<p align="JUSTIFY">Je me pr&eacute;sente, je m&#39;appelle Martine, j&#39;ai 66 ans. Retrait&eacute;e. Je viens contribuer aux &eacute;tudes faites sur les travailleurs sociaux et d&eacute;crire le monde des biffins que j&#39;ai c&ocirc;toy&eacute; depuis mon plus jeune &acirc;ge. J&#39;ai grandi dans des familles d&#39;accueil jusqu&#39;&agrave; l&#39;&acirc;ge de 12 ans. Apr&egrave;s avoir quitt&eacute; l&#39;enfermement et la violence, la souffrance et la maltraitance psychologique, rest&eacute;es sourdes aux travailleurs sociaux, &agrave; l&#39;&eacute;cole publique, aux voisins... J&#39;ai d&eacute;cid&eacute; que ma vie ne pouvait pas continuer ainsi. La fugue fut ma seule issue de secours. C&#39;est ainsi que j&#39;ai rejoins le monde des biffins dans les ann&eacute;es 70. La famille, comme on disait ! Et moi, je me sentais bien dans cette famille, m&ecirc;me si la rue &eacute;tait tra&icirc;tre. Elle m&#39;aidait &agrave; survivre en fouillant dans les poubelles, &agrave; trouver &agrave; manger, &agrave; trouver des objets que je pourrais revendre sur les march&eacute;s des biffins, &agrave; Montreuil, &agrave; Villejuif, &agrave; porte de Montmartre.</p> <p align="JUSTIFY">Il m&#39;&eacute;tait plaisant d&#39;aller vendre les objets r&eacute;cup&eacute;r&eacute;s dans les poubelles la semaine et d&#39;&eacute;taler mes trouvailles le week-end ; les samedis, dimanches, lundis, jours des march&eacute;s aux puces. Quand un jour, n&#39;ayant plus le sou, les services sociaux sont venus m&#39;enlever mon tr&eacute;sor, mon fils. Ma vie a bascul&eacute;. Ils m&#39;ont expliqu&eacute; qu&#39;ils allaient le transf&eacute;rer &agrave; Saint Vincent de Paul et qu&#39;il me faudrait beaucoup de courage pour le r&eacute;cup&eacute;rer. Je suis rest&eacute;e seule sur le banc, ma poitrine a explos&eacute; sous les sanglots, ils m&#39;ont pris mon b&eacute;b&eacute;. J&#39;ai eu beau crier, &ccedil;a n&#39;a rien chang&eacute;. J&#39;avais 17 ans, mineure &agrave; cette &eacute;poque. La majorit&eacute; &eacute;tait &agrave; 21 ans. Avec le recul, je me demande encore comment ils ont pu me laisser seule, l&agrave;, dans le n&eacute;ant.</p> <h2 align="JUSTIFY">&nbsp;</h2> <h2 align="JUSTIFY"><span style="color:#8e44ad;">J&#39;ai d&eacute;cid&eacute; de ne compter </span></h2> <h2 align="JUSTIFY"><span style="color:#8e44ad;">que sur moi-m&ecirc;me</span></h2> <p align="JUSTIFY">Mais je me suis souvenue que quelques ann&eacute;es avant, quand j&#39;&eacute;tais &agrave; l&#39;assistance publique, ils ne m&#39;avaient pas non plus sauv&eacute;e. J&#39;ai d&eacute;cid&eacute;, &agrave; partir de ce jour de ne compter que sur moi-m&ecirc;me. Que je n&#39;avais rien &agrave; attendre de ces gens-l&agrave; ! Il m&#39;a fallu fouiller, vendre, trouver du travail pour subsister &agrave; ce monde d&#39;adultes qui n&#39;h&eacute;sitait pas &agrave; m&#39;exploiter pour des heures de m&eacute;nage contre un bout de pain et une chambre de bonne. Je continuais &agrave; me rendre sur les march&eacute;s pour retrouver mes copains de fortune. La famille ! Comme on disait ! On se rassemblait, c&#39;&eacute;tait rassurant. Et au fil des ann&eacute;es, les march&eacute;s biffins qui faisaient partie du d&eacute;cor des puces, se fondaient dans des endroits attenant aux puces, ne d&eacute;rangeant personne. Biffins, brocanteurs, chineurs, acheteurs, tout ce petit monde vivaient en harmonie. Et personne n&#39;y voyait &agrave; redire.