<h2><span style="color:#8e44ad;">La d&eacute;couverte</span></h2> <p>Lorsque l&rsquo;on m&rsquo;a parl&eacute; pour la premi&egrave;re fois de la biffe comme activit&eacute; principale, j&rsquo;&eacute;tais en poste dans une mission exp&eacute;rimentale de maraude autour du p&eacute;riph&eacute;rique parisien. Exp&eacute;rimentale parce que financ&eacute;e &agrave; 100% par des fonds priv&eacute;s afin de faire un diagnostic aupr&egrave;s des habitants du p&eacute;riph&eacute;rique parisien, jusque-l&agrave; sous les radars des maraudes d&rsquo;intervention sociale.&nbsp;</p> <p>J&rsquo;avais auparavant travaill&eacute; au sein de maraude d&rsquo;intervention sociale parisienne. Quelques personnes revendaient des objets de seconde main devant le centre Pompidou. Nous rencontrions certaines d&rsquo;entre elles lors des maraudes. Cette activit&eacute; &eacute;tait un pr&eacute;texte &agrave; la discussion, &agrave; la cr&eacute;ation du lien. L&rsquo;activit&eacute; &eacute;conomique, comme la manche ou des petits services rendus &agrave; des commer&ccedil;ants, n&rsquo;&eacute;tait pas prise en compte dans l&rsquo;accompagnement social que nous proposions qui consistait &agrave; ouvrir des droits sociaux et &agrave; demander des mises &agrave; l&rsquo;abri. Ces activit&eacute;s informelles &eacute;taient invisibles pour les travailleurs sociaux et la mission de l&rsquo;intervention de l&rsquo;association comme des leviers &agrave; un accompagnement potentiel. Le travail social &eacute;tait construit autour d&rsquo;une &laquo;&nbsp;r&eacute;duction des risques&nbsp;&raquo; de la vie &agrave; la rue via des activit&eacute;s d&rsquo;aller-vers et une gestion de l&rsquo;attente li&eacute;e &agrave; la p&eacute;nurie de places de mise &agrave; l&rsquo;abri adapt&eacute;es pour les personnes.&nbsp;</p> <p>La mission exp&eacute;rimentale de maraude p&eacute;riph&eacute;rique a &eacute;t&eacute; construite autour du constat que les personnes vivant aux abords du p&eacute;riph&eacute;rique construisaient leurs propres habitations&nbsp;; et de l&rsquo;hypoth&egrave;se qu&rsquo;elles seraient donc plus en capacit&eacute;&nbsp;d&rsquo;acc&eacute;der &agrave; un logement autonome. La philosophie qu&rsquo;entourait cette mission &eacute;tait de partir des demandes des personnes pour construire, avec les volontaires, des sorties de rue adapt&eacute;es &agrave; leurs envies. Cette philosophie d&rsquo;action supposait de ne pas s&rsquo;arr&ecirc;ter au simple acc&egrave;s au logement social et d&rsquo;&ecirc;tre innovant dans la construction de sorties de rue, alternatives. Cette d&eacute;marche et la libert&eacute; d&rsquo;action dues au financement priv&eacute; nous ont permis, &agrave; mon coll&egrave;gue et moi, d&rsquo;avoir le temps de la rencontre et de ne pas &ecirc;tre dans du &laquo;&nbsp;faire.&nbsp;&raquo;&nbsp;&nbsp;</p> <p>Ainsi, les personnes que nous rencontrions avaient, pour une majorit&eacute;, construit leur habitation. Ce territoire, &eacute;loign&eacute; de la ville, des commerces, permettait une certaine tranquillit&eacute; (si on oublie le bruit de la circulation et la pollution) &agrave; ces habitants. Moins sujets aux &eacute;victions, ils pouvaient s&rsquo;installer, habiter dans un endroit plut&ocirc;t s&eacute;curis&eacute;.