<h1 style="text-align: center;"><span style="color:#993366;"><strong>Une carm&eacute;lite &laquo; &agrave; demi-mots &raquo; : Louise de J&eacute;sus (1569-1628), de l&rsquo;autobiophonie aux&nbsp;<em>Fondations</em>, une &eacute;criture transfigur&eacute;e&nbsp;?</strong></span></h1> <p style="text-align: center;"><strong>Sandra&nbsp;Carabin<sup><a href="#n*n" name="n*t">*</a></sup></strong></p> <p style="text-align: center;">&nbsp;</p> <p style="text-align: justify;">On peut appliquer &agrave; l&rsquo;&eacute;criture des carm&eacute;lites ce que Bernard Hours (2017, p.649) dit de leur lecture : &laquo;Elle d&eacute;borde tr&egrave;s largement le monde de l&rsquo;imprim&eacute;, et souvent, le manuscrit, malheureusement plus insaisissable, rev&ecirc;t une importance plus d&eacute;cisive et exerce un impact plus direct que le livre&nbsp;&raquo;. La litt&eacute;rature spirituelle est habitu&eacute;e &agrave; la transmission manuscrite : c&rsquo;est un&nbsp;<em>topos</em>&nbsp;que d&rsquo;&eacute;crire d&rsquo;un texte qu&rsquo;il n&rsquo;a &eacute;t&eacute; compos&eacute; que pour une sph&egrave;re priv&eacute;e puis que la diffusion de copies manuscrites a incit&eacute; son auteur &agrave; publier l&rsquo;ouvrage. Au d&eacute;but du&nbsp;XVII<sup>e</sup>&nbsp;si&egrave;cle, les carm&eacute;lites fran&ccedil;aises s&rsquo;en tiennent, cependant, le plus souvent, &agrave; cette diffusion manuscrite, semi-priv&eacute;e. Les religieuses n&rsquo;&eacute;tant autoris&eacute;es qu&rsquo;&agrave; t&eacute;moigner et non &agrave; pr&ecirc;cher, publier reviendrait &agrave; exposer au monde des vies qui n&rsquo;ont pu s&rsquo;accomplir qu&rsquo;en s&rsquo;y soustrayant. De plus, tandis que l&rsquo;imprim&eacute; vise une diffusion &agrave; un large public qui saura ou non tirer profit de ce qui lui est racont&eacute;, l&rsquo;archive, quant &agrave; elle, r&eacute;serve le r&eacute;cit &agrave; un public acquis, suffisamment &eacute;clair&eacute; pour pouvoir prolonger l&rsquo;exp&eacute;rience narr&eacute;e. Cette narration ayant d&eacute;but&eacute; dans l&rsquo;intimit&eacute;&nbsp;d&rsquo;une transmission orale, il semble alors naturel qu&rsquo;elle se prolonge par une diffusion manuscrite, relativement priv&eacute;e. C&rsquo;est le d&eacute;bat qui anime, par exemple, les proches de Madame Acarie apr&egrave;s sa mort : ceux-ci sont unanimes, celle que l&rsquo;on nomme d&eacute;j&agrave; bienheureuse ayant d&eacute;truit tous ses papiers, il faut &eacute;crire sa vie pour conserver une trace des gr&acirc;ces dont Dieu l&rsquo;a favoris&eacute;e et &eacute;laborer, par l&agrave;-m&ecirc;me, une figure fondatrice de l&rsquo;Ordre du Carmel en France. En revanche, les carm&eacute;lites ne voient pas la n&eacute;cessit&eacute; de publier cette vie : &laquo; c&rsquo;&eacute;tait assez de d&eacute;clarer verbalement aux Religieuses de son Ordre ce qui en est&nbsp;&raquo; (Duval, 1621, np.). Le projet d&rsquo;une canonisation oblige Duval &agrave; se donner bien de la peine pour produire le r&eacute;cit acceptable d&rsquo;une vie qui ne correspond pas aux normes en vigueur de l&rsquo;hagiographie<sup><a href="#n1n" name="n1t">1</a></sup>.</p> <p style="text-align: justify;">Cette tension constante entre un d&eacute;sir d&rsquo;effacement cultiv&eacute; individuellement par les carm&eacute;lites et la n&eacute;cessit&eacute; de constituer &agrave; l&rsquo;ordre une histoire collective semble donc, le plus souvent, trouver un &eacute;quilibre dans la production de textes manuscrits, &eacute;crits internes &agrave; l&rsquo;ordre du Carmel voire internes au couvent&nbsp;(Henneau, 2008). Reste &agrave; d&eacute;terminer la place qui peut leur &ecirc;tre consacr&eacute;e dans ce qu&rsquo;on d&eacute;signe comme la litt&eacute;rature spirituelle. En s&rsquo;&eacute;loignant des circuits habituels de la production litt&eacute;raire, les &eacute;crits des carm&eacute;lites d&eacute;rangent les notions d&rsquo;autrice, de sujet, le rapport au temps, aux institutions et &agrave; une tradition litt&eacute;raire. Il s&rsquo;agirait alors d&rsquo;observer la mani&egrave;re dont ces textes, &eacute;ternellement mouvants par la pratique des copies, tentent, ou non, d&rsquo;articuler l&rsquo;expression d&rsquo;une exp&eacute;rience individuelle avec les normes fix&eacute;es d&rsquo;un c&ocirc;t&eacute; par une tradition litt&eacute;raire et de l&rsquo;autre par les institutions religieuses voire politiques.</p> <p style="text-align: justify;">Le cas de la m&egrave;re Louise de J&eacute;sus<sup><a href="#n2n" name="n2t">2</a></sup>&nbsp;fournit un corpus int&eacute;ressant dans la mesure o&ugrave;, malgr&eacute; le r&ocirc;le important qu&rsquo;elle a jou&eacute; dans l&rsquo;instauration du carmel th&eacute;r&eacute;sien en France, elle n&rsquo;a fait l&rsquo;objet d&rsquo;aucune&nbsp;<em>Vie</em>&nbsp;publi&eacute;e. Toutefois, &agrave; d&eacute;faut d&rsquo;une biographie fig&eacute;e, nous disposons de plusieurs r&eacute;cits manuscrits : en premier lieu, le r&eacute;cit que Louise propose du voyage qu&rsquo;elle a effectu&eacute; en Espagne dans le but de faire venir en France des filles de sainte Th&eacute;r&egrave;se d&rsquo;Avila - texte qui nous est parvenu sous la forme d&rsquo;une reconstitution publi&eacute;e dans la revue&nbsp;Carmel&nbsp;en 1960 &agrave; partir de manuscrits endommag&eacute;s ; dans un second temps, une&nbsp;<em>Vie de la v&eacute;n&eacute;rable M&egrave;re Louise de J&eacute;sus</em>&nbsp;compos&eacute;e par la s&oelig;ur Th&eacute;r&egrave;se de J&eacute;sus B&eacute;reur &agrave; partir du t&eacute;moignage que Louise re&ccedil;ut l&rsquo;ordre de c&eacute;der et dont l&rsquo;un des exemplaires est conserv&eacute; au carmel de Flavignerot ; de ce texte a &eacute;t&eacute; extrait un abr&eacute;g&eacute; de vie int&eacute;gr&eacute; aux&nbsp;<em>Fondations des carm&eacute;lites r&eacute;form&eacute;es de France</em>&nbsp;r&eacute;unies au cours du&nbsp;XVIII<sup>e</sup>&nbsp;si&egrave;cle et publi&eacute;es au&nbsp;XIX<sup>e</sup>&nbsp;si&egrave;cle<sup><a href="#n3n" name="n3t">3</a></sup>. Cette infime partie d&rsquo;un corpus bien plus large et probablement impossible &agrave; d&eacute;limiter que sont les biographies de religieuses, sans &ecirc;tre repr&eacute;sentative de l&rsquo;ensemble des vies de carm&eacute;lites &eacute;crites au&nbsp;XVII<sup>e</sup>&nbsp;si&egrave;cle, doit n&eacute;anmoins permettre d&rsquo;interroger certaines des strat&eacute;gies d&rsquo;&eacute;criture &agrave; l&rsquo;&oelig;uvre au Carmel<sup><a href="#n4n" name="n4t">4</a></sup>. Ces &eacute;crits recompos&eacute;s traitant de la vie singuli&egrave;re de Louise de J&eacute;sus&nbsp;pr&eacute;sentent en effet trois moments d&rsquo;&eacute;criture, tous trois constitutifs d&rsquo;un m&ecirc;me besoin d&rsquo;instituer<sup><a href="#n5n" name="n5t">5</a></sup>.</p> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> <h3 style="text-align: justify;"><strong>1. De l&rsquo;autobiophonie &agrave; la biographie</strong></h3> <p style="text-align: justify;">La&nbsp;<em>Vie</em>&nbsp;de la m&egrave;re Louise commence par une double injonction : celle de dire et celle d&rsquo;&eacute;crire. Il faut ce commandement du sup&eacute;rieur pour permettre aux religieuses de parler de soi et de prendre la plume sans pr&eacute;somption de vanit&eacute;. Th&eacute;r&egrave;se de J&eacute;sus rapporte donc que le p&egrave;re Jacques Gallemant, l&rsquo;un des trois sup&eacute;rieurs du Carmel, commanda &agrave; Louise de dire &agrave; Th&eacute;r&egrave;se &laquo; ce qu&rsquo;elle pourrait de ses gr&acirc;ces &raquo; et &agrave; Th&eacute;r&egrave;se &laquo; d&rsquo;&eacute;crire soigneusement ce qu&rsquo;elle [lui] dirait&raquo; (<em>Vie</em>, &laquo;Avant-propos&raquo;, n.p.). Le r&eacute;cit de soi sera donc d&rsquo;abord un r&eacute;cit oral, une &laquo; autobiophonie&nbsp;&raquo;<sup><a href="#n6n" name="n6t">6</a></sup> que la biographe devra recomposer sans en modifier l&rsquo;essentiel. Quant &agrave; l&rsquo;objet de la&nbsp;<em>Vie</em>&nbsp;de la m&egrave;re Louise, il sera moins l&rsquo;existence individuelle de la m&egrave;re que sa vie int&eacute;rieure unie &agrave; Dieu, autrement dit un discours moins historique que mystique. Le but qui doit animer cette entreprise biographique est clairement &eacute;nonc&eacute; : &eacute;difier les autres religieuses. Gallemant craint en effet que &laquo; si cette digne m&egrave;re venait &agrave; mourir sans que l&rsquo;on s&ucirc;t d&rsquo;elle plusieurs gr&acirc;ces qu&rsquo;elle avait re&ccedil;ues de Dieu, ce ne f&ucirc;t une notable perte pour les &acirc;mes de l&rsquo;ordre qui pourraient en profiter &raquo; (<em>Vie</em>). Les deux religieuses se plient alors &agrave; cette volont&eacute; du sup&eacute;rieur. Th&eacute;r&egrave;se confirme la n&eacute;cessit&eacute; d&rsquo;un tel ordre en assurant que &laquo; c&rsquo;est par cette voie [ou voix ?] qu&rsquo;[elle a] su les gr&acirc;ces que notre Seigneur a fait &agrave; cette sienne servante &raquo; (<em>Vie</em>). Elle t&eacute;moigne en outre du z&egrave;le qu&rsquo;elle met &agrave; consigner par &eacute;crit les propos de Louise et, comme l&rsquo;objectif est d&rsquo;&eacute;difier, elle ajoute &agrave; ce r&eacute;cit &laquo; ses vertus, enseignements et autres choses &raquo; (<em>Vie</em>). Le texte s&rsquo;ouvre donc, d&egrave;s l&rsquo;avant-propos, sur une pluralit&eacute; de voix : celle du sup&eacute;rieur qui autorise l&rsquo;&eacute;criture, celle de Louise qui doit r&eacute;v&eacute;ler sa relation intime avec Dieu, celle de Th&eacute;r&egrave;se qui promet de transcrire fid&egrave;lement ce qui lui est dit et qui peut, en outre, augmenter le propos en d&eacute;clarant les vertus qu&rsquo;elle a elle-m&ecirc;me observ&eacute;es chez la prieure, et enfin les voix des &laquo; Religieuses qui l&rsquo;ont convers&eacute;e &raquo; et qui peuvent &eacute;galement t&eacute;moigner de ce qu&rsquo;elles ont exp&eacute;riment&eacute; aupr&egrave;s de la m&egrave;re Louise. Tant de t&eacute;moignages convergents visent &agrave; assurer les lecteurs de la v&eacute;rit&eacute; &eacute;nonc&eacute;e. Une faille appara&icirc;t pourtant : Gallemant n&rsquo;a pas ordonn&eacute; &agrave; Louise de tout dire mais de dire &laquo; ce qu&rsquo;elle pourrait &raquo;. Th&eacute;r&egrave;se se heurte alors &agrave; la discr&eacute;tion de la prieure ; aussi d&eacute;clare-t-elle : &laquo; Je le fis le plus fid&egrave;lement et v&eacute;ritablement qu&rsquo;il me fut possible, lui redemandant m&ecirc;me ce que je doutais n&rsquo;avoir pas bien entendu ou compris, &agrave; cause que par sa grande humilit&eacute;, elle ne disait aucune fois qu&rsquo;&agrave; peine et &agrave; demi-mots ces choses-l&agrave; &raquo; (<em>Vie</em>). Ce probl&egrave;me d&rsquo;une &eacute;nonciation &laquo; &agrave; demi-mots &raquo; r&eacute;appara&icirc;t &agrave; diverses reprises au fil du texte. Lorsqu&rsquo;elles abordent la question des mani&egrave;res d&rsquo;oraison, Th&eacute;r&egrave;se &eacute;voque &laquo; une mani&egrave;re de&nbsp;vraie solitude int&eacute;rieure [...] o&ugrave; lui &eacute;tait donn&eacute;e l&rsquo;intelligence de plusieurs choses qui ne se peuvent dire &raquo;, &laquo; une autre mani&egrave;re d&rsquo;oraison que nous ne savons pas dire &eacute;tait un promener de Dieu en l&rsquo;&Acirc;me ou avec l&rsquo;&Acirc;me, ceux qui en auront l&rsquo;exp&eacute;rience l&rsquo;entendront bien &raquo; ou encore &laquo; tout ce que sa majest&eacute; lui a voulu r&eacute;v&eacute;ler et faire conna&icirc;tre de ses divins secrets a &eacute;t&eacute; [...] en des mani&egrave;res si nues et simples qu&rsquo;il n&rsquo;y a pas de termes propres pour les d&eacute;clarer &raquo; (<em>Vie</em>, p.36- 37). La multiplicit&eacute; des voix et le brouillage &eacute;nonciatif qui en r&eacute;sulte (le &laquo;je&raquo; de l&rsquo;autobiophonie de Louise devenant &laquo; elle &raquo; dans la biographie &eacute;tablie par Th&eacute;r&egrave;se) s&egrave;me le doute quant &agrave; l&rsquo;identit&eacute; du &laquo; nous &raquo; : est-ce Th&eacute;r&egrave;se seule ou Th&eacute;r&egrave;se et Louise ? L&rsquo;opposition apparente &agrave; &laquo; ceux qui en auront l&rsquo;exp&eacute;rience &raquo; n&rsquo;en est pas une si l&rsquo;on consid&egrave;re que Louise a l&rsquo;exp&eacute;rience et &laquo; entend &raquo; probablement ce dont il s&rsquo;agit mais ne saurait pour autant l&rsquo;exprimer, faute de &laquo; termes propres &raquo;. L&rsquo;aveu d&rsquo;incapacit&eacute; &agrave; dire la relation &agrave; Dieu et la n&eacute;cessit&eacute; de l&rsquo;exp&eacute;rience pour comprendre ce type de discours sont suffisamment fr&eacute;quents sous la plume des spirituels pour &ecirc;tre consid&eacute;r&eacute;s comme des&nbsp;<em>topoi</em>. On retrouve l&agrave; ce qu&rsquo;Antoinette Gimaret (2013, p.439)&nbsp;explique &ecirc;tre un &laquo; t&eacute;moignage de l&rsquo;existence d&rsquo;un extraordinaire qui reste repli&eacute; sur lui-m&ecirc;me, qu&rsquo;il faut &agrave; la fois &ldquo;cacher et produire&rdquo;&nbsp;&raquo;. Par le choix, r&eacute;current au Carmel, de la diffusion manuscrite, interne &agrave; quelques couvents seulement, cette &laquo; r&eacute;sistance du secret &raquo; prend tout de m&ecirc;me une dimension particuli&egrave;re. Le peu d&rsquo;empressement des carm&eacute;lites &agrave; faire imprimer leurs &eacute;crits ne semble pas suffire &agrave; persuader Louise de tout dire ; le sup&eacute;rieur m&ecirc;me ne l&rsquo;exige pas d&rsquo;elle en limitant son injonction &agrave; &laquo; ce qu&rsquo;elle pourrait &raquo;. Le texte est pourtant &eacute;crit en premier lieu pour celles qui partagent le quotidien de la m&egrave;re Louise et qui sont d&eacute;j&agrave; averties de cette vie cach&eacute;e (mystique), de sorte qu&rsquo;elles puissent conserver la trace de ces gr&acirc;ces apr&egrave;s la disparition de la prieure : elles conservent donc la trace d&rsquo;un indicible et d&rsquo;une humilit&eacute;, qualit&eacute;s ordinairement cultiv&eacute;es dans leurs communaut&eacute;s.</p> <p style="text-align: justify;">La perspective d&rsquo;une diffusion manuscrite, interne au Carmel, permet &eacute;galement de jouer avec l&rsquo;identit&eacute; g&eacute;n&eacute;rique du texte : d&egrave;s lors que le r&eacute;cit de soi doit se tourner vers un r&eacute;cit des gr&acirc;ces divines, s&rsquo;agit-il d&rsquo;&eacute;crire une biographie ou une hagiographie ? In&eacute;vitablement, les carm&eacute;lites construisent leur &eacute;criture &agrave; partir de mod&egrave;les litt&eacute;raires que sont les vies de saintes. Cela n&rsquo;emp&ecirc;che pas la prise de libert&eacute;s par rapport au mod&egrave;le traditionnel,&nbsp;<em>a fortiori</em>&nbsp;dans un texte non destin&eacute; &agrave; la publication, hors projet de canonisation. Pour ne prendre qu&rsquo;un exemple, les carm&eacute;lites semblent peu attach&eacute;es au motif de la vocation contrari&eacute;e par le mariage. Apr&egrave;s avoir traditionnellement rappel&eacute; la g&eacute;n&eacute;alogie catholique de Louise et les dispositions naturelles de cette derni&egrave;re &agrave; la perfection, la biographe mentionne qu&rsquo;elle &laquo; n&rsquo;avait point de volont&eacute; d&rsquo;&ecirc;tre mari&eacute;e mais n&rsquo;ayant jamais fr&eacute;quent&eacute; les personnes d&eacute;votes, et n&rsquo;ayant connaissance de plus de perfection, elle le fut &agrave; l&rsquo;&acirc;ge de vingt ans &raquo; (<em>Vie</em>, p.3). Ce motif est repris dans les&nbsp;<em>Fondations&nbsp;</em>o&ugrave; l&rsquo;on peut lire que &laquo; n&rsquo;ayant nulle connaissance de la perfection religieuse, [elle] suivit la volont&eacute; de ses parents en &eacute;pousant M. Guillaume Jourdain. &raquo; (<em>Fondations</em>, p.91) Leur vie de couple est pr&eacute;sent&eacute;e comme conforme aux pr&eacute;ceptes de l&rsquo;&Eacute;glise jusqu&rsquo;au d&eacute;c&egrave;s pr&eacute;matur&eacute; de M. Jourdain, &laquo; lequel elle aimait en une mani&egrave;re qui ne se peut dire &raquo; (<em>Vie</em>, p.6)<sup><a href="#n7n" name="n7t">7</a></sup>.&nbsp;Cette absence de vocation religieuse pr&eacute;coce est renforc&eacute;e par le r&eacute;cit de son veuvage, durant lequel &laquo; Mme Jourdain avait d&eacute;j&agrave; fait v&oelig;u de chastet&eacute; par le conseil de son sage directeur mais elle n&rsquo;avait encore eu aucun attrait pour la vie religieuse &raquo; (<em>Fondations</em>, p.107). On retrouve la m&ecirc;me ambivalence &agrave; propos de l&rsquo;abandon des enfants : Dieu lui enseigne &laquo; que le lien de la nature ne devait pas &ecirc;tre plus fort en elle que celui de la charit&eacute; &raquo; (<em>Vie</em>, p.13) ; toutefois &laquo; la gr&acirc;ce avait corrig&eacute; l&rsquo;exc&egrave;s de tendresse qu&rsquo;elle avait pour eux, mais l&rsquo;amour maternel n&rsquo;&eacute;tait point &eacute;teint, et il se r&eacute;veillait quelquefois au point que toute sa nature fr&eacute;missait, surtout lorsque les voyant, elle pensait qu&rsquo;il fallait s&rsquo;en s&eacute;parer &raquo; (<em>Fondations</em>, p.109). Cet instinct maternel de Louise,&nbsp;a priori&nbsp;difficile &agrave; concilier avec l&rsquo;id&eacute;al de perfection qui passe par un d&eacute;tachement des cr&eacute;atures, permet pourtant de construire la figure de la m&egrave;re spirituelle. R&eacute;guli&egrave;rement, dans la suite du texte, les enfants de Louise r&eacute;apparaissent, par exemple, lorsque Mme Acarie lui demande d&rsquo;&ecirc;tre responsable des postulantes au carmel. &laquo; M.Gallemant qui prenait soin de leur direction, lui proposa de prendre soin de cette maison comme sup&eacute;rieure mais sa soumission ordinaire n&rsquo;alla pas jusque-l&agrave;. Elle lui r&eacute;pondit r&eacute;solument, usant du reste de volont&eacute; qu&rsquo;elle n&rsquo;avait pas encore sacrifi&eacute;e par les v&oelig;ux de religion, que s&rsquo;&eacute;tant d&eacute;charg&eacute;e du soin de ses enfants pour n&rsquo;avoir personne &agrave; gouverner, elle ne pouvait se voir en autorit&eacute; sur qui que ce soit, et qu&rsquo;elle ne venait que pour ob&eacute;ir &raquo; (<em>Fondations</em>, p.112).&nbsp;Cette absence de rupture franche entre sa vie dans le monde et sa vie au couvent est autoris&eacute;e par Dieu lui-m&ecirc;me, qui lui enseigne que son mariage terrestre devait la pr&eacute;parer au mariage spirituel. D&egrave;s lors, plut&ocirc;t que de reprendre le&nbsp;<em>topos</em>&nbsp;de la conversion soudaine, la biographe de Louise insiste sur la coh&eacute;rence de l&rsquo;itin&eacute;raire de la prieure et loue le soin qu&rsquo;elle portait aux &acirc;mes qui lui &eacute;taient confi&eacute;es &laquo; d&rsquo;un c&oelig;ur plus que maternel&nbsp;&raquo;<sup><a href="#n8n" name="n8t">8</a></sup>&nbsp;(<em>Vie</em>, p.40). En l&rsquo;absence de projet de canonisation, la conformit&eacute; au mod&egrave;le de saintet&eacute; officiellement et publiquement reconnu semble s&rsquo;assouplir au profit d&rsquo;un mod&egrave;le de bonne religieuse ayant men&eacute; une vie exemplaire susceptible d&rsquo;inspirer les descendantes. Surgit alors la possibilit&eacute; de &laquo; vouloir faire droit &agrave; la fragilit&eacute;, &eacute;galement digne d&rsquo;&ecirc;tre sauv&eacute;e de l&rsquo;oubli et cens&eacute;e &eacute;difier les g&eacute;n&eacute;rations suivantes au m&ecirc;me titre que les exploits&nbsp;&raquo; (Henneau,&nbsp;2008, p.230), surtout lorsque ces fragilit&eacute;s sont r&eacute;ins&eacute;r&eacute;es dans un dessein divin.</p> <p style="text-align: justify;">Les anecdotes personnelles, si elles semblent cr&eacute;er un &eacute;cart avec le discours attendu, n&rsquo;&eacute;loignent donc pas pour autant la biographe du projet initial qui lui a &eacute;t&eacute; confi&eacute; : &eacute;crire les gr&acirc;ces afin d&rsquo;&eacute;difier les autres religieuses. En effet, le parcours de Louise est rythm&eacute; par les visions et&nbsp;paroles divines, consolations comme &eacute;preuves. L&rsquo;&eacute;v&eacute;nement r&eacute;side alors moins dans l&rsquo;abandon des enfants que dans la mention de la pr&eacute;sence divine &agrave; cette occasion : il est important que Louise ait &eacute;t&eacute; mari&eacute;e et m&egrave;re de famille car Dieu l&rsquo;a voulu ainsi pour la pr&eacute;parer au r&ocirc;le de fondatrice qu&rsquo;il lui a destin&eacute;. Chaque &eacute;cart est ainsi r&eacute;ins&eacute;r&eacute; dans un dessein divin. Toutefois, lorsqu&rsquo;il s&rsquo;agit de raconter les communications divines, le texte se brouille : la chronologie est perdue, les mots sont inad&eacute;quats et l&rsquo;esprit manque. &laquo; Nous dirons ici ce que nous avons su et pouvons dire de ses lumi&egrave;res et connaissances qui lui ont &eacute;t&eacute; donn&eacute;es par clart&eacute;s en l&rsquo;esprit, bien que nous ne sommes pas assur&eacute;es que toutes aient &eacute;t&eacute; en ce temps duquel nous parlons pr&eacute;sentement, ainsi je crois que les unes ont &eacute;t&eacute; plus t&ocirc;t les autres plus tard, et si nous ne les dirons pas comme elles ont &eacute;t&eacute; pour n&rsquo;avoir pas l&rsquo;esprit, mais tr&egrave;s grossi&egrave;rement les ravalant et rabaissant beaucoup &raquo; (<em>Vie</em>, p.37).&nbsp;La transcription d&rsquo;un &eacute;v&eacute;nement pass&eacute; ne devant viser qu&rsquo;&agrave; la communication pr&eacute;sente par la lecture des lumi&egrave;res divines, l&rsquo;imp&eacute;ratif chronologique de la biographie est momentan&eacute;ment suspendu pour laisser appara&icirc;tre les visions int&eacute;rieures de Louise : la grandeur de Dieu au regard de sa propre petitesse, la comparaison de sa personne &agrave; l&rsquo;araign&eacute;e convertissant tout en venin, ou encore la m&eacute;taphore de l&rsquo;&acirc;me comme une piscine d&rsquo;eau tranquille que seul l&rsquo;ange pourrait venir troubler, sont autant d&rsquo;&eacute;v&eacute;nements qui ont nourri sa progression spirituelle quelle que soit la date de leur apparition.</p> <p style="text-align: justify;">Cet &eacute;tat composite du texte, cumulant anecdotes personnelles et discours spirituels, motifs traditionnels et &eacute;carts significatifs, est aggrav&eacute; par le ph&eacute;nom&egrave;ne des r&eacute;&eacute;critures. Les archives constituent une m&eacute;moire continuellement en construction par le travail des copies. Th&eacute;r&egrave;se de J&eacute;sus fait part d&rsquo;une &eacute;criture en trois temps : Louise, malade, raconte pendant qu&rsquo;elle prend des notes ; une fois Louise d&eacute;c&eacute;d&eacute;e, Gallemant souhaite que cette vie soit mise en lumi&egrave;re mais cela n&rsquo;est pas fait, peut-&ecirc;tre en raison du d&eacute;c&egrave;s de celui-ci ; enfin, bien des ann&eacute;es plus tard, l&rsquo;archev&ecirc;que de Besan&ccedil;on alors sup&eacute;rieur des carm&eacute;lites de Bourgogne demande que cette vie soit &eacute;crite et Th&eacute;r&egrave;se reprend les m&eacute;moires pour leur donner la forme qu&rsquo;on conna&icirc;t. Du moins peut-on le supposer. Le manuscrit conserv&eacute; au carmel de Flavignerot comprend un certain nombre de corrections dat&eacute;es de 1790, ce qui peut correspondre au moment o&ugrave; est entreprise la r&eacute;daction des&nbsp;<em>Fondations des Carm&eacute;lites r&eacute;form&eacute;es de France</em>&nbsp;dont les volumes seront publi&eacute;s au&nbsp;XIX<sup>e</sup>&nbsp;si&egrave;cle par les religieuses de Troyes. La copie implique syst&eacute;matiquement des modifications. Ainsi, l&rsquo;<em>Abr&eacute;g&eacute; de vie</em>&nbsp;inclus dans les&nbsp;<em>Fondations</em>&nbsp;dit reprendre &laquo; mot &agrave; mot &raquo; l&rsquo;avant-propos de la&nbsp;<em>Vie</em>&nbsp;&eacute;crite par Th&eacute;r&egrave;se de J&eacute;sus ; pourtant, il coupe plusieurs &eacute;l&eacute;ments dont la polyphonie d&eacute;j&agrave; mentionn&eacute;e. L&rsquo;intention d&rsquo;exactitude n&rsquo;emp&ecirc;che donc pas les transformations. Dans le cas des&nbsp;<em>Fondations</em>, les modifications peuvent s&rsquo;expliquer par la&nbsp;diff&eacute;rence d&rsquo;objectifs : plut&ocirc;t que de chercher &agrave; &eacute;difier, ces volumes tentent de construire une histoire de l&rsquo;ordre, de fonder, par l&rsquo;&eacute;criture, un corps religieux voire mystique.</p> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> <h3><strong>2. De la biographie &agrave; l&rsquo;institution</strong></h3> <p style="text-align: justify;">Comme l&rsquo;explique Jacques Le Brun (2013, p.10), &laquo; ces vies, vies de religieuses &eacute;minentes comme de moins ext&eacute;rieurement remarquables, ont eu une fonction que l&rsquo;on peut appeler fondatrice : elles constituent un corps, social, religieux, mystique, avec une histoire, elles fondent une institution&nbsp;&raquo;.&nbsp;En effet, avec le vieillissement et la disparition d&rsquo;une premi&egrave;re g&eacute;n&eacute;ration de carm&eacute;lites appara&icirc;t le besoin de conserver une trace des origines du Carmel. L&rsquo;enjeu est double : il faut &laquo; dessine[r] les traits d&rsquo;un style &ldquo;fran&ccedil;ais&rdquo; de Carmel&nbsp;&raquo; (Le Brun, 2013,&nbsp;p.9). pour donner une identit&eacute; &agrave; un ordre religieux encore tiraill&eacute; par sa double parent&eacute; gallicane et espagnole<sup><a href="#n9n" name="n9t">9</a></sup>, et cela passe par un rapport de filiation avec le carmel th&eacute;r&eacute;sien. Louis Marin&nbsp;(1993)&nbsp;a d&eacute;velopp&eacute; dans son article &laquo; Biographie et fondation &raquo;&nbsp;le lien entre la mort de la fondatrice et l&rsquo;institution d&rsquo;un ordre religieux. Les vies des carm&eacute;lites fran&ccedil;aises renvoient toutes, d&egrave;s le commencement, &agrave; sainte Th&eacute;r&egrave;se d&rsquo;Avila.&nbsp;Il est important de noter &agrave; ce sujet la fa&ccedil;on dont ces textes anticipent la d&eacute;cision pontificale quant aux d&eacute;nominations de &laquo; sainte &raquo; ou de &laquo; bienheureuse &raquo; sans feindre syst&eacute;matiquement les excuses que l&rsquo;on trouve dans les imprim&eacute;s<sup><a href="#n10n" name="n10t">10</a></sup>&nbsp;: malgr&eacute; les r&eacute;formes successives par lesquelles Rome tente d&rsquo;encadrer le culte des saints, lorsqu&rsquo;elle &eacute;crit en 1620 son&nbsp;<em>Voyage en Espagne</em>, Louise n&rsquo;h&eacute;site pas &agrave; nommer &laquo;sainte&raquo; Th&eacute;r&egrave;se d&rsquo;Avila et &laquo; bienheureuse &raquo; Madame Acarie alors que la premi&egrave;re est canonis&eacute;e en 1622 et la seconde b&eacute;atifi&eacute;e en 1791. Outre la d&eacute;signation, d&egrave;s 1603 (dix ans avant la b&eacute;atification de Th&eacute;r&egrave;se donc), le voyage en Espagne prend d&eacute;j&agrave; des airs de p&egrave;lerinage, et la narratrice n&rsquo;h&eacute;site pas &agrave; rapporter l&rsquo;insistance aupr&egrave;s des p&egrave;res carmes pour obtenir quelques reliques (farouchement gard&eacute;es) de la m&egrave;re espagnole. Le rapport &agrave; la fondatrice permet donc aux religieuses de construire, par l&rsquo;&eacute;criture conventuelle, un corps, une histoire qui s&rsquo;&eacute;labore parall&egrave;lement aux &eacute;critures officielles.&nbsp;Mais avant d&rsquo;avoir une telle d&eacute;votion pour Th&eacute;r&egrave;se d&rsquo;Avila, la rencontre de la m&egrave;re espagnole constitue d&eacute;j&agrave; l&rsquo;un des moments d&eacute;cisifs dans la vie d&rsquo;une religieuse, celui de la vocation. Cet appel au Carmel n&rsquo;est jamais &eacute;vident. Dans un premier temps, la femme dont on lit la vie entend parler des &eacute;crits de sainte Th&eacute;r&egrave;se, puis les lit ou se les fait lire ; cette lecture &eacute;tant n&eacute;cessaire mais non suffisante, il faut ensuite qu&rsquo;un &ecirc;tre c&eacute;leste (souvent sainte Th&eacute;r&egrave;se, parfois Dieu) se manifeste et annonce &agrave; celle-ci sa destin&eacute;e carm&eacute;litaine. Les manifestations de la sainte sont multiples: vision, parole int&eacute;rieure, odeurs, image miraculeuse... Apr&egrave;s avoir lu les &eacute;crits de sainte Th&eacute;r&egrave;se, Louise entend ainsi Dieu lui d&eacute;clarer qu&rsquo;elle sera &laquo; Th&eacute;r&eacute;sienne &raquo; (<em>Vie</em>, p.51): elle-m&ecirc;me est d&rsquo;ailleurs surprise par le terme employ&eacute;,&nbsp;pr&eacute;f&eacute;r&eacute; par deux fois &agrave; celui de &laquo; carm&eacute;lite &raquo;. Non seulement cette origine espagnole du Carmel fran&ccedil;ais ne g&ecirc;ne pas la fonction fondatrice de ces r&eacute;cits, mais elle semble m&ecirc;me revendiqu&eacute;e avec insistance. Plus qu&rsquo;un ordre, c&rsquo;est alors l&rsquo;exemple d&rsquo;une religieuse et de sa r&eacute;forme que les carm&eacute;lites s&rsquo;engagent &agrave; suivre.</p> <p style="text-align: justify;">Le souci d&rsquo;&eacute;difier rencontre celui d&rsquo;instituer dans la lecture qu&rsquo;en font les religieuses : &agrave; proposer en mod&egrave;le les vies des premi&egrave;res carm&eacute;lites, les autrices invitent leurs lectrices &agrave; s&rsquo;approprier ces vies, &agrave; les r&eacute;incarner. Il n&rsquo;est d&egrave;s lors pas rare de dire d&rsquo;une religieuse qu&rsquo;elle &eacute;tait &laquo; une autre sainte Th&eacute;r&egrave;se &raquo;. Mais comment reproduire une vie form&eacute;e et dirig&eacute;e par Dieu&nbsp;(Marin,&nbsp;1999)? Si les carm&eacute;lites doivent s&rsquo;en remettre totalement &agrave; la volont&eacute; divine, comment peuvent-elle en m&ecirc;me temps se conformer au mod&egrave;le fondateur ? D&rsquo;autant que les figures fondatrices du Carmel s&rsquo;accordent difficilement avec les mod&egrave;les canoniques de la saintet&eacute; : Th&eacute;r&egrave;se d&rsquo;Avila est &eacute;trang&egrave;re et ne peut fournir un mod&egrave;le fran&ccedil;ais, Madame Acarie exerce l&rsquo;essentiel de ses fonctions en &eacute;tant mari&eacute;e et m&egrave;re de famille, Louise de J&eacute;sus est &eacute;galement m&egrave;re de famille et th&eacute;odidacte. L&rsquo;imitation se joue alors dans la mise en place d&rsquo;une filiation&nbsp;(Le Brun,&nbsp;2013 ;&nbsp;Marin, 1993 et 1999 ;&nbsp;Duyck.&nbsp;2020).</p> <p style="text-align: justify;">Ainsi Louise elle-m&ecirc;me, toute th&eacute;odidacte qu&rsquo;elle est, compare son avancement spirituel &agrave; celui de Th&eacute;r&egrave;se d&egrave;s la lecture de ses &oelig;uvres : &laquo; La premi&egrave;re chose qu&#39;elle rencontra fut ce qui est &eacute;crit aux demeures int&eacute;rieures des paroles de Dieu &agrave; l&#39;&Acirc;me. Elle voyant cela commen&ccedil;a &agrave; regarder en soi, et penser qu&rsquo;elle n&#39;avait point de choses semblables, d&#39;autant que tout lui &eacute;tait donn&eacute; par clart&eacute;s et lumi&egrave;res en l&#39;esprit, et par son humilit&eacute;́ elle tenait tout ce qu&#39;elle avait pour choses ordinaires. &Eacute;tant en cette pens&eacute;e, soudain elle entendit fort int&eacute;rieurement (que sais-tu) ce fut la premi&egrave;re parole qu&#39;elle entendit de la part de Dieu, laquelle incontinent lui fit voir l&#39;&eacute;tat o&ugrave; ce grand Dieu tenait son &Acirc;me, ayant jusques alors op&eacute;r&eacute;́ en elle toutes ces choses spirituelles, sans quelle le conn&ucirc;t, la tenant cach&eacute;e &agrave; elle-m&ecirc;me. Depuis elle re&ccedil;ut de Dieu beaucoup de gr&acirc;ces semblables &agrave; celle de n[ot]re sainte M&egrave;re T&eacute;r&egrave;se.&raquo; (<em>Vie</em>, p.46) &laquo; Semblables &raquo; mais non identiques. Au-del&agrave; des grandes figures de m&egrave;res fondatrices, Th&eacute;r&egrave;se de J&eacute;sus B&eacute;reur &eacute;crivant la&nbsp;<em>Vie</em>&nbsp;de la m&egrave;re Louise ins&egrave;re, &agrave; sa suite, &laquo; quelque peu des vertus et m&eacute;rites d&rsquo;une religieuse sa ch&egrave;re fille, fondatrice de ce monast&egrave;re de D&ocirc;le qui y est d&eacute;c&eacute;d&eacute;e en odeur de saintet&eacute; &raquo;, soit une seconde&nbsp;<em>Vie</em>&nbsp;d&rsquo;une seconde Louise de J&eacute;sus, la reprise du nom renfor&ccedil;ant la filiation. Puisqu&rsquo;il n&rsquo;est pas &agrave; la port&eacute;e des religieuses d&rsquo;&ecirc;tre une copie parfaite de leur fondatrice, l&rsquo;enjeu est d&rsquo;&ecirc;tre au moins la &laquo; digne fille &raquo; de la m&egrave;re spirituelle.</p> <p style="text-align: justify;">Cette mise en place d&rsquo;une hi&eacute;rarchie familiale est un&nbsp;<em>topos</em>&nbsp;sous la plume des religieuses et permet la jonction entre le carmel espagnol et le carmel fran&ccedil;ais. Ce dernier ne saurait &ecirc;tre l&rsquo;identique du premier mais il peut s&rsquo;attacher &agrave; respecter ses principes, partager un m&ecirc;me esprit et constituer donc un membre diff&eacute;rent d&rsquo;un m&ecirc;me corps. Le texte qui fait le mieux le lien entre&nbsp;les deux carmels et renforce l&rsquo;unit&eacute; de ce corps, &agrave; l&rsquo;&eacute;poque d&eacute;chir&eacute; par les querelles internes, est sans nul doute le&nbsp;<em>Voyage d&rsquo;Espagne</em>&nbsp;compos&eacute; par Louise de J&eacute;sus en 1620. B&eacute;rulle, qui est, comme Gallemant, sup&eacute;rieur de l&rsquo;ordre, demande &agrave; Louise de J&eacute;sus d&rsquo;&eacute;crire le r&eacute;cit du voyage qu&rsquo;ils ont fait en Espagne en 1603-1604. Dans la lettre qui accompagne son texte, celle-ci rappelle toutefois la pr&eacute;s&eacute;ance de Mme Acarie dans cette fondation : &laquo; Mais aussi faut-il que nous reconnaissions ce que Dieu a voulu honorer en ce sien &oelig;uvre et il semble, comme votre R&eacute;v&eacute;rence sait tr&egrave;s bien, qu&rsquo;il ne se peut ignorer que notre bienheureuse s&oelig;ur Marie de l&rsquo;Incarnation ne soit celle que la Majest&eacute; divine a, comme un instrument en sa main, prise, tirant avec ce divin pinceau les premiers traits de ce que sa divine volont&eacute; avait d&eacute;termin&eacute; de dresser et laisser en terre&nbsp;&raquo;<sup><a href="#n11n" name="n11t">11</a></sup>. En attribuant l&rsquo;initiative &agrave; Mme Acarie, Louise rappelle l&rsquo;importance du travail effectu&eacute; en France, le voyage en Espagne ne venant alors que seconder ce premier &eacute;lan de fondation. Durant ce voyage, les dames ont l&rsquo;occasion de rencontrer diff&eacute;rentes communaut&eacute;s espagnoles : chacune de ces communaut&eacute;s renforce les Fran&ccedil;aises dans leur d&eacute;termination. Le r&eacute;cit t&eacute;moigne en outre de l&rsquo;&eacute;lection divine de l&rsquo;ordre par les multiples &eacute;preuves endur&eacute;es (temp&ecirc;tes, pr&eacute;cipices, accidents et maladies) et par les miracles op&eacute;r&eacute;s (gu&eacute;risons et sauvetages in extremis). La pr&eacute;sence de sainte Th&eacute;r&egrave;se s&rsquo;y fait &eacute;galement sentir, au sens litt&eacute;ral, puisqu&rsquo;une &laquo; tr&egrave;s suave et tr&egrave;s douce odeur &raquo; (<em>Voyage</em>, p.149) vient confirmer aux m&egrave;res espagnoles et aux dames fran&ccedil;aises que celle-ci les a accompagn&eacute;es en France. Louise re&ccedil;oit enfin de la bouche de la m&egrave;re Casilde des Anges &agrave; Valladolid la confirmation qu&rsquo;elle sera carm&eacute;lite, de la M&egrave;re Thomassine-Baptiste, prieure du carmel de Burgos, son nom de carm&eacute;lite, et de la m&egrave;re Anne de Saint-Barth&eacute;l&eacute;my la certitude qu&rsquo;elle n&rsquo;est pas appel&eacute;e &agrave; l&rsquo;&eacute;tat de s&oelig;ur converse. Les aventures narr&eacute;es permettent donc d&rsquo;&eacute;tablir une histoire commune par un retour aux sources, &agrave; l&rsquo;esprit primitif, souffl&eacute; par Dieu lui-m&ecirc;me et le parcours individuel de Louise t&eacute;moigne d&egrave;s lors de l&rsquo;importance d&eacute;cisive d&rsquo;une communaut&eacute; dont la filiation d&eacute;passe les fronti&egrave;res g&eacute;ographiques.</p> <p style="text-align: justify;">Si le&nbsp;<em>Voyage d&rsquo;Espagne</em>&nbsp;contribue &agrave; instituer un Carmel fran&ccedil;ais, c&rsquo;est certes en rappelant cette parent&eacute; th&eacute;r&eacute;sienne et l&rsquo;importance de sa transmission la plus directe possible, mais cette fondation passe &eacute;galement par l&rsquo;effacement de l&rsquo;autrice. Louise raconte &agrave; la 3<sup>e</sup>&nbsp;personne, se pr&eacute;sentant alors comme une figure anonyme dont l&rsquo;unique r&ocirc;le est celui d&rsquo;interm&eacute;diaire, de passeuse.</p> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> <h3 style="text-align: justify;"><strong>3. Une &eacute;criture transfigur&eacute;e ?</strong></h3> <p style="text-align: justify;">La vie de Louise, que ce soit sous sa propre plume ou sous la plume d&rsquo;une secr&eacute;taire, s&rsquo;&eacute;labore de toute fa&ccedil;on dans un r&eacute;cit &agrave; la 3<sup>e</sup>&nbsp;personne. Le proc&eacute;d&eacute; prot&egrave;ge l&rsquo;humilit&eacute; attendue de toute&nbsp;religieuse en refusant l&rsquo;ego, mais il t&eacute;moigne surtout d&rsquo;un retrait de la voix : la 3<sup>e</sup>&nbsp;personne constitue ainsi la &laquo; marque linguistique de la d&eacute;sappropriation de soi et de la tension continue entre le &laquo; je &raquo; et le r&eacute;cit de sa perte&nbsp;&raquo; (Houdard, 2001, p. 202). Lorsque Th&eacute;r&egrave;se, dans la&nbsp;<em>Vie de la m&egrave;re Louise de J&eacute;sus</em>, rapporte le dialogue fondateur entre Mme Acarie et Louise de J&eacute;sus qui d&eacute;cide du voyage en Espagne, Louise &laquo; r&eacute;pond &raquo; &agrave; l&rsquo;interrogation de la bienheureuse et &laquo; dit : ce sera moi, et pour ce faire, elle eut vocation de Dieu en cette sorte [...]&raquo; (<em>Vie</em>, p. 57), suit alors la description de la manifestation divine en Louise et le partage de cette exp&eacute;rience &agrave; Mme Acarie. La 3<sup>e</sup>&nbsp;personne qui d&eacute;signe Louise permet de dire la personne, d&eacute;sormais absente puisque d&eacute;funte, qu&rsquo;&eacute;tait la prieure.&nbsp;&Agrave; l&rsquo;inverse, lorsque Louise raconte cet &eacute;v&eacute;nement dans son&nbsp;<em>Voyage d&rsquo;Espagne</em>, &laquo; elle &raquo; n&rsquo;est pas absente, elle vit et &eacute;crit ; elle n&rsquo;en est pas moins effac&eacute;e du r&eacute;cit, dans un d&eacute;pouillement absolu de toute individualit&eacute;. Les marques de 3<sup>e</sup>&nbsp;personne permettent alors le d&eacute;placement du sujet vers un autre protagoniste : Dieu lui-m&ecirc;me. &laquo; Celle-ci, laquelle comme l&rsquo;&acirc;ne de Balaam il semble que Dieu la fit parler pour dire ce qu&rsquo;il en voulait, et r&eacute;pondit &agrave; cette sainte &acirc;me : &ldquo;Vous n&rsquo;avez rien fait jusque &agrave; pr&eacute;sent et ne ferez rien bien si vous ne faites que l&rsquo;on ait des religieuses d&rsquo;Espagne&rdquo;. Cette bonne &acirc;me [Madame Acarie] entendant ceci demeura toute en silence et comme si elle e&ucirc;t entendu ceci venir de Dieu [...] elle dit : &ldquo;Mais nous n&rsquo;avons personne qui ira les qu&eacute;rir !&rdquo; Celle-ci r&eacute;pliqua : &ldquo;Ce sera moi&rdquo;. Mais quelle foi a cette sainte &acirc;me, ne regardant pas les plus fortes difficult&eacute;s des &eacute;tats et les fortes et puissantes personnes qu&rsquo;il fallait de tant de cr&eacute;dit devant et envers les hommes. Perdant pour lors la vue de tout cela et m&ecirc;me de celle-ci qui s&rsquo;offrait &eacute;tant ce qu&rsquo;elle &eacute;tait [...] &raquo; (<em>Voyage</em>, p.144).&nbsp;Ce n&rsquo;est plus Louise qui parle mais Dieu qui la fait parler. De m&ecirc;me, le privil&egrave;ge d&rsquo;une communication avec Dieu ne revient pas &agrave; Louise mais &agrave; Mme Acarie. On retrouve ici un exemple de la communication &laquo; &agrave; demi-mots &raquo; de la m&egrave;re Louise puisqu&rsquo;en d&eacute;finitive, la d&eacute;cision se joue ici dans un &laquo; silence &raquo;, marque d&rsquo;un colloque de la bienheureuse avec Dieu dont on ne saura rien puisque les biographes et chroniqueuses en font un tout autre r&eacute;cit.</p> <p style="text-align: justify;">Ce jeu des pronoms faisant du &laquo; elle &raquo; un &laquo; moi d&eacute;coll&eacute;, d&eacute;port&eacute;&nbsp;&raquo; (Marin, 1999, p.12)&nbsp;et an&eacute;anti permet le passage d&rsquo;une premi&egrave;re figure, celle de la fondatrice, image d&rsquo;une m&egrave;re spirituelle &agrave; laquelle les filles pourront tenter de se conformer, &agrave; une seconde figure entendue cette fois comme &laquo; proph&eacute;tie en actes&nbsp;&raquo; (Auerbach, 1993). Louise t&eacute;moigne en effet d&rsquo;une Providence, qui pr&eacute;side &agrave; tout. Les multiples accidents rencontr&eacute;s en Espagne (temp&ecirc;tes en mer, voiture chahut&eacute;e par la proximit&eacute; d&rsquo;un pr&eacute;cipice) trouvent un &eacute;cho dans les dispositions d&rsquo;esprit par lesquelles Dieu a pr&eacute;c&eacute;demment form&eacute; la jeune femme : apr&egrave;s s&rsquo;&ecirc;tre vue suspendue au-dessus de l&rsquo;ab&icirc;me par la main de Dieu, les ravins ib&eacute;riques ne sont plus en mesure de l&rsquo;effrayer. Dans une gestion complexe du temps, la narratrice (biographe ou autobiographe) ne consigne donc les &eacute;v&eacute;nements pass&eacute;s qu&rsquo;&agrave;&nbsp;proportion de ce qu&rsquo;ils annoncent une r&eacute;alisation ult&eacute;rieure, dans un temps &agrave; venir et offrent la possibilit&eacute; d&rsquo;un enseignement spirituel. Il s&rsquo;agit alors bien &laquo; de convertir les &eacute;v&eacute;nements en signes &raquo; de sorte d&rsquo;&eacute;crire une &laquo; longue et myst&eacute;rieuse geste d&rsquo;une fondation permanente de l&rsquo;institution par Dieu&nbsp;&raquo; (Marin, 1993, p.149-150).&nbsp;Cette fonction fondatrice du r&eacute;cit de vie implique d&egrave;s lors de montrer (Louis Marin, 1993, p.148&nbsp;insiste sur la &laquo; valeur quasi d&eacute;ictique du r&eacute;cit&nbsp;&raquo;) les diff&eacute;rentes mani&egrave;res dont Dieu a permis l&rsquo;expansion de l&rsquo;ordre du carmel en France. Ainsi, l&rsquo;une des visions que Dieu imposa &agrave; Louise semble contenir l&rsquo;itin&eacute;raire &agrave; venir de la future carm&eacute;lite autant qu&rsquo;il offre aux lectrices une le&ccedil;on sur l&rsquo;itin&eacute;raire &agrave; suivre pour atteindre la perfection.&nbsp;Th&eacute;r&egrave;se de J&eacute;sus rapporte que Louise &laquo; vit au lieu du saint sacrement notre Seigneur J&eacute;sus Christ, et elle se voyait un peu &eacute;loign&eacute;e qui marchait en esprit pour s&rsquo;en approcher ; &eacute;tant assez pr&egrave;s, elle trouva aux pieds de notre seigneur un grand ab&icirc;me comme un puits tr&egrave;s profond, qui lui causait une impossibilit&eacute; &agrave; s&rsquo;en approcher de plus pr&egrave;s, et se voyant tout arr&ecirc;t&eacute;e, sans avoir aucun moyen, comme hors d&rsquo;esp&eacute;rance, elle demeura l&agrave;, ne pouvant &ecirc;tre aid&eacute;e de soi-m&ecirc;me ni des cr&eacute;atures.&nbsp;Alors inopin&eacute;ment, sans qu&rsquo;elle s&rsquo;y attendit, notre seigneur J&eacute;sus Christ &eacute;tendit son bras et la prit en sa main, la tirant &agrave; soi ; elle se trouvant comme au milieu de cet ab&icirc;me, suspendue, tenue de cette divine main, son esprit commen&ccedil;a &agrave; regarder le danger o&ugrave; elle &eacute;tait, si notre seigneur la l&acirc;chait. Cette r&eacute;flexion d&rsquo;esprit sur ce p&eacute;ril lui fit voir un grand d&eacute;faut en elle, de craindre de la faiblesse en cette main pour la laisser tomber &eacute;tant toute puissante, ou qu&rsquo;il voulut la pr&eacute;cipiter &eacute;tant infiniment bon, et qu&rsquo;il la voulut perdre, &eacute;tant tout plein d&rsquo;amour pour elle. (...) Ainsi revenant &agrave; soi, elle connut en cette vision &ecirc;tre repr&eacute;sent&eacute; tout le chemin de la perfection &raquo;. (<em>Vie</em>, p.42) L&rsquo;exp&eacute;rience de la marche vers le Christ et de l&rsquo;ab&icirc;me permet de renvoyer &agrave; deux r&eacute;alit&eacute;s, le cheminement g&eacute;ographique en Espagne puis &agrave; travers les diff&eacute;rentes villes o&ugrave; Louise est ensuite appel&eacute;e &agrave; fonder des monast&egrave;res et l&rsquo;avancement spirituel, &laquo; chemin de la perfection &raquo; qu&rsquo;elle aurait donc exp&eacute;riment&eacute; avant de lire celui de Th&eacute;r&egrave;se d&rsquo;Avila. Rapport&eacute;e &agrave; sa biographe, l&rsquo;exp&eacute;rience est mise &agrave; la disposition des autres religieuses qui sont &agrave; leur tour invit&eacute;es &agrave; consid&eacute;rer l&rsquo;insuffisance de la cr&eacute;ature et l&rsquo;amour de Dieu, dans leur propre cheminement int&eacute;rieur et ext&eacute;rieur.</p> <p style="text-align: justify;">Par cons&eacute;quent, ces discours qu&rsquo;on lui ordonne de tenir sur ces &laquo; clart&eacute;s &raquo;, &laquo; lumi&egrave;res &raquo;, &laquo; gr&acirc;ces &raquo; re&ccedil;ues de Dieu doivent permettre la r&eacute;it&eacute;ration, dans un geste de pr&eacute;servation de l&rsquo;esprit primitif de l&rsquo;ordre et de m&eacute;moire continue. La 3<sup>e</sup>&nbsp;personne ne d&eacute;signe alors plus une figure individuelle, f&ucirc;t-ce une marionnette divine, mais &laquo; l&rsquo;&acirc;me &raquo; ou &laquo; l&rsquo;esprit &raquo;. Apr&egrave;s une communion, &laquo;&nbsp;son esprit se trouva comme une personne qui &eacute;tant jusques alors tenue d&rsquo;une autre par la main, serait laiss&eacute;e seule et sans aide ni aucun appui ; mais n&eacute;anmoins son esprit &eacute;tait tenu fortement et puissamment, sans divertissement, en ce n&eacute;ant, d&eacute;sappui et d&eacute;pendance&nbsp;totale de Dieu, laquelle disposition &eacute;tablissait l&rsquo;&acirc;me en une profonde humilit&eacute; et connaissance de ce qu&rsquo;elle est sans Dieu, &agrave; savoir un pur n&eacute;ant, et par cons&eacute;quent, la rendait capable et dispos&eacute;e &agrave; recevoir plus dignement l&rsquo;op&eacute;ration de la gr&acirc;ce, d&rsquo;autant qu&rsquo;il ne lui &eacute;tait plus possible de s&rsquo;en attribuer ni retenir chose aucune &agrave; elle-m&ecirc;me, ni apporter aucune r&eacute;sistance &agrave; Dieu, &eacute;tant toute an&eacute;antie et donnant vraiment lieu en soi au vrai &ecirc;tre, lequel commen&ccedil;a d&egrave;s lors &agrave; faire voir plus clairement en elle sa toute puissance, l&rsquo;&eacute;levant &agrave; telle sublimit&eacute; de ses dons et gr&acirc;ces sanctifiantes que lui seul les conna&icirc;t telles qu&rsquo;elles ont &eacute;t&eacute; &raquo; (<em>Vie</em>, p.20).&nbsp;Dans cette d&eacute;chirure du je, divis&eacute; entre la &laquo; personne &raquo;, &laquo; l&rsquo;esprit &raquo;, &laquo; l&rsquo;&acirc;me &raquo; et ce &laquo; vrai &ecirc;tre &raquo; qui l&rsquo;&eacute;l&egrave;ve jusqu&rsquo;&agrave; l&rsquo;inconnaissable et donc &agrave; l&rsquo;indicible, Louise a disparu au profit d&rsquo;une figure que peuvent investir toutes les religieuses. Par cette absence, la &laquo; transfiguration biographique&nbsp;&raquo; (Marin, 1993, p.153) peut d&egrave;s lors offrir &laquo;la condition de possibilit&eacute; de toutes les figures historiques de l&rsquo;institution &raquo;.&nbsp;Le r&eacute;cit de vie consiste en effet moins &agrave; repr&eacute;senter une vie pass&eacute;e, achev&eacute;e, qu&rsquo;&agrave; engager les lectrices &agrave; construire leur propre vie dans la continuit&eacute; d&rsquo;un mod&egrave;le qui s&rsquo;efface d&rsquo;autant plus que le retour aux origines doit autoriser l&rsquo;avenir de la communaut&eacute;. Aussi, si la&nbsp;<em>Vie</em>&nbsp;retrace une g&eacute;n&eacute;alogie, de la &laquo; s&eacute;raphique m&egrave;re sainte Th&eacute;r&egrave;se &raquo; &agrave; &laquo; notre v&eacute;n&eacute;rable m&egrave;re Louise de J&eacute;sus &raquo; en passant par &laquo; des premi&egrave;res m&egrave;res de l&rsquo;ordre &raquo; c&rsquo;est pour mieux atteindre &laquo; les &acirc;mes que sa divine bont&eacute; a par apr&egrave;s mises sous sa conduite &raquo; (<em>Vie</em>, p.93), y compris les lectrices donc. La vie offerte en mod&egrave;le est alors fondatrice en ce qu&rsquo;elle met en &eacute;vidence un incessant passage, d&rsquo;un temps &agrave; un autre, d&rsquo;un lieu &agrave; un autre, dans l&rsquo;&eacute;laboration d&rsquo;un m&ecirc;me esprit du carmel. Par cet effacement de toute individualit&eacute; au profit du mouvement divin, chaque carm&eacute;lite est invit&eacute;e &agrave; exp&eacute;rimenter ce n&eacute;ant et ainsi faire corps avec celle dont on pr&eacute;tend &eacute;crire l&rsquo;histoire pour mieux instituer un m&ecirc;me corps religieux.</p> <p style="text-align: justify;">Pour conclure, nous avons pu constater que l&rsquo;&eacute;criture des premi&egrave;res carm&eacute;lites fran&ccedil;aises s&rsquo;efforce d&rsquo;articuler une exp&eacute;rience singuli&egrave;re, celle de la vie de Louise de J&eacute;sus, avec la n&eacute;cessaire &eacute;laboration d&rsquo;une institution, celle du Carmel fran&ccedil;ais. Si la&nbsp;<em>Vie de la m&egrave;re Louise</em>, gr&acirc;ce au cercle restreint de diffusion, s&rsquo;octroie quelques libert&eacute;s avec le mod&egrave;le canonique de la &laquo; bonne religieuse &raquo;, elle reprend tout de m&ecirc;me la traditionnelle mise en sc&egrave;ne d&rsquo;une &eacute;criture &agrave; trois : Dieu, la religieuse an&eacute;antie et la scripteuse. Ce qui s&rsquo;y &eacute;nonce semble osciller constamment entre l&rsquo;&eacute;v&eacute;nement terrestre, ext&eacute;rieur, qui permet l&rsquo;instauration mat&eacute;rielle du Carmel en France et un autre &eacute;v&eacute;nement, spirituel, int&eacute;rieur, qui doit permettre la transmission d&rsquo;un esprit du Carmel. L&rsquo;enjeu pour les autrices est pourtant de parvenir &agrave; rendre &eacute;vidente la co&iuml;ncidence de ces deux r&eacute;alit&eacute;s, notamment en rendant visible cette vie int&eacute;rieure, et en sortant ce v&eacute;cu de son caract&egrave;re individuel pour en faire une figure assimilable par tous.&nbsp;&Agrave; ce titre, ces textes correspondent &agrave; la d&eacute;finition que Sophie Houdard (2001,&nbsp;p.196)&nbsp;donne de la &laquo; vie spirituelle comme genre &raquo; puisqu&rsquo;elle combine &laquo; une &eacute;criture qui fait de l&rsquo;int&eacute;riorit&eacute; son espace de r&eacute;f&eacute;rence et de l&rsquo;exp&eacute;rience singuli&egrave;re son objet tout en d&eacute;niant &agrave; ce m&ecirc;me sujet une quelconque position d&rsquo;autorit&eacute; et de subjectivation&nbsp;&raquo;. Cette &laquo; assomption d&rsquo;un langage qui dit les soustractions et les absences du moi &raquo; se porte donc &laquo; aux limites de la fronti&egrave;re linguistique&nbsp;&raquo; (Houdard, 2001,&nbsp;p.200), en ce que cette r&eacute;alit&eacute; transcendante ne peut &ecirc;tre dite qu&rsquo;&agrave; &laquo; demi-mots &raquo;, quand elle ne se r&eacute;v&egrave;le pas dans le silence d&rsquo;une parole impossible ou d&rsquo;un manuscrit d&eacute;truit.</p> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> <p><span style="color:#95a5a6;">_________________________________________________________________________________________________________________________________</span></p> <h3><strong>Bibliographie</strong></h3> <p style="text-align: justify;"><u><em>Sources</em></u></p> <ul> <li> <p style="text-align: justify;">&laquo; Abr&eacute;g&eacute; de la vie de la v&eacute;n&eacute;rable m&egrave;re Louise de J&eacute;sus &raquo;. In :&nbsp;<em>Fondations des Carm&eacute;lites r&eacute;form&eacute;es de France, en particulier du premier couvent de Paris</em>&nbsp;(1764 env.), 6 volumes manuscrits consult&eacute;s au carmel de Pontoise, tome 4 &laquo; D&ocirc;le &raquo;,&nbsp;88-162. Ces textes ont &eacute;t&eacute; repris dans les&nbsp;<em>Chroniques de l&rsquo;ordre des carm&eacute;lites de la r&eacute;forme de Sainte Th&eacute;r&egrave;se depuis leur introduction en France</em>&nbsp;(1846-1864),&nbsp;5 volumes.&nbsp;Troyes : Anner-Andr&eacute;.</p> </li> <li> <p style="text-align: justify;">Duval, A. (1621).&nbsp;<em>La Vie admirable de S&oelig;ur Marie de l&rsquo;Incarnation, religieuse converse en l&rsquo;Ordre de Notre Dame du Mont Carmel &amp; fondatrice d&rsquo;iceluy en France, appel&eacute;e au monde la Demoiselle Acarie</em>. Douay : B. Bellere.</p> </li> <li> <p style="text-align: justify;">Louise de J&eacute;sus (Jourdain) &nbsp;(1620).&nbsp;<em>Le Voyage d&rsquo;Espagne &eacute;crit de la main de la v&eacute;n&eacute;rable M&egrave;re Louise de J&eacute;sus, morte en odeur de saintet&eacute; dans notre monast&egrave;re des carm&eacute;lites de D&ocirc;le</em>, recompos&eacute; et publi&eacute; dans cinq num&eacute;ros de la revue&nbsp;<em>Carmel</em>&nbsp;de 1960/2 &agrave; 1961/2.</p> </li> <li> <p style="text-align: justify;">Th&eacute;r&egrave;se de J&eacute;sus (B&eacute;reur),&nbsp;<em>La Vie de la v&eacute;n&eacute;rable M&egrave;re Louise de J&eacute;sus, religieuse de l&rsquo;ordre de Notre Dame du mont Carmel selon la r&eacute;forme de Ste Th&eacute;r&egrave;se, escrite par une religieuse du mesme ordre par le commandement de ses sup&eacute;rieurs</em>, (entre 1628 et 1657), manuscrit du&nbsp;XVII<sup>e</sup>&nbsp;si&egrave;cle conserv&eacute; au Carmel de Flavignerot.</p> </li> </ul> <p style="text-align: justify;"><em><u>&Eacute;tudes</u></em></p> <ul> <li style="text-align: left;"> <p style="text-align: justify;">Auerbach, E. (1993). <em>Figura</em>&nbsp;[trad.&nbsp;par M. A.&nbsp;Bernier].&nbsp;Paris :&nbsp;Belin.</p> </li> <li> <p style="text-align: justify;">Duyck,&nbsp;Cl&eacute;ment (2020). Filiations familiales et spirituelles dans les Vies religieuses f&eacute;minines (France,&nbsp;XVII<sup>e</sup>&nbsp;si&egrave;cle).&nbsp;<em>XVII<sup>e</sup>&nbsp;si&egrave;cle</em>, no.&nbsp;3, 473-484.</p> </li> <li> <p style="text-align: justify;">Gimaret,&nbsp;A. (2013).&nbsp;Il y a plus de sagesse de se celer que de se publier. Enjeux et pratiques du secret dans les biographies spirituelles du&nbsp;XVII<sup>e</sup>&nbsp;si&egrave;cle en France. In :&nbsp;<em>Le Partage du secret.&nbsp;Cultures du d&eacute;voilement et de l&rsquo;occultation en Europe du Moyen Age &agrave; l&rsquo;&eacute;poque moderne</em>. Paris :&nbsp;Armand Colin, 432-448.</p> </li> <li> <p style="text-align: justify;">Henneau, M.-E. (2008). Femmes en qu&ecirc;te de r&ocirc;les dans l&rsquo;histoire du salut : biographies de religieuses et religieuses biographes. In :&nbsp;Steinberg, S.,&nbsp;Arnould, J.-C. (dir.),&nbsp;<em>Les Femmes et l&rsquo;&eacute;criture de l&rsquo;histoire, 1400-1800</em>. Mont-Saint-Aignan :&nbsp;Presses universitaires de Rouen et du Havre,&nbsp;219-229.</p> </li> <li> <p style="text-align: justify;">Houdard, S. (2001). Les auteurs mystiques et la pens&eacute;e du dehors. In :&nbsp;<em>Une histoire de la &laquo;fonction-auteur&raquo; est-elle possible ?</em>, Actes du Colloque ENS Fontenay-Saint-Cloud, mai 2000, organis&eacute; par N. Jacques-Lef&egrave;vre et F. Regard.&nbsp;Saint- &Eacute;tienne :&nbsp;Publications de l&#39;Universit&eacute;́ de Saint- &Eacute;tienne, 193-218.</p> </li> <li> <p style="text-align: justify;">--- (2008).&nbsp;<em>Les Invasions mystiques</em>. Paris :&nbsp;Les Belles Lettres.</p> </li> <li> <p style="text-align: justify;">Hours, B. (2017).&nbsp;De la lecture au Carmel. France&nbsp;XVII<sup>e</sup>-XVIII<sup>e</sup>&nbsp;si&egrave;cles. In :&nbsp;Henryot, F., Martin P. (dir.),&nbsp;<em>Les Femmes dans le clo&icirc;tre et la lecture (XVII<sup>e</sup>-XIX<sup>e</sup>&nbsp;si&egrave;cles). </em>Paris,&nbsp;Beauchesne, 627-649.</p> </li> <li> <p style="text-align: justify;">Le Brun, J. (2013). <em>S&oelig;ur et amante. Les biographies spirituelles f&eacute;minines du&nbsp;XVII<sup>e</sup>&nbsp;si&egrave;cle</em>. Gen&egrave;ve :&nbsp;Droz.</p> </li> <li> <p style="text-align: justify;">Marin, L. (1993). Biographie et fondation.&nbsp;<em>Esprit</em>, no. 12,&nbsp;141-156.</p> </li> <li> <p style="text-align: justify;">--- (1999).&nbsp;<em>L&rsquo;&Eacute;criture de soi</em>. Paris :&nbsp;Puf.</p> </li> <li> <p style="text-align: justify;">Orcibal, J. (1959).<em> La Rencontre du Carmel th&eacute;r&eacute;sien avec les mystiques du Nord</em>. Paris :&nbsp;Puf.&nbsp;</p> </li> <li> <p style="text-align: justify;">Poutrin, I. (1995).&nbsp;<em>Le Voile et la plume. Autobiographie et saintet&eacute; f&eacute;minine dans l&rsquo;Espagne moderne</em>. Madrid :&nbsp;Casa de Vel&aacute;zquez.</p> </li> <li> <p style="text-align: justify;">Morgain, S. (1995).&nbsp;<em>Pierre de B&eacute;rulle et les carm&eacute;lites de France : la querelle du gouvernement (1583-1629)</em>. Paris : Editions du Cerf.</p> </li> </ul> <h3>&nbsp;</h3> <h3><strong>Notes</strong></h3> <p><sup><a href="#n1t" name="n1n">1</a></sup>&nbsp;Sur cette question du travail de mise en conformit&eacute; de la vie de Mme Acarie par Duval, voir Houdard (2008), en particulier le chapitre II &laquo; Les &ldquo;mani&egrave;res &eacute;trang&egrave;res&rdquo; : l&rsquo;&eacute;preuve de la rencontre &raquo;.</p> <p><sup><a href="#n2t" name="n2n">2</a></sup>&nbsp;Louise de J&eacute;sus est n&eacute;e Louise Gallois le 19 novembre 1569 &agrave; Paris. &Agrave; 20 ans, elle &eacute;pouse Guillaume Jourdain avec qui elle a quatre enfants. Veuve &agrave; 28 ou 29 ans, elle ressent l&rsquo;appel de Dieu auquel elle r&eacute;siste au moins deux ans pour pouvoir s&rsquo;occuper de ses enfants. Elle se place sous la direction du p&egrave;re Pacifique, rejoint une assembl&eacute;e de filles d&eacute;votes r&eacute;unies &agrave; Paris et songe un temps &agrave; devenir capucine. Apr&egrave;s avoir lu les &oelig;uvres de Th&eacute;r&egrave;se d&rsquo;Avila nouvellement traduites et imprim&eacute;es, elle re&ccedil;oit sa vocation de &laquo; th&eacute;r&eacute;sienne &raquo;. Gr&acirc;ce &agrave; son confesseur, elle entre alors en relation avec Mme Acarie qui s&rsquo;est engag&eacute;e &agrave; installer le Carmel th&eacute;r&eacute;sien en France. Elle rejoint la petite congr&eacute;gation Sainte Genevi&egrave;ve dont elle accepte, tant bien que mal, de prendre la direction avant de partir, en septembre 1603, pour l&rsquo;Espagne qu&eacute;rir des carm&eacute;lites espagnoles proches de Th&eacute;r&egrave;se d&rsquo;Avila aux c&ocirc;t&eacute;s de Jean de Br&eacute;tigny puis B&eacute;rulle. D&egrave;s son retour &agrave; Paris en octobre 1604, elle prend l&rsquo;habit et seconde la m&egrave;re Anne de J&eacute;sus dans ses premi&egrave;res fondations fran&ccedil;aises. Elle prononce ses v&oelig;ux le 19 ou 20 novembre 1605 &agrave; Pontoise puis part pour Dijon, o&ugrave; elle devient en 1607 la premi&egrave;re prieure fran&ccedil;aise. Par la suite, elle fonde les monast&egrave;res de Chalon-sur-Sa&ocirc;ne (1610), D&ocirc;le (1614) et Besan&ccedil;on (1616) et meurt &agrave; D&ocirc;le le 29 f&eacute;vrier 1628.</p> <p style="text-align: justify;"><sup><a href="#n3t" name="n3n">3</a></sup>&nbsp;Le corpus est donc constitu&eacute; de trois textes, par ordre chronologique :</p> <ul> <li> <p style="text-align: justify;">Louise de J&eacute;sus (Jourdain) (1620).&nbsp;<em>Le Voyage d&rsquo;Espagne &eacute;crit de la main de la v&eacute;n&eacute;rable M&egrave;re Louise de J&eacute;sus, morte&nbsp;en odeur de saintet&eacute; dans notre monast&egrave;re des carm&eacute;lites de D&ocirc;le</em>&nbsp;, publi&eacute; dans 5 num&eacute;ros de la revue&nbsp;<em>Carmel</em>, de 1960/2 &agrave; 1961/2.</p> </li> <li> <p style="text-align: justify;">Th&eacute;r&egrave;se de J&eacute;sus (B&eacute;reur),<em>&nbsp;La Vie de la v&eacute;n&eacute;rable M&egrave;re Louise de J&eacute;sus, religieuse de l&rsquo;ordre de Notre Dame du mont Carmel selon la r&eacute;forme de Ste Th&eacute;r&egrave;se, escrite par une religieuse du mesme ordre par le commandement de ses sup&eacute;rieurs</em>, (compos&eacute;e entre 1628 et 1657), manuscrit du&nbsp;XVII<sup>e</sup>&nbsp;si&egrave;cle conserv&eacute; au Carmel de Flavignerot.</p> </li> <li> <p style="text-align: justify;">L&rsquo; &laquo; Abr&eacute;g&eacute; de la vie de la v&eacute;n&eacute;rable m&egrave;re Louise de J&eacute;sus &raquo;, dans les&nbsp;<em>Fondations des Carm&eacute;lites r&eacute;form&eacute;es de France, en particulier du premier couvent de Paris</em>&nbsp;(1764 env.), tome 4, &laquo; D&ocirc;le &raquo;, 88-162, manuscrits consult&eacute;s au carmel de Pontoise.</p> </li> </ul> <p style="text-align: justify;">Afin d&rsquo;en rendre plus ais&eacute;e la lecture, nous indiquerons l&rsquo;origine des citations de ces textes dans le corps de l&rsquo;article, r&eacute;servant les notes de fin aux sources secondaires.</p> <p style="text-align: justify;"><sup><a href="#n4t" name="n4n">4</a></sup>&nbsp;Il ne s&rsquo;agira donc pas d&rsquo;&eacute;tablir un &eacute;tat des lieux des biographies spirituelles du&nbsp;XVII<sup>e</sup>&nbsp;si&egrave;cle (nous renvoyons pour cela aux travaux de Marie-Elisabeth Henneau, Jacques Le Brun, Isabelle Poutrin et beaucoup d&rsquo;autres), ni m&ecirc;me de distinguer l&rsquo;&eacute;criture carm&eacute;litaine des autres &eacute;critures religieuses ou profanes de ce premier&nbsp;XVII<sup>e</sup>&nbsp;si&egrave;cle mais seulement d&rsquo;&eacute;tudier un corpus manuscrit afin d&rsquo;observer les m&eacute;canismes d&rsquo;&eacute;criture mis en place. Ces textes, pour &ecirc;tre d&eacute;laiss&eacute;s par les &eacute;tudes litt&eacute;raires, ne d&eacute;m&eacute;ritent pourtant pas par leur discr&eacute;tion et il est possible qu&rsquo;on aille un peu vite en &eacute;crivant, comme c&rsquo;est r&eacute;guli&egrave;rement le cas, que ces textes &eacute;chappent &agrave; toute censure si l&rsquo;on prend en consid&eacute;ration les proc&eacute;d&eacute;s d&rsquo;autocensure et de corrections pratiqu&eacute;s par les diff&eacute;rentes religieuses susceptibles d&rsquo;avoir ces textes en main.</p> <p style="text-align: justify;"><sup><a href="#n5t" name="n5n">5</a></sup>&nbsp;Sur ce point, nous renvoyons aux &eacute;crits de Le Brun, notamment&nbsp;Le Brun (2013).</p> <p style="text-align: justify;"><sup><a href="#n6t" name="n6n">6</a></sup>&nbsp;Nous reprenons le terme &agrave; Marin (1999, p.139). Il nous para&icirc;t en effet important d&rsquo;insister sur cette transmission orale qui semble avoir la pr&eacute;f&eacute;rence des carm&eacute;lites : l&rsquo;&eacute;crit para&icirc;t souvent secondaire et objet de d&eacute;bats.</p> <p style="text-align: justify;"><sup><a href="#n7t" name="n7n">7</a></sup>&nbsp;On pourrait penser aux pages que Fran&ccedil;ois de Sales &eacute;crit aux &eacute;poux dans sa volont&eacute; de diffuser un mod&egrave;le de d&eacute;votion civile (voir&nbsp;<em>L&rsquo;Introduction &agrave; la vie d&eacute;vote</em>,&nbsp;partie&nbsp;III, chapitre 38). Mais il s&rsquo;agit ici d&rsquo;un texte avant tout destin&eacute; &agrave; des religieuses : plut&ocirc;t que d&rsquo;encourager ou confirmer une d&eacute;votion dans le monde, il viserait probablement davantage &agrave; rassurer les vocations tardives et &agrave; proposer un autre mod&egrave;le de perfection que celui de la religieuse experte en d&eacute;votion d&egrave;s le berceau.</p> <p style="text-align: justify;"><sup><a href="#n8t" name="n8n">8</a></sup>&nbsp;Si l&rsquo;ordre du Carmel se place sous la protection de la Vierge (point qui fait dire &agrave; Louise qu&rsquo;il serait ind&eacute;cent qu&rsquo;elle soit la premi&egrave;re &agrave; y entrer), le motif de la maternit&eacute; y tient une place tr&egrave;s importante.</p> <p style="text-align: justify;"><sup><a href="#n9t" name="n9n">9</a></sup>&nbsp;Pour le dire tr&egrave;s rapidement, les tensions internes au carmel &agrave; l&rsquo;&eacute;poque peuvent se situer sur deux plans : spirituellement, le carmel fran&ccedil;ais est tiraill&eacute; entre l&rsquo;h&eacute;ritage des mystiques nordiques ou rh&eacute;no-flamandes et la spiritualit&eacute; espagnole ; institutionnellement, la Ligue et les guerres de religion ayant compliqu&eacute; la relation d&rsquo;Henri&nbsp;IV&nbsp;avec l&rsquo;Espagne, celui-ci accepte la venue des carm&eacute;lites mais refuse la venue des carmes, les carm&eacute;lites sont donc plac&eacute;es sous la direction de trois pr&ecirc;tres (Gallemant, Duval, et B&eacute;rulle). En 1611, les carmes s&rsquo;installent &agrave; Paris et la question se pose alors pour les carm&eacute;lites de conserver les directeurs fix&eacute;s par la bulle de fondation ou de se placer sous la direction des carmes. Au milieu de ces querelles, on observe une crispation autour des textes fondateurs de Th&eacute;r&egrave;se que les carm&eacute;lites espagnoles souhaitent respecter scrupuleusement alors qu&rsquo;ils sont r&eacute;guli&egrave;rement relus voire modifi&eacute;s au gr&eacute; des circonstances. Sur le premier point, nous renvoyons &agrave; l&rsquo;&eacute;tude de Orcibal (1959) ou plus r&eacute;cemment &agrave; Houdard (2008). Sur les tensions plus institutionnelles, voir Morgain (1995).</p> <p style="text-align: justify;"><sup><a href="#n10t" name="n10n">10</a></sup>&nbsp;Andr&eacute; Duval, par exemple, explique d&egrave;s l&rsquo;avis au lecteur de sa&nbsp;Vie admirable de soeur Marie de l&rsquo;Incarnation&nbsp;: &laquo; Lesquels me voudront blasmer de ce que je la qualifie souvent du nom de bien-heureuse, &amp; quelquesfois de saincte mais je les advertis que je n&rsquo;use de ce mot, sinon pour monstrer sa m&eacute;moire estre bien-heureuse dans le public, qu&rsquo;elle a vescu heureusement, &amp; est morte de mesme, &amp; qu&rsquo;apres sa mort Dieu a donn&eacute; des tesmoignages fort &eacute;videns de sa beatitude, n&rsquo;entendant pas que pour cela on la tienne saincte ou beatifi&eacute;e, ny qu&rsquo;on la prie publiquement en l&rsquo;&Eacute;glise. Je s&ccedil;ay bien qu&rsquo;en telles affaires la declaration du Pape doit necessairement intervenir, &amp; que ce seroit temerit&eacute; &amp; mesme sacrilege de le faire auparavant : mais puisque l&rsquo;Escriture appelle bienheureux les pauvres d&rsquo;affection, ceux qui pleurent en terre, qui sont persecutez pour la justice, &amp; finalement ceux qui meurent au Seigneur ; cette ame saincte ayant reluy en toutes ces vertus jusques au dernier periode de sa vie, je ne puis estre repris de parler le langage de l&rsquo;Escriture. &raquo; Le manuscrit de la&nbsp;Vie de Louise de J&eacute;sus&nbsp;par Th&eacute;r&egrave;se de J&eacute;sus pr&eacute;cise &eacute;galement : &laquo; Au reste ceux qui liront cette histoire seront advertis, que nous ne donnons la qualit&eacute; de Bienheureuse &agrave; nostre Venerable Soeur Marie de l&#39;Incarnation, sinon conform&eacute;ment &agrave; la voix du peuple, et nonpas qu&#39;elle soit canonis&eacute;e ou B&eacute;atifi&eacute;e par le Saint-Siege : comme aussi que nous ne pretendons d&#39;eux en ce narr&eacute; autre foy qu&#39;une foy humaine, telle neanmoins que la charit&eacute; chrestienne demande estre adioust&eacute;e &agrave; personnes qui aimeroient mieux mourir que mentir. &raquo; Le texte du&nbsp;Voyage en Espagne&nbsp;ne pr&eacute;cise rien de tel.</p> <p style="text-align: justify;"><sup><a href="#n11t" name="n11n">11</a></sup>&nbsp;Louise de J&eacute;sus, &laquo; Lettre &agrave; B&eacute;rulle &raquo;, publi&eacute;e dans la revue&nbsp;<em>Carmel</em>, 1961/2, p. 152-153.</p> <p>&nbsp;</p> <h3><strong><sup><a href="#n*t" name="n*n">*</a></sup> Biographie&nbsp;</strong></h3> <p style="text-align: justify;">Sandra Carabin enseigne les lettres modernes dans le secondaire tout en pr&eacute;parant une th&egrave;se consacr&eacute;e &agrave; l&rsquo;&eacute;criture des premi&egrave;res carm&eacute;lites fran&ccedil;aises au d&eacute;but du&nbsp;XVII<sup>e</sup>&nbsp;si&egrave;cle &agrave; l&rsquo;universit&eacute; Paul-Val&eacute;ry Montpellier 3. Le choix d&rsquo;un tel corpus permet l&rsquo;&eacute;tude de textes manuscrits, &eacute;crits par et pour des religieuses : il s&rsquo;agit d&rsquo;interroger ce que ces textes ont &agrave; r&eacute;v&eacute;ler des modes d&rsquo;expression dont disposaient ces femmes pour dire une relation &agrave; Dieu, de la construction d&rsquo;un espace permettant une relative libert&eacute; de parole &agrave; la transmission d&rsquo;un esprit primitif de l&rsquo;ordre qui doit pouvoir trouver les mots pour se dire.</p>