</p> <p align="JUSTIFY">Puis, un jour, la police a &eacute;t&eacute; de plus en plus pr&eacute;sente. Elle a commenc&eacute; &agrave; nous gazer, nous distribuer des amendes, confisquer nos objets. Apr&egrave;s plusieurs gardes &agrave; vue, nous avons d&eacute;cid&eacute; qu&#39;il fallait agir. C&#39;est ainsi que nous avons cr&eacute;&eacute; l&#39;association Sauve Qui Peut. S&#39;en est suivi des heures de r&eacute;unions, de rassemblements, manifestations... La classe politique, les &eacute;lus de certaines mairies sont intervenus... Les contres, les pours, les journalistes, les m&eacute;dias, les chercheurs, les riverains... Nous, les biffins, nous d&eacute;fendions et revendiquions le fait que notre activit&eacute; &eacute;tait d&#39;utilit&eacute; publique. Qu&#39;elle contribuait &agrave; sauver des objets de la poubelle, en les recyclant apr&egrave;s les avoir restaur&eacute;s, nettoy&eacute;s, r&eacute;par&eacute;s... Sans oublier que les march&eacute;s biffins sont un terrain de sociabilit&eacute;, d&#39;&eacute;changes, de partage, d&#39;&eacute;coute, de moments chaleureux, de f&ecirc;tes...</p> <h2 align="JUSTIFY">&nbsp;</h2> <h2 align="JUSTIFY"><span style="color:#8e44ad;">Le droit de rester libre</span></h2> <p align="JUSTIFY">Apr&egrave;s des heures et des jours de lutte, en Octobre 2019, &agrave; l&#39;occasion d&#39;une &eacute;ni&egrave;me r&eacute;union &agrave; la mairie du 18<sup>&egrave;me</sup> arrondissement, on nous a annonc&eacute; et pr&eacute;sent&eacute; l&#39;association Aurore qui nous explique le protocole, que, d&eacute;sormais nous devrons suivre. Pr&eacute;senter nos papiers, d&eacute;crire et parler de notre situation et, si celle-ci correspondait &agrave; leurs crit&egrave;res, nous aurions peut-&ecirc;tre une chance... Un carr&eacute; biffin de 1 m&egrave;tre sur 1 m&egrave;tre avec un num&eacute;ro (num&eacute;ro d&#39;&eacute;crou) pour moi ! Une carte &eacute;pingl&eacute;e sur nos v&ecirc;tements pour nous identifier... Pendant tous les week-ends, du samedi au lundi nous serions encadr&eacute;s par des travailleurs sociaux. Horreur ! Je n&#39;avais jamais imagin&eacute; cette situation. Les autres non plus, d&#39;ailleurs. Nous sommes rest&eacute;s l&agrave;, abasourdis de cette d&eacute;cision. Nous r&ecirc;vions de continuer notre activit&eacute;, peut-&ecirc;tre avec quelques modifications mais avec l&#39;espoir de rester libres. Nous &eacute;tions convaincus qu&#39;une auto-gestion &eacute;tait possible. Nous l&#39;avons d&#39;ailleurs d&eacute;montr&eacute;, discut&eacute;, prouv&eacute;. Mais rien &agrave; faire, les politiques et les acteurs en avaient d&eacute;cid&eacute; autrement. Les travailleurs sociaux &eacute;taient d&eacute;j&agrave; l&agrave;, &agrave; distribuer les fiches d&#39;inscription. Je n&#39;en croyais pas mes yeux, tout &ccedil;a pour &ccedil;a. Ils nous ont menti, cach&eacute; la v&eacute;rit&eacute; pendant des mois. J&#39;ai cri&eacute;, pleur&eacute;, revendiqu&eacute; le droit de rester libre.</p> <p align="JUSTIFY">Aujourd&rsquo;hui, il me reste mon r&ecirc;ve de biffine, me d&eacute;pla&ccedil;ant de quartiers en quartiers, comme le faisait les vendeuses de Quatre saisons, poussant ma charrette, criant aux passants de venir voir mon &eacute;tal bien garni d&#39;objet r&eacute;cup&eacute;r&eacute;s, sauv&eacute;s des poubelles. Il me reste aussi la nostalgie des march&eacute;s o&ugrave; les week-ends &eacute;taient des jours de f&ecirc;te. J&#39;ai eu l&#39;impression que l&#39;on m&#39;arrachait une deuxi&egrave;me fois l&#39;occasion de vivre ma vie. Le march&eacute; biffin, c&#39;&eacute;tait ma vie, mon b&eacute;b&eacute;. Une fois de plus, ils me l&#39;ont enlev&eacute;e.</p> <p>&nbsp;</p>