldquo; C&rsquo;est stupide&nbsp;! c&rsquo;est stupide&nbsp;! Pensez-vous que je vais manquer mon train pour le plaisir de contempler votre galerie de portraits<a href="#" id="footnoteref12_sttc111" name="lien_nbp_12" title="Op. cit., p. 378.">12</a>? &rdquo;&nbsp;&raquo;</p> <p>Ici, deux choses sont &agrave; souligner. D&rsquo;abord, Colette indique distinctement le mod&egrave;le de son personnage fictif en reprenant un pseudonyme qui aurait &eacute;clair&eacute; davantage un lecteur sans connaissance intime du monde litt&eacute;raire des ann&eacute;es 1890. Cette co&iuml;ncidence rend d&rsquo;autant plus opaques les divergences d&rsquo;avec la r&eacute;alit&eacute;&nbsp;: Masson a bien eu une carri&egrave;re coloniale, mais en Afrique et non en Indochine&nbsp;; opiomane, ce n&rsquo;est pas s&ucirc;r&nbsp;: ses biographes ne le pensent pas et Colette &eacute;crit dans&nbsp;<em>Mes Apprentissages&nbsp;</em>: &laquo;&nbsp;je crois qu&rsquo;il avait, ex-magistrat colonial, gard&eacute; l&rsquo;habitude de l&rsquo;opium, mais rien ne m&rsquo;en fournit la certitude<a href="#" id="footnoteref13_4haq4t6" name="lien_nbp_13" title="Mes Apprentissages op.cit.,, p. 1221.">13</a>.&nbsp;&raquo; De fait, l&rsquo;&eacute;crivaine envoie des signaux &agrave; un public bien choisi&nbsp;: celui qui pourrait go&ucirc;ter le portrait en creux fait de Lemice-Terrieux et comprendre &agrave; quoi font r&eacute;f&eacute;rences les allusions &agrave; la mystification. Ces pr&eacute;requis ne sont bien entendu pas n&eacute;cessaires pour comprendre le d&eacute;roulement de l&rsquo;intrigue, mais ils ajoutent un degr&eacute; de lecture suppl&eacute;mentaire &agrave; ce m&ecirc;me lectorat 1900 qui en 1913 peut lire&nbsp;<em>L&rsquo;Entrave</em>&nbsp;sous la signature de Colette Willy.</p> <p>L&rsquo;autre point d&rsquo;int&eacute;r&ecirc;t est bien l&rsquo;insistance de Ren&eacute;e N&eacute;r&eacute; sur la &laquo;&nbsp;galerie de portraits&nbsp;&raquo; que lui fait Masseau tout au long du roman&nbsp;: un des leitmotivs comiques de l&rsquo;&oelig;uvre est la passion du personnage pour les d&eacute;guisements&nbsp;: on trouve au fil du texte Henri IV, Louis X le Hutin, Henri III, Torquemada et El&eacute;onore Duse. G&eacute;n&eacute;ralement, ces d&eacute;guisements n&rsquo;ont rien d&rsquo;accidentel&nbsp;: ils correspondent non seulement &agrave; l&rsquo;humeur du personnage, mais &eacute;galement &agrave; son r&ocirc;le dans l&rsquo;intrigue. Masseau observe ainsi avec int&eacute;r&ecirc;t l&rsquo;effet du faux qu&rsquo;il a r&eacute;dig&eacute; au nom de May sur Jean et Ren&eacute;e, dont il semble pousser la liaison pour des raisons d&rsquo;amusement personnel, alors que Jean s&rsquo;exclame&nbsp;: &laquo;&nbsp;&ldquo;C&rsquo;est crevant&nbsp;! Mais pourquoi diable avez-vous fait &ccedil;a, Masseau&nbsp;?</p> <p><q>_Pour voir&hellip;&nbsp;&rdquo; r&eacute;pond Masseau, &eacute;nigmatique.</q></p> <p>Puis sa manie bouffonne le reprend, il se coiffe de sa serviette tordue en bonnet, baisse les sourcils et pince une bouche cruelle, pour s&rsquo;intituler&nbsp;: &ldquo;Torquemada&nbsp;!<a href="#" id="footnoteref14_xe7aele" name="lien_nbp_14" title="L’Entrave, op.cit., p. 361.">14</a>&rdquo; Ici, l&rsquo;imposture permet la lente &eacute;volution de l&rsquo;intrigue&nbsp;: Masseau joue le r&ocirc;le du cr&eacute;ateur des rebondissements, mais &eacute;galement celui du confesseur, qui nous permet &agrave; la fois d&rsquo;avoir le point de vue de Ren&eacute;e et celui de Jean. Lorsque la liaison se met en place, il devient un interm&eacute;diaire entre eux, occupant &eacute;galement la place du &laquo;&nbsp;confident&nbsp;&raquo; dans le dispositif narratologique traditionnel. Ainsi, ce personnage secondaire qui est perp&eacute;tuellement d&eacute;sign&eacute; comme fatigu&eacute;, dop&eacute;, passif, voire endormi pendant certaines sc&egrave;nes du roman, est bien celui qui organise Ren&eacute;e N&eacute;r&eacute;, le double fictif de Colette. Cette galerie de portraits qu&rsquo;elle lui reproche, il viendra la compl&eacute;ter dans&nbsp;<em>Mes Apprentissages&nbsp;</em>: dans la fiction comme dans l&rsquo;autofiction, Colette se sert de Masson comme d&rsquo;un r&eacute;v&eacute;lateur de v&eacute;rit&eacute;s certes paradoxales&nbsp;: &laquo;&nbsp;C&rsquo;&eacute;tait le d&eacute;sint&eacute;ressement, un sens malfaisant de l&rsquo;avenir qui signalent un Lemice-T&eacute;rieux. Il &oelig;uvrait pour la post&eacute;rit&eacute;, dans le silence. Attach&eacute; &agrave; la r&eacute;daction du catalogue de la Biblioth&egrave;que nationale, il semblait vivre de peu, ne manquer de rien. Mais tout ce qu&rsquo;il nous laissait voir n&rsquo;&eacute;tait que vaine apparence, et destin&eacute; &agrave; cr&eacute;er, &agrave; entretenir l&rsquo;erreur<a href="#" id="footnoteref15_id5kih7" name="lien_nbp_15" title="Mes Apprentissages, op.cit., p. 1221.">15</a>.&nbsp;&raquo; Ce sens malfaisant de l&rsquo;avenir fonctionne sur deux niveaux dans l&rsquo;&oelig;uvre de Colette&nbsp;: le Masson de la fiction, Masseau, &eacute;chafaude le futur des personnages dans l&rsquo;ombre et sans jamais d&eacute;voiler ses motivations (comme le ma&ccedil;on dont il est l&rsquo;homophone), le Masson des souvenirs est celui qui, malgr&eacute; ses supercheries, r&eacute;v&egrave;le l&rsquo;&eacute;crivaine future en percevant &agrave; travers le masque de la provinciale esseul&eacute;e l&rsquo;originalit&eacute; de Colette&nbsp;: &laquo;&nbsp;Gr&acirc;ce &agrave; lui je cotai un peu plus haut ce que j&rsquo;avais d&rsquo;insolite, de d&eacute;sol&eacute;, de secret et d&rsquo;attrayant<a href="#" id="footnoteref16_7a9a0or" name="lien_nbp_16" title="Op. cit., p. 1223.">16</a>.&nbsp;&raquo; Cette explication nous permet de comprendre la place de choix que Colette lui a r&eacute;serv&eacute;e dans sa galerie personnelle, mais cet int&eacute;r&ecirc;t r&eacute;v&egrave;le davantage qu&rsquo;une nostalgie biographique de la part de l&rsquo;&eacute;crivaine.</p> <p>Masson appara&icirc;t donc en 1913 dans&nbsp;<em>L&rsquo;Entrave</em>, en 1936 dans&nbsp;<em>Mes Apprentissages</em>, en 1943 dans &laquo;&nbsp;Le K&eacute;pi&nbsp;&raquo;. Cette nouvelle fait usage du personnage d&rsquo;une fa&ccedil;on similaire aux deux textes pr&eacute;c&eacute;dents&nbsp;: l&rsquo;intrigue principale concerne l&rsquo;amiti&eacute; entre Colette et la femme d&rsquo;un peintre, Madame Marco, qui lui est pr&eacute;sent&eacute;e par Masson. Il dispara&icirc;t ensuite du r&eacute;cit, non sans en avoir &eacute;t&eacute; encore une fois l&rsquo;instigateur. Dans le jeu auquel s&rsquo;adonne l&rsquo;&eacute;crivaine de transformation entre la vie et la fiction, entre la fiction et l&rsquo;autofiction, la figure de l&rsquo;imposteur ne peut que tenir une place de choix&nbsp;: d&rsquo;une part parce qu&rsquo;il permet de signaler l&rsquo;artificialit&eacute; du r&eacute;cit, d&rsquo;autre part parce qu&rsquo;il se substitue &agrave; l&rsquo;&eacute;crivain comme le cr&eacute;ateur de l&rsquo;intrigue. Dans ces trois textes, Colette appara&icirc;t sous trois d&eacute;guisements diff&eacute;rents&nbsp;: d&rsquo;abord Ren&eacute;e N&eacute;r&eacute;, double, on l&rsquo;a dit, de sa cr&eacute;atrice&nbsp;; Sidonie-Gabrielle Colette, jeune fille manipul&eacute;e par son premier &eacute;poux&nbsp;; enfin une Colette de l&rsquo;Occupation, qui explore &agrave; nouveau sa jeunesse, non pas, cette fois-ci, pour en tirer des apprentissages, mais pour offrir &agrave; la France martyris&eacute;e de la guerre une vision dor&eacute;e d&rsquo;un pass&eacute; o&ugrave; tout est transform&eacute; en miracle. Notons par exemple que l&rsquo;une des seules histoires d&rsquo;amour qui finissent bien dans l&rsquo;&oelig;uvre de Colette est&nbsp;<em>Gigi</em>, &eacute;crite et publi&eacute;e pendant l&rsquo;occupation, et o&ugrave; m&ecirc;me la prostitution du demi-monde appara&icirc;t sous une lumi&egrave;re si flatteuse que Broadway puis Hollywood se sont empar&eacute;s du r&eacute;cit. &laquo;&nbsp;Le K&eacute;pi&nbsp;&raquo; appartient &agrave; ce cycle de r&eacute;cits r&eacute;visionnistes, o&ugrave; les couleurs sombres et tristes des appartements successifs du couple Colette-Willy et les adult&egrave;res douloureux laissent place au charme des originaux et des rencontres fortuites.</p> <p>Il n&rsquo;est donc pas exag&eacute;r&eacute; de lire ces interpr&eacute;tations du mystificateur, du faussaire ou de l&rsquo;imposteur comme un manifeste de style. Pour Colette, en effet, Lemice-Terrieux est le sympt&ocirc;me d&rsquo;une &eacute;poque&nbsp;: &laquo;&nbsp;Quand l&rsquo;oisivet&eacute; fut moins estim&eacute;e, la mystification &eacute;volua, s&rsquo;affina et p&eacute;rit, passant le sceptre &agrave; une g&eacute;n&eacute;ration capable de tirer profit d&rsquo;une aptitude que ses devanciers exploitaient avec d&eacute;sint&eacute;ressement&nbsp;&raquo;. Alors que certains romanciers ont pu cr&eacute;er des mondes idylliques et joyeux au sein des classes renti&egrave;res de l&rsquo;entre-deux-guerres (on pense bien s&ucirc;r outre-Manche &agrave; P.G Wodehouse), Colette cr&eacute;e des enclaves inqui&eacute;tantes et claustrophobes, o&ugrave; les intrigues se d&eacute;roulent dans des chambres closes, avec des personnages sans aucune pr&eacute;occupation mat&eacute;rielle mais dont l&rsquo;inaction ne d&eacute;clenche que des passions malheureuses ou st&eacute;riles&nbsp;; mais cette oisivet&eacute; (mot qui est rarement positif sous la plume d&rsquo;une Colette g&eacute;n&eacute;ralement assez stakhanoviste) est la garantie d&rsquo;un d&eacute;tachement pouss&eacute; par le style&nbsp;: &laquo;&nbsp;Il ressemblait, pour le physique, &agrave; ces d&eacute;mons qui s&rsquo;abattent sur une province, avec la mission d&rsquo;abuser les jeunes filles, de changer le ch&acirc;telain en loup, l&rsquo;honorable notaire en vampire. Il donnait parfois son adresse, mais n&rsquo;ouvrait jamais sa porte<a href="#" id="footnoteref17_cq6gu00" name="lien_nbp_17" title="Mes Apprentissages, op.cit., p. 1221.">17</a>.&nbsp;&raquo; La porte reste ferm&eacute;e &eacute;galement chez Colette, dont la prose dor&eacute;e anoblit les histoires les plus futiles et les personnages les plus fantoches&nbsp;: elle partage avec Masson un talent qui leur permettent de transformer la r&eacute;alit&eacute; en fiction enchanteresse. &nbsp;L&rsquo;imposture n&rsquo;est pas seulement une farce, elle est une forme de politesse&nbsp;: lorsque Colette &eacute;voque en des termes qui apparaissent bien froids le suicide d&rsquo;un homme qu&rsquo;elle d&eacute;crit comme l&rsquo;un de ses premiers amis proches, nous assistons l&agrave;-aussi &agrave; une forme de blague et de supercherie. La mort de Masson r&eacute;pond &agrave; la description d&rsquo;un autre suicide, celui de Lotte Kinceler, l&rsquo;une des ma&icirc;tresses de son mari, qui est pr&eacute;sent&eacute;e en des termes tout aussi froids&nbsp; et avec un zeugma d&rsquo;une noirceur comique: &laquo;&nbsp;Par un apr&egrave;s-midi de pluie d&rsquo;&eacute;t&eacute; &eacute;touffante, elle passa dans son petit salon-arri&egrave;re-boutique, et se tira un coup de revolver dans la bouche. Elle avait vingt-six ans, et des &eacute;conomies<a href="#" id="footnoteref18_c5qaaum" name="lien_nbp_18" title="Op. cit., p. 1218.">18</a>.&nbsp;&raquo; Le monde 1900 repr&eacute;sente un monde toxique, qui contamine notre narratrice-m&ecirc;me&nbsp;: &laquo;&nbsp;Il y a toujours un moment, dans la vie des &ecirc;tres jeunes, o&ugrave; mourir leur est tout juste aussi normal et s&eacute;duisant que vivre, et j&rsquo;h&eacute;sitais<a href="#" id="footnoteref19_hp53j5k" name="lien_nbp_19" title="Op. cit., p. 1219.">19</a>.&nbsp;&raquo;</p> <p>Si Colette survit &agrave; cette atmosph&egrave;re d&eacute;l&eacute;t&egrave;re, c&rsquo;est qu&rsquo;elle sait se transformer et s&rsquo;adapter au monde. C&rsquo;est &eacute;galement parce qu&rsquo;elle choisit de parler non pas des choses importantes, mais de ce qui appara&icirc;t comme futile et superficiel&nbsp;: &laquo;&nbsp;Qu&#39;elle &eacute;tait judicieuse la remontrance d&#39;un de mes maris : &quot;Mais tu ne peux donc pas &eacute;crire un livre qui ne soit pas d&#39;amour, d&#39;adult&egrave;re, de collage mi-incestueux, de rupture ? Est-ce qu&#39;il n&#39;y a pas autre chose dans la vie ?&quot; Si le temps ne l&#39;e&ucirc;t press&eacute; de courir &ndash; car il &eacute;tait beau et charmant &ndash; vers des rendez-vous amoureux, il m&#39;aurait peut-&ecirc;tre enseign&eacute; ce qui a licence de tenir, dans un roman, et hors roman, la place de l&#39;amour...<a href="#" id="footnoteref20_2ryno4r" name="lien_nbp_20" title="La Naissance du Jour.">20</a>&nbsp;&raquo;.</p> <p>Masson appara&icirc;t donc dans&nbsp;<em>Mes Apprentissages</em>&nbsp;comme le miroir n&eacute;cessaire d&rsquo;une &eacute;poque r&eacute;volue, comme l&rsquo;une des clefs de lecture du pass&eacute;. Cependant, il convient d&rsquo;&eacute;largir l&rsquo;analyse de ce personnage et de son intersection avec cette &laquo;&nbsp;place de l&rsquo;amour&nbsp;&raquo; &eacute;voqu&eacute;e justement par Colette pour d&eacute;finir son &oelig;uvre.</p> <p>Le personnage central de ce livre de souvenirs n&rsquo;est ni Masson, ni m&ecirc;me Colette, qui se d&eacute;peint elle-m&ecirc;me comme un personnage presque enti&egrave;rement passif, &agrave; qui l&rsquo;on r&eacute;v&egrave;le sa vocation d&rsquo;&eacute;crivain malgr&eacute; elle&nbsp;: c&rsquo;est son mari Willy, qui en lui demandant de jeter sur le papier ses souvenirs d&rsquo;&eacute;coli&egrave;re, et en signant&nbsp;<em>Claudine &agrave; l&rsquo;&eacute;cole</em>, la lance dans le monde litt&eacute;raire de son temps. &laquo;&nbsp;Monsieur Willy&nbsp;&raquo;, comme s&rsquo;obstine &agrave; le nommer Colette, alors m&ecirc;me qu&rsquo;elle rappelle qu&rsquo;&agrave; l&rsquo;&eacute;poque de leur mariage il la vouvoie et elle le tutoie, est d&eacute;peint comme l&rsquo;imposteur absolu du Paris 1900. Il appara&icirc;t dans ses livres comme le chef d&rsquo;un atelier de romans populaires r&eacute;dig&eacute;s &agrave; la cha&icirc;ne, passant de celui qui &eacute;crivait le gros de l&rsquo;intrigue, &agrave; un autre collaborateur responsable d&rsquo;ajouter les paysages, &agrave; un troisi&egrave;me qui cis&egrave;le les dialogues. Le chef de produit, Willy lui-m&ecirc;me, relit l&rsquo;&oelig;uvre et pars&egrave;me le livre de jeux de mots et de calembour&nbsp;: &laquo;&nbsp;Mon h&eacute;ros, contrebandier de la petite histoire litt&eacute;raire, je le trouve d&rsquo;une taille et d&rsquo;une essence &agrave; inspirer et &agrave; supporter la curiosit&eacute;<a href="#" id="footnoteref21_mbjc5je" name="lien_nbp_21" title="Mes apprentissages, op.cit., p. 1240.">21</a>.&nbsp;&raquo; Cet antih&eacute;ros plut&ocirc;t, qui est d&eacute;peint comme exploitant sa femme et tous ses amis, et comme souffrant d&rsquo;une impuissance litt&eacute;raire d&eacute;crite comme une trag&eacute;die balzacienne, pratique assid&ucirc;ment un esprit boulevardier qui explique son amiti&eacute; avec Paul Masson, lui-m&ecirc;me auteur d&rsquo;un &laquo;&nbsp;catalogue du Salon de la Nationale, enti&egrave;rement r&eacute;dig&eacute; en calembours qui combinaient, avec une ing&eacute;niosit&eacute; insens&eacute;e, le nom du peintre et la l&eacute;gende du tableau<a href="#" id="footnoteref22_qiwtef0" name="lien_nbp_22" title="Op. cit., p. 1220.">22</a>.&nbsp;&raquo; Donnons ici quelques exemples de cette virtuosit&eacute; pathologique&nbsp;: &laquo;&nbsp;1128&nbsp;: On l&rsquo;aurait GRULLON, long, cet hiver, mais, en somme, il a pass&eacute; bien vite. (<em>Effet de neige</em>) 1166&nbsp;: Quand on HAMILTON &agrave; sa disposition, &laquo;&nbsp;la musique&nbsp;&raquo; n&rsquo;est plus qu&rsquo;un jeu d&rsquo;enfant (<em>La Musique</em>) 641&nbsp;: Rien CROEGART qu&rsquo;elle vous lance, on reconna&icirc;t aussit&ocirc;t une coquette. (<em>Coquetterie</em>) 606&nbsp;: Vous voulez en CORMERAY p&eacute;ter cent fois les m&ecirc;mes banalit&eacute;s, alors que je vous l&rsquo;ai dit, la peinture traverse une &lsquo;cerise&rsquo; aigue&nbsp;? (<em>Les cerises)</em>.&nbsp;&raquo; Cet humour distill&eacute; en pastilles, en fragments, en&nbsp;<em>marginalia</em>, se retrouve dans la forme pr&eacute;f&eacute;r&eacute;e de Masson, c&rsquo;est-&agrave;-dire ses&nbsp;<em>Pens&eacute;es d&rsquo;un Yogi</em>&nbsp;ou le&nbsp;<em>Carnet de jeunesse&nbsp;</em>de Bismarck&nbsp;: la maxime absurde. &laquo;&nbsp;Sa patience, sa culture lui permirent des divertissements coupables, qui troubl&egrave;rent la paix politique&nbsp;; un &ldquo;carnet de jeunesse&ldquo; de Bismarck, fabriqu&eacute; par Paul Masson, mit la France et l&rsquo;Allemagne au seuil de la guerre. &laquo;&nbsp;Un peu plus t&ocirc;t, un peu plus tard&hellip;&nbsp;&raquo;, disait le monomane<a href="#" id="footnoteref23_rylcm5s" name="lien_nbp_23" title="Mes Apprentissages, p. 1221.">23</a>&hellip;&nbsp;&raquo;.</p> <p>Cet amour du calembour et de la farce est diss&eacute;min&eacute; dans les nombreux magazines et p&eacute;riodiques de l&rsquo;&eacute;poque qui permettent &agrave; Alphonse Allais, Tristan Bernard et quelques autres de devenir humoristes de profession. On diffuse la blague, on se la raconte&nbsp;; le&nbsp;<em>Journal</em>&nbsp;de Jules Renard, qui fr&eacute;quente ces milieux assid&ucirc;ment, se fait l&rsquo;&eacute;cho du chemin parcouru par la derni&egrave;re de Capus ou de Veber. Si Paul Masson, malgr&eacute; une formation qui ne le pr&eacute;dispose en rien &agrave; devenir un &eacute;crivain comique, r&eacute;ussit &agrave; se faire un nom relativement vite, c&rsquo;est justement qu&rsquo;il arrive &agrave; se lier d&rsquo;amiti&eacute; avec des directeurs de revues et de p&eacute;riodiques. L&rsquo;amiti&eacute; avec Willy par exemple, lui-m&ecirc;me fils d&rsquo;un &eacute;diteur, le fait entrer non seulement en contact avec &laquo;&nbsp;l&rsquo;atelier&nbsp;&raquo; Willy et ceux qui y participent (Curnonsky, Veber, Jean de Tinan et d&rsquo;autres), mais aussi le transforme en personnage r&ecirc;v&eacute; pour ce dernier, qui l&rsquo;&eacute;voque dans plusieurs chroniques journalistiques. Il e&ucirc;t &eacute;t&eacute; impossible de commettre une imposture r&eacute;ussie dans le monde parisien sans avoir paradoxalement acquis une l&eacute;gitimit&eacute; certaine, m&ecirc;me en tant que camarade.</p> <p>Masson s&rsquo;int&egrave;gre ainsi parfaitement dans le paysage litt&eacute;raire de son &eacute;poque. De m&ecirc;me, il suit la r&egrave;gle de la mise en sc&egrave;ne du farceur public, en accordant des interviews &agrave; des journaux et en pontifiant sur la th&eacute;orie de l&rsquo;imposture, comme il le fait aupr&egrave;s d&rsquo;un journaliste&nbsp;: &laquo;&nbsp;J&rsquo;ai forc&eacute; Lemice-Terrieux, le poing sur la gorge, &agrave; me d&eacute;voiler ses proc&eacute;d&eacute;s. Me voyant d&eacute;termin&eacute; &agrave; la violence, il s&rsquo;est ex&eacute;cut&eacute; de bonne gr&acirc;ce. Il m&rsquo;a confi&eacute; que le bon fumiste devait &ecirc;tre un excellent psychologue, choisir le moment favorable et t&acirc;ter le pouls de l&rsquo;opinion avant de lancer son br&ucirc;lot<a href="#" id="footnoteref24_so3ron3" name="lien_nbp_24" title="Jean-Jacques Lefrère et Jean-Paul Goujon, op. cit., p. 447.">24</a>.&nbsp;&raquo; Le sens de la publicit&eacute; devient un &eacute;l&eacute;ment essentiel de la carri&egrave;re d&rsquo;un &eacute;crivain qui veut vendre. Mais pour un imposteur, la publicit&eacute; est forc&eacute;ment un &eacute;l&eacute;ment g&ecirc;nant qui va permettre aux futures victimes de d&eacute;crypter &agrave; l&rsquo;avance le tour qu&rsquo;on veut leur jouer&nbsp;: il faut donc trouver un moyen d&rsquo;&ecirc;tre anonyme tout en &eacute;tant connu. Le choix du double Lemice-Terrieux permet de parfaitement r&eacute;pondre &agrave; la n&eacute;cessit&eacute; de la notori&eacute;t&eacute;, sans que Masson ne soit autre chose qu&rsquo;un employ&eacute; de la Nationale.</p> <p>Le double, le pseudonyme, l&rsquo;avatar&nbsp;: une autre tendance fin-de-si&egrave;cle que Willy saura exploiter jusqu&rsquo;&agrave; l&rsquo;exag&eacute;ration&nbsp;en mettant sur le march&eacute; des almanachs Willy, des cartes postales Willy (repr&eacute;sentant souvent Colette d&eacute;guis&eacute;e en &eacute;coli&egrave;re, ou l&rsquo;actrice Polaire jouant le personnage de Claudine&nbsp;&ndash; la ressemblance des deux femmes apr&egrave;s que Colette eut coup&eacute; ses longs cheveux permettait &agrave; Willy de se promener dans Paris avec ses &laquo;&nbsp;twins&nbsp;&raquo; habill&eacute;es &agrave; l&rsquo;identique), voire m&ecirc;me de la vaisselle Willy. Ce commerce s&rsquo;&eacute;tend autour du personnage de Claudine, allant de l&rsquo;eau de toilette au c&eacute;l&egrave;bre col qui porte encore le nom de l&rsquo;h&eacute;ro&iuml;ne de Colette. L&rsquo;amour de la publicit&eacute;, l&rsquo;&eacute;norme impact d&rsquo;une presse quotidienne lue par une grande partie de la population, la naissance de ce qu&rsquo;on peut appeler l&rsquo;autopromotion autour d&rsquo;une s&eacute;rie de livres et de ses personnages, sont des &eacute;l&eacute;ments importants de la Fin-de-Si&egrave;cle (on pense &eacute;galement &agrave; Oscar Wilde dans un registre bien plus dou&eacute;). Cependant, une caract&eacute;ristique marquante dans les &oelig;uvres de Masson et de ses contemporains est l&rsquo;usage de r&eacute;f&eacute;rences dans la fiction &agrave; des personnages r&eacute;els. Toutes les &oelig;uvres sign&eacute;es de Willy font r&eacute;f&eacute;rence &agrave; d&rsquo;autres &oelig;uvres produites dans son &laquo;&nbsp;atelier&nbsp;&raquo;, mais &eacute;galement &agrave; lui-m&ecirc;me, souvent &agrave; ses doubles comme Maugis ou Jim Smiley, parfois &agrave; Colette, Colette fait usage de proc&eacute;d&eacute;s similaires dans&nbsp;<em>L&rsquo;Entrave&nbsp;</em>: non seulement elle pr&eacute;sente le double fictif de Masson, mais il est fait explicitement r&eacute;f&eacute;rence au personnage &laquo;&nbsp;r&eacute;el&nbsp;&raquo; de Lemice-Terrieux qui, par ailleurs, est le double (au nom double) de Paul Masson. De m&ecirc;me, Colette joue des ressemblances entre sa vie et le monde fictif qu&rsquo;elle d&eacute;peint, en brouillant continuellement les pistes dans son &oelig;uvre&nbsp;: dans&nbsp;<em>Claudine s&rsquo;en va</em>, le personnage principal, Annie, rencontre &agrave; la fois Claudine, &agrave; qui Colette n&rsquo;a cess&eacute; d&rsquo;&ecirc;tre associ&eacute;e et de s&rsquo;associer dans les ann&eacute;es 1900, et une certaine Willette Colly, qui, comme Colette, joue un r&ocirc;le de faune dans une pantomime&nbsp;; un r&eacute;cit autobiographique s&rsquo;intitule ainsi&nbsp;<em>La Maison de Claudine&nbsp;</em>; tandis que dans&nbsp;<em>La Naissance du Jour</em>, elle m&ecirc;le des lettres de sa m&egrave;re Sido (par ailleurs r&eacute;&eacute;crites) &agrave; une intrigue purement fictive. En revenant &agrave; la citation qui ouvre cet article, on pourrait r&eacute;pondre &agrave; Colette que non seulement elle n&rsquo;a jamais su devenir quelqu&rsquo;un d&rsquo;autre, mais qu&rsquo;elle a d&eacute;multipli&eacute; les versions d&rsquo;elle-m&ecirc;me de fa&ccedil;on vertigineuse, tout en faisant mine de refuser pareils jeux. Tout comme son nom de plume appara&icirc;t comme un simple pr&eacute;nom, alors qu&rsquo;il s&rsquo;agit en fait de son nom de famille, elle parvient &agrave; exploiter la renomm&eacute;e de ses avatars pr&eacute;c&eacute;dents tout en soulignant, notamment dans&nbsp;<em>Mes Apprentissages</em>, les sentiments profond&eacute;ment ambivalents qu&rsquo;elle ressent &agrave; leur &eacute;gard. La galerie de portraits qui constelle le livre permet &agrave; l&rsquo;&eacute;crivaine d&rsquo;explorer la question de l&rsquo;identit&eacute; et du d&eacute;guisement sans vraiment aborder ces probl&eacute;matiques dans sa propre vie.&nbsp;<em>Mes Apprentissages</em>&nbsp;peut &ecirc;tre lu comme une supercherie&nbsp;: sous le pr&eacute;texte du texte autobiographique, Colette se fait le biographe partiel d&rsquo;un certain nombre de figures, laissant au lecteur le soin de reconstituer la jeune Colette qu&rsquo;elle choisit de fragmenter. De m&ecirc;me, le livre appara&icirc;t comme une rupture du pacte de l&rsquo;imposture, pour paraphraser Philippe Lejeune. Paul Masson est r&eacute;v&eacute;l&eacute; de fa&ccedil;on brutale dans le texte autobiographique&nbsp;: en arrachant le masque de Lemice-Terrieux, Colette se sert de lui pour d&eacute;voiler l&rsquo;imposture d&rsquo;une &eacute;poque et d&rsquo;un syst&egrave;me<em>.</em>&nbsp;Le pouvoir de s&eacute;duction de ce 1900 revenu &agrave; la mode est bien de constamment souligner l&rsquo;artifice et le mensonge, et m&ecirc;me le travail n&eacute;cessaire pour y parvenir. L&rsquo;imposteur est le principal ouvrier de ce syst&egrave;me de faux-semblants. &nbsp;Pour pouvoir avoir valeur de symbole explicatif, de raccourci historique, de note de bas de page, Paul Masson ne peut plus se cacher entre les lignes des textes, qu&rsquo;ils soient produits par lui ou par d&rsquo;autres. Dans&nbsp;<em>Mes Apprentissages</em>, Colette insiste sur le cheminement du personnage Masson dans son &oelig;uvre, avec l&rsquo;utilisation surprenante d&rsquo;une note de bas de page&nbsp;:</p> <p><q>Lorsque, presque gu&eacute;rie contre toute vraisemblance, je m&rsquo;en allai, avec M. Willy, &agrave; Belle-Ile-en-Mer, Paul Masson nous accompagna, invariablement v&ecirc;tu de son complet veston noir [note de l&#39;auteur : Plus tard, j&rsquo;en fis Masseau dans&nbsp;<em>L&rsquo;Entrave</em>], bord&eacute; d&rsquo;un galon mohair.</q></p> <p>On peut d&rsquo;abord remarquer avec int&eacute;r&ecirc;t le placement de la note de bas de page, qui arrive au milieu des pages d&eacute;di&eacute;s &agrave; Masson, et non, comme on aurait pu s&rsquo;y attendre, au d&eacute;but ou &agrave; la toute fin. Ensuite, cette note de bas de page est ins&eacute;r&eacute;e lors de la description du costume habituel de Masson, insistant sur l&rsquo;importance du v&ecirc;tement comme signifi&eacute; de l&rsquo;identit&eacute; massonnienne, mais aussi sur la possibilit&eacute; du d&eacute;guisement&nbsp;: le costume est associ&eacute; directement au personnage fictif qui par ailleurs pratique le travestissement et la transformation physique. Cette note est &eacute;galement int&eacute;ressante dans sa formulation&nbsp;: &laquo;&nbsp;j&rsquo;en fis&nbsp;&raquo; a une interpr&eacute;tation d&eacute;miurgique&nbsp;: d&eacute;sormais, Colette a le pouvoir de choisir de faire des hommes hantant ses souvenirs des h&eacute;ros ou des notes de bas de page. Elle montre aussi la correspondance importante de l&rsquo;objet de fiction &agrave; son mod&egrave;le. Colette est coutumi&egrave;re de ce genre de transformation, son ami L&eacute;on Hamel devient Hameau dans&nbsp;<em>La Vagabonde&nbsp;</em>; une clef de lecture que seule une cat&eacute;gorie tr&egrave;s limit&eacute;e de lecteurs peut comprendre ou appr&eacute;cier. Cette onomastique est importante pour bien comprendre le jeu de Colette, comme l&rsquo;&eacute;crit Vincent Colonna dans sa th&egrave;se sur l&rsquo;autofiction comme genre&nbsp;et l&rsquo;importance de l&rsquo;homonymie comme crit&egrave;re d&rsquo;&eacute;valuation. &laquo;&nbsp;N&eacute;cessaire, cette condition l&rsquo;est parce que l&rsquo;homonymie est le seul crit&egrave;re rigoureux et indiscutable pour distinguer les cas o&ugrave; un &eacute;crivain s&rsquo;est fictionnalis&eacute; dans un ou plusieurs de ses ouvrages. Des similarit&eacute;s physiques, psychologiques ou biographiques entre un auteur et l&rsquo;un de ses personnages ne peuvent pas remplacer totalement cette identit&eacute; du nom, faute de quoi il serait en effet impossible de distinguer l&rsquo;autofiction du roman personnel<a href="#" id="footnoteref25_o70c4ba" name="lien_nbp_25" title="Vincent Colonna, « L'autofiction, essai sur la fictionalisation de soi en littérature », thèse de doctorat en linguistique, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS), 1989, p. 44.">25</a>.&nbsp;&raquo; Dans&nbsp;<em>Mes Apprentissages</em>, Colette indique le plus clairement possible les liens entre son &oelig;uvre de fiction, son &oelig;uvre biographique, et son &oelig;uvre d&rsquo;autofiction (<strong><em>&laquo;&nbsp;</em></strong>Le K&eacute;pi&nbsp;&raquo;), et en cela homog&eacute;n&eacute;ise les &eacute;l&eacute;ments disparates de sa cr&eacute;ation litt&eacute;raire. Nous connaissons l&rsquo;original et le versant fictif&nbsp;; comment d&egrave;s lors d&eacute;cider ce qui appartient strictement &agrave; la fiction ou &agrave; l&rsquo;autofiction&nbsp;? Le personnage de Masson dans&nbsp;<strong><em>&laquo;&nbsp;</em></strong>Le K&eacute;pi&nbsp;&raquo; est-il aussi fictif que celui de Masseau dans&nbsp;<em>L&rsquo;Entrave&nbsp;</em>? Sans parler de celui de Masson dans&nbsp;<em>Mes Apprentissages</em>, qui, on l&rsquo;a dit, contient des &eacute;l&eacute;ments faux, comme la r&eacute;daction de notices imaginaires. Jean-Jacques Lefr&egrave;re et Jean-Paul Goujon notent &agrave; ce sujet&nbsp;: &laquo;&nbsp;Certes, l&rsquo;attach&eacute; au Khatalogue a pu se moquer de la jeune Colette, &agrave; moins que celle-ci ait plus ou moins invent&eacute;, quarante ans apr&egrave;s les faits, cette histoire plaisante afin d&rsquo;ajouter une couche suppl&eacute;mentaire de pittoresque au personnage qu&rsquo;elle d&eacute;peignait<a href="#" id="footnoteref26_u23tcmp" name="lien_nbp_26" title="Jean-Jacques Lefrère et Jean-Paul Goujon, op.cit., p. 70.">26</a>&nbsp;(&hellip;)&nbsp;&raquo; Si Colette a d&eacute;cid&eacute; d&rsquo;enrichir la l&eacute;gende de Masson, sommes-nous alors dans une autofiction ou dans une autobiographie qui se ment &agrave; elle-m&ecirc;me<a href="#" id="footnoteref27_qh43wu9" name="lien_nbp_27" title="Si tant est que ce ne soit pas le cas de toutes les autobiographies.">27</a>?</p> <p>Ces interrogations sur le genre litt&eacute;raire d&eacute;velopp&eacute; par Colette<a href="#" id="footnoteref28_83hp9cg" name="lien_nbp_28" title="Voir également la thèse de doctorat de Stéphanie Michineau soutenue à l’université du Mans en 2007, « L’autofiction dans l’œuvre de Colette ». ">28</a>&nbsp;au fil de sa carri&egrave;re d&rsquo;&eacute;crivaine rejoignent celles soulev&eacute;es par la question de&nbsp;l&rsquo;imposture. Dans un autre passage de&nbsp;<em>Mes Apprentissages</em>, une description nous est donn&eacute;e d&rsquo;une dispute entre Willy et l&rsquo;un de ses &laquo;&nbsp;n&egrave;gres&nbsp;&raquo;, suite &agrave; des impay&eacute;s. Pendant cette sc&egrave;ne assez sordide, Paul Masson fait une discr&egrave;te apparition&nbsp;dans le groupe de badauds intrigu&eacute;s par la clameur g&eacute;n&eacute;rale auxquels se joignent des enfants en r&eacute;cr&eacute;ation : &laquo;&nbsp;Tandis que Paul Masson, qui se glissait parmi la petite foule ameut&eacute;e, tirait de sa serviette d&rsquo;avocat des images qui n&rsquo;&eacute;taient point de pi&eacute;t&eacute; et les distribuait, impartial dans le crime, aux &eacute;coliers comme aux &eacute;coli&egrave;res. &laquo;&nbsp;Pour occuper les longues veill&eacute;es d&rsquo;hiver&nbsp;&raquo;, leur murmurait-il<a href="#" id="footnoteref29_bn79jz2" name="lien_nbp_29" title="Mes Apprentissages op.cit., p. 1256.">29</a>.&nbsp;&raquo;&nbsp;Cette activit&eacute; qui est bien entendue ill&eacute;gale renvoie &agrave; deux traits massonniens par excellence&nbsp;: l&rsquo;absurdit&eacute; des &eacute;l&eacute;ments de la situation (le contraste entre la serviette d&rsquo;avocat, t&eacute;moin du pass&eacute; de magistrat de Masson, et son contenu) et l&rsquo;incongruit&eacute; de l&rsquo;explication de l&rsquo;action, ici l&rsquo;occupation des soir&eacute;es d&rsquo;hiver. On retrouve les &eacute;l&eacute;ments de&nbsp;<em>Pens&eacute;es d&rsquo;un Yogi</em>&nbsp;ou du&nbsp;<em>Carnet de Jeunesse</em>, o&ugrave; le contenu-m&ecirc;me des maximes propos&eacute;es n&rsquo;atteint son potentiel comique qu&rsquo;&agrave; cause de leur auteur suppos&eacute;. Masson joue ici de sa propre situation professionnelle pour op&eacute;rer ce glissement. &laquo;&nbsp;Magistrat &agrave; Chandernagor [&hellip;], une relation de l&rsquo;expulsion des p&egrave;res j&eacute;suites, adress&eacute;e au&nbsp;<em>Figaro</em>, &eacute;mut la France bien-pensante, et le gouvernement, &eacute;tonn&eacute;, ordonna une enqu&ecirc;te. Avec quel z&egrave;le, avec quelle conscience Paul Masson s&rsquo;en chargea, est-il besoin de le dire&nbsp;? Le plus document&eacute; des rapports en fit foi, attestant qu&rsquo;il n&rsquo;y avait plus de j&eacute;suites dans l&rsquo;Inde fran&ccedil;aise depuis Louis XV<a href="#" id="footnoteref30_eq0jo6p" name="lien_nbp_30" title="Op. cit., p. 1221.">30</a>.&nbsp;&raquo; C&rsquo;est son statut ambigu qui permet &agrave; Masson d&rsquo;&ecirc;tre un imposteur efficace&nbsp;: plaisantin cach&eacute; sous la robe du magistrat, humoriste qui se suicide, ami myst&eacute;rieux qui ferme bien sa porte. Colette sera une bonne apprentie, pour reprendre son terme, de ces le&ccedil;ons, en jouant des formes et des genres pour imposer son interpr&eacute;tation des &eacute;v&egrave;nements de sa jeunesse, et en se cachant derri&egrave;re des personnages fictionnalis&eacute;s pour &eacute;voquer son pass&eacute;.</p> <p>A premi&egrave;re vue, Colette et Masson semblent bien &eacute;loign&eacute;s en termes litt&eacute;raires. Les &oelig;uvres compl&egrave;tes de Colette occupent une bonne rang&eacute;e de biblioth&egrave;que, elle appara&icirc;t comme une figure triomphante des lettres fran&ccedil;aises du vingti&egrave;me si&egrave;cle. Les mystifications de Masson dessinent des &oelig;uvres qui n&rsquo;existent pas&nbsp;: il cr&eacute;e un corpus invisible, r&eacute;&eacute;crit l&rsquo;histoire et les personnages historiques, trompe ses contemporains pour mieux tromper son ennui. Ses rares &oelig;uvres ne sont trouvables qu&rsquo;&agrave;&hellip;la Biblioth&egrave;que Nationale. Il est frappant de voir &agrave; quel point son parcours semble illustrer les pr&eacute;occupations de la France de la jeune Troisi&egrave;me R&eacute;publique : carri&egrave;re coloniale, peinture m&eacute;fiante et cynique des rapports entre les hommes et les femmes, qui peuvent choisir entre le r&ocirc;le de femme de m&eacute;nage ou celui de dangereuse succube (&laquo;&nbsp;Quand la femme ne nous chagrine pas, elle nous fatigue. Avec elle nous alternons toujours entre l&rsquo;angoisse et la sati&eacute;t&eacute;. Elle nous blesse ou nous blase<a href="#" id="footnoteref31_otuyakr" name="lien_nbp_31" title="Carnet de jeunesse, op. cit., p. 52.">31</a>.&nbsp;&raquo;), tensions montantes avec l&rsquo;Allemagne, refus de l&rsquo;autorit&eacute; et remise en cause des institutions. Cependant, il est l&rsquo;un des mod&egrave;les aupr&egrave;s de qui Colette fait ses apprentissages de jeune &eacute;crivaine et de figure publique. Son apparition fr&eacute;quente dans les &oelig;uvres de Colette est un indice, m&ecirc;me si elle a bel et bien un effet d&eacute;mystificateur&nbsp;: l&rsquo;imposteur est r&eacute;v&eacute;l&eacute; ici &agrave; travers toute une s&eacute;rie d&rsquo;ouvrages, bien qu&rsquo;on ne comprenne pas forc&eacute;ment ses motivations ou son destin. Cependant, c&rsquo;est justement par cet acte de r&eacute;v&eacute;lation de l&rsquo;imposture que la figure de Paul Masson est la plus connue, derri&egrave;re le masque de Lemice-Terrieux. Paradoxe supr&ecirc;me de l&rsquo;imposture, qui n&rsquo;existe que lorsqu&rsquo;elle est enfin r&eacute;v&eacute;l&eacute;e.</p> <hr /> <p><strong>Notes et r&eacute;f&eacute;rences</strong></p> <p><strong>Bibliographie indicative&nbsp;:</strong></p> <p>&nbsp;</p> <p>COLETTE,&nbsp;<em>&OElig;uvres</em>, Editions Gallimard, Biblioth&egrave;que de la Pl&eacute;iade, sous la direction de Claude Pichois, en quatre volumes, 1986 &agrave; 2001.</p> <p>COLONNA, Vincent , &laquo;&nbsp;L&#39;autofiction, essai sur la fictionalisation de soi en litt&eacute;rature&nbsp;&raquo;, th&egrave;se de doctorat en linguistique, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS), 1989</p> <p>LEFRERE, Jean-Jacques et GOUJON, Jean-Paul,&nbsp;<cite>Mystifications au&nbsp;</cite>XIX<cite><sup>e</sup>&nbsp;si&egrave;cle&nbsp;: Paul Masson, un homme de lettres non recommand&eacute;es</cite>, Paris, Du L&eacute;rot, 2012</p> <p>MASSON, Paul,&nbsp;<em>Carnets de Jeunesse du Prince de Bismarck</em>, Flammarion, Paris, 1893.</p> <p>MICHINEAU, St&eacute;phanie, &laquo;&nbsp;L&rsquo;autofiction dans l&rsquo;&oelig;uvre de Colette<em>&nbsp;&raquo;,&nbsp;</em>th&egrave;se de doctorat en litt&eacute;rature, Universit&eacute; du Mans, 2007.</p> <p>SECKEL, Raymond-Josu&eacute;. &laquo;&nbsp;Un blagueur &agrave; la Biblioth&egrave;que. Paul Masson (1849-1896), alias Lemice-Terrieux&nbsp;&raquo;,&nbsp;<em>Revue de la BNF</em>, vol. 31, no. 1, 2009, pp. 12-20.</p> <p>&nbsp;</p> <p><a href="#lien_nbp_1" name="nbp_1">1</a>&nbsp;&ldquo;Le K&eacute;pi&rdquo;,&nbsp;<em>in&nbsp;</em>&nbsp;<em>&OElig;uvres</em>, Editions Gallimard, Biblioth&egrave;que de la Pl&eacute;iade, sous la direction de Claude Pichois, en quatre volumes, 1986 &agrave; 2001.., vol. IV, p.334.</p> <p><a href="#lien_nbp_2" name="nbp_2">2</a>&nbsp;L&rsquo;orthographe du nom varie souvent sous la plume de Colette, allant de Lemice-T&eacute;rieux &agrave; Lemice-Terrieux.</p> <p><a href="#lien_nbp_3" name="nbp_3">3</a>&nbsp;Colette,&nbsp;<em>Mes Apprentissages,&nbsp;</em>in&nbsp;<em>&OElig;uvres Compl&egrave;tes,&nbsp;</em>Tome II, Editions Robert Laffont, Paris, 1989 p. 1223. On remarque dans ce passage le ton d&rsquo;autod&eacute;rision sur les pr&eacute;tentions litt&eacute;raires, marqu&eacute; ici par l&rsquo;usage du terme Khatalogue, qui caract&eacute;rise les humoristes Fin de Si&egrave;cle, qui se doivent, comme l&rsquo;&eacute;crit Jules Renard au fil de son&nbsp;<em>Journal</em>, de tout prendre &laquo;&nbsp;&agrave; la blague.&nbsp;&raquo;</p> <p><a href="#lien_nbp_4" name="nbp_4">4</a>&nbsp;Raymond-Josu&eacute; Seckel, &laquo;&nbsp;Un blagueur &agrave; la Biblioth&egrave;que. Paul Masson (1849-1896), alias Lemice-Terrieux&nbsp;&raquo;,&nbsp;<em>Revue de la BNF</em>, vol. 31, no. 1, 2009, pp. 12-20.</p> <p><a href="#lien_nbp_5" name="nbp_5">5</a>&nbsp;Prince de Bismarck,&nbsp;<em>Carnet de Jeunesse,&nbsp;</em>Flammarion, Paris, 1893, p. 16.</p> <p><a href="#lien_nbp_6" name="nbp_6">6</a>&nbsp;Rappelons que lorsque Willy refusa de signer une p&eacute;tition en faveur d&rsquo;Alfred Dreyfus, Jules Renard note dans son&nbsp;<em>Journal&nbsp;</em>ce mot de Pierre Veber&nbsp;: &laquo;&nbsp;C&rsquo;est la premi&egrave;re fois qu&rsquo;il refuse de signer quelque chose qu&rsquo;il n&rsquo;a pas &eacute;crit.&nbsp;&raquo;</p> <p><a href="#lien_nbp_7" name="nbp_7">7</a>&nbsp;Jean-Jacques Lefr&egrave;re et Jean-Paul Goujon,&nbsp;<cite>Mystifications au&nbsp;</cite><em>XIX</em><cite><sup>e</sup>&nbsp;si&egrave;cle&nbsp;: Paul Masson, un homme de lettres non recommand&eacute;es</cite>, Paris, Du L&eacute;rot, 2012, p. 485.</p> <p><a href="#lien_nbp_8" name="nbp_8">8</a>&nbsp;<em>Op. cit</em>. , p. 492.</p> <p><a href="#lien_nbp_9" name="nbp_9">9</a>&nbsp;Colette,&nbsp;<em>L&rsquo;Entrave</em>&nbsp;in&nbsp;<em>&OElig;uvres,&nbsp;</em>Tome II, &Eacute;ditions Gallimard, Biblioth&egrave;que de la Pl&eacute;iade, Paris, 1986, p. 340.</p> <p><a href="#lien_nbp_10" name="nbp_10">10</a>&nbsp;<em>Op. cit.,&nbsp;</em>p. 361.</p> <p><a href="#lien_nbp_11" name="nbp_11">11</a>&nbsp;<em>Op. cit</em>., p. 377.</p> <p><a href="#lien_nbp_12" name="nbp_12">12</a>&nbsp;<em>Op. cit</em>., p. 378.</p> <p><a href="#lien_nbp_13" name="nbp_13">13</a>&nbsp;<em>Mes Apprentissages op.cit.</em>,<em>,&nbsp;</em>p. 1221.</p> <p><a href="#lien_nbp_14" name="nbp_14">14</a>&nbsp;<em>L&rsquo;Entrave</em>,&nbsp;<em>op.cit.</em>, p. 361.</p> <p><a href="#lien_nbp_15" name="nbp_15">15</a>&nbsp;<em>Mes Apprentissages, op.cit.</em>, p. 1221.</p> <p><a href="#lien_nbp_16" name="nbp_16">16</a>&nbsp;<em>Op. cit.,&nbsp;</em>p. 1223.</p> <p><a href="#lien_nbp_17" name="nbp_17">17</a>&nbsp;<em>Mes Apprentissages</em>,&nbsp;<em>op.cit.</em>, p. 1221.</p> <p><a href="#lien_nbp_18" name="nbp_18">18</a>&nbsp;<em>Op. cit</em>., p. 1218.</p> <p><a href="#lien_nbp_19" name="nbp_19">19</a>&nbsp;<em>Op. cit</em>., p. 1219.</p> <p><a href="#lien_nbp_20" name="nbp_20">20</a>&nbsp;<em>La Naissance du Jour</em>.</p> <p><a href="#lien_nbp_21" name="nbp_21">21</a>&nbsp;<em>Mes apprentissages</em>,<em>&nbsp;op.cit.</em>, p. 1240.</p> <p><a href="#lien_nbp_22" name="nbp_22">22</a>&nbsp;<em>Op. cit.,&nbsp;</em>p. 1220.</p> <p><a href="#lien_nbp_23" name="nbp_23">23</a>&nbsp;<em>Mes Apprentissages</em>, p. 1221.</p> <p><a href="#lien_nbp_24" name="nbp_24">24</a>&nbsp;Jean-Jacques Lefr&egrave;re et Jean-Paul Goujon,&nbsp;<em>op. cit.,</em>&nbsp;p. 447.</p> <p><a href="#lien_nbp_25" name="nbp_25">25</a>&nbsp;Vincent Colonna, &laquo;&nbsp;L&#39;autofiction, essai sur la fictionalisation de soi en litt&eacute;rature&nbsp;&raquo;, th&egrave;se de doctorat en linguistique, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS), 1989, p. 44.</p> <p><a href="#lien_nbp_26" name="nbp_26">26</a>&nbsp;Jean-Jacques Lefr&egrave;re et Jean-Paul Goujon,&nbsp;<em>op.cit.</em>,&nbsp;<em>p</em>. 70.</p> <p><a href="#lien_nbp_27" name="nbp_27">27</a>&nbsp;Si tant est que ce ne soit pas le cas de toutes les autobiographies.</p> <p><a href="#lien_nbp_28" name="nbp_28">28</a>&nbsp;Voir &eacute;galement la th&egrave;se de doctorat de St&eacute;phanie Michineau soutenue &agrave; l&rsquo;universit&eacute; du Mans en 2007, &laquo;&nbsp;L&rsquo;autofiction dans l&rsquo;&oelig;uvre de Colette<em>&nbsp;&raquo;.</em></p> <p><a href="#lien_nbp_29" name="nbp_29">29</a>&nbsp;<em>Mes Apprentissages op.cit.,&nbsp;</em>p. 1256.</p> <p><a href="#lien_nbp_30" name="nbp_30">30</a>&nbsp;<em>Op. cit</em>., p. 1221.</p> <p><a href="#lien_nbp_31" name="nbp_31">31</a>&nbsp;<em>Carnet de jeunesse, op. cit</em>., p. 52.</p>