&nbsp;</p> <p>Nous avons alors rencontr&eacute; plusieurs personnes faisant &laquo;&nbsp;la biffe&nbsp;&raquo;, cette activit&eacute; de r&eacute;cup&eacute;ration-revente de mat&eacute;riaux et objets de seconde main. Avoir un lieu fixe, avec un espace de stockage, leur permettait de d&eacute;velopper cette activit&eacute; &eacute;conomique de mani&egrave;re r&eacute;guli&egrave;re. Au fil des discussions; certains d&rsquo;entre eux nous ont parl&eacute; de la difficult&eacute; de vendre sur des march&eacute;s informels, &agrave; cause de la r&eacute;pression polici&egrave;re parfois violente. D&rsquo;autres nous ont parl&eacute; de march&eacute;s formels, organis&eacute;s par la mairie &agrave; porte de Vanves et par une association &agrave; Montreuil. Nous nous y sommes rendus afin de comprendre le mode de fonctionnement de ces march&eacute;s. Par la suite, nous avons pu orienter certaines personnes vers ces march&eacute;s formels afin qu&rsquo;elles b&eacute;n&eacute;ficient d&rsquo;un cadre s&eacute;curis&eacute; pour exercer cette activit&eacute; de r&eacute;cup&eacute;ration-revente.&nbsp;</p> <p>Cette activit&eacute; peut &ecirc;tre chronophage puisqu&rsquo;elle n&eacute;cessite des temps de travail d&eacute;cal&eacute;s (t&ocirc;t le matin, en soir&eacute;e) pour r&eacute;cup&eacute;rer les objets ou mat&eacute;riaux dans la rue, les poubelles. Nous nous sommes donc adapt&eacute;s pour fixer des rendez-vous en fonction de leurs disponibilit&eacute;s. Le travail de proximit&eacute; que l&rsquo;on effectuait permettait cette flexibilit&eacute;. Et puis, nous &eacute;tions d&rsquo;une certaine mani&egrave;re d&rsquo;&eacute;gale &agrave; &eacute;gale, elle travaillait, je travaillais, nous avions tout deux des emplois du temps &agrave; faire co&iuml;ncider.&nbsp;</p> <p>De m&ecirc;me, j&rsquo;ai pu constater que les revenus d&eacute;gag&eacute;s de cette activit&eacute; dite informelle rendaient les personnes moins d&eacute;pendantes aux aides sociales, aux distributions alimentaires. Ils leur permettaient d&rsquo;&eacute;lever leur niveau de vie, certes encore tr&egrave;s pr&eacute;caire. Elle leur permettait d&rsquo;avoir plus de choix alimentaire et vestimentaire. Ainsi, les orientations que l&rsquo;on pouvait faire (aide financi&egrave;re, orientation vers des vestiaires, des aides alimentaires) venaient en compl&eacute;ment de cette &eacute;conomie. Il en r&eacute;sulte que les personnes se trouvaient moins d&eacute;pendantes des aides et des travailleurs sociaux. Nous avions moins &agrave; g&eacute;rer d&rsquo;urgences alimentaires et financi&egrave;res et pouvions nous concentrer sur les d&eacute;marches d&rsquo;acc&egrave;s aux droits.&nbsp;</p> <p>Pour autant, l&rsquo;activit&eacute; de &laquo;&nbsp;biffe&nbsp;&raquo; n&rsquo;&eacute;tait pas prise en compte lors des projets de sortie de rue. En effet, informelle, cette activit&eacute; ne permet pas d&rsquo;y attacher des droits permettant la constitution d&rsquo;un dossier d&rsquo;acc&egrave;s au logement (fiche de paie, contrat de travail, s&eacute;curit&eacute; sociale, prime d&rsquo;activit&eacute; d&eacute;livr&eacute;e par la CAF en compl&eacute;ment de ressource). La formalisation de l&rsquo;activit&eacute; par la cr&eacute;ation d&rsquo;une auto-entreprise ou d&rsquo;un autre statut n&rsquo;a jamais &eacute;t&eacute; &eacute;voqu&eacute;e, ni par nous, ni par eux.&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <h2><span style="color:#8e44ad;">Au c&oelig;ur d&rsquo;un march&eacute; des biffins</span></h2> <p>C&rsquo;est lors d&rsquo;un poste de travailleuse sociale au sein d&rsquo;un march&eacute; formel de r&eacute;cup&eacute;rateurs-vendeurs que j&rsquo;ai pu mieux comprendre qui &eacute;taient &laquo;&nbsp;les biffins&nbsp;&raquo;, leurs histoires, leurs luttes et leurs difficult&eacute;s pour se construire une place dans un espace socio-&eacute;conomique dont ils &eacute;taient exclus.&nbsp;</p> <p>Ce march&eacute;, g&eacute;r&eacute; par une association d&rsquo;intervention sociale et financ&eacute; enti&egrave;rement par une mairie est n&eacute; d&rsquo;une lutte. Un mouvement de revendications de biffins, de sympathisants et d&rsquo;habitants du quartier s&rsquo;&eacute;tait cr&eacute;&eacute;e &agrave; la suite d&rsquo;une r&eacute;pression polici&egrave;re de plus en plus fr&eacute;quente et de plus en plus violente. Ce bras de fer de trois ans avec la Mairie avait abouti &agrave; la cr&eacute;ation d&rsquo;un &laquo;&nbsp;march&eacute; formel&nbsp;&raquo; de 100 places, sous un pont, sur trois jours o&ugrave; les biffins &eacute;taient autoris&eacute;s &agrave; vendre leurs marchandises sans crainte d&rsquo;une verbalisation ou d&rsquo;une r&eacute;pression.&nbsp;&nbsp;La gestion de ce march&eacute; n&rsquo;a pas &eacute;t&eacute; confi&eacute;e &agrave; l&rsquo;association cr&eacute;&eacute;e &agrave; la suite de ce mouvement de revendication, qui souhaitait une auto-gestion du march&eacute;. Elle a &eacute;t&eacute; confi&eacute;e &agrave; une association d&rsquo;action sociale. Ainsi, des postes d&rsquo;agents d&rsquo;accueil et de s&eacute;curit&eacute;, de travailleurs sociaux et de chef de service ont &eacute;t&eacute; cr&eacute;&eacute;s. Il en a r&eacute;sult&eacute; des tensions entre la Mairie, les travailleurs sociaux et les biffins. L&rsquo;&eacute;cart entre ce qui &eacute;tait d&eacute;fendu et l&rsquo;assignation au statut de &quot;b&eacute;n&eacute;ficiaire&quot; d&rsquo;aide sociale a g&eacute;n&eacute;r&eacute; des incompr&eacute;hensions&nbsp;(Duclos, 2018).&nbsp;</p> <p>Lorsque je prends mon poste, le march&eacute; a 10 ans d&rsquo;existence et compte pr&egrave;s de 270 adh&eacute;rents. Les tensions pr&eacute;sentes lors de la constitution du march&eacute; formel sont encore pr&eacute;sentes dans les paroles des salari&eacute;s et des biffins les plus anciens. Il y a des tensions entre &laquo;&nbsp;les anciens&nbsp;&raquo; et &laquo;&nbsp;les nouveaux&nbsp;&raquo;, entre &laquo;&nbsp;les anciens&nbsp;&raquo; et les salari&eacute;s, entre &laquo; les encart&eacute;s&raquo; et &laquo; la sauvette&nbsp;&raquo;.&nbsp;&nbsp;D&egrave;s mon arriv&eacute;e, lors de mon premier jour au Carr&eacute;, on m&rsquo;a interpell&eacute;e sur tel ou tel sujet pol&eacute;mique. L&rsquo;&eacute;quipe salari&eacute;e en a fait de m&ecirc;me. De vieux litiges dont personne ne sait plus tr&egrave;s bien o&ugrave; cela a commenc&eacute;. &Ccedil;a m&rsquo;a frapp&eacute;e. En m&ecirc;me temps de l&rsquo;accueil chaleureux qu&rsquo;on me r&eacute;servait, des plaisanteries, le march&eacute; me paraissait un sacr&eacute; sac de n&oelig;ud.&nbsp;</p> <p>L&rsquo;ambivalence du projet, qui a oscill&eacute; entre une volont&eacute; d&rsquo;insertion d&rsquo;une part et une demande d&rsquo;auto-d&eacute;termination d&rsquo;autre part, se ressent encore dans la pratique quotidienne et contribue &agrave; ces tensions toujours flottantes. En effet, la mobilisation des biffins, la cr&eacute;ation de cette identit&eacute; au moment de la lutte, s&rsquo;est construite en s&rsquo;opposant au statut &laquo;&nbsp;d&rsquo;assist&eacute;&nbsp;&raquo;. Ils travaillaient, demandaient un droit &agrave; la dignit&eacute;, d&rsquo;&ecirc;tre vendeurs, puis biffins. Ainsi, ils s&rsquo;autonomisaient des circuits d&rsquo;assistance, des proches aidants. Ils n&rsquo;&eacute;taient pas juste des acteurs passifs, ils participaient &agrave; la soci&eacute;t&eacute;. Une autonomie, certes conditionn&eacute;e, mais qui permet une libert&eacute;, vis-&agrave;-vis des patrons, des hommes pour les femmes et des circuits d&rsquo;assistances pour tous et toutes. De l&rsquo;autre c&ocirc;t&eacute;, vu de l&rsquo;ext&eacute;rieur, c&rsquo;est la pauvret&eacute; qui saute aux yeux, pas le travail, l&rsquo;activit&eacute; de r&eacute;cup&eacute;ration- revente s&rsquo;apparente aux &laquo;&nbsp;march&eacute;s de la mis&egrave;re&nbsp;&raquo; comme &eacute;voqu&eacute; dans l&rsquo;article de 20minutes &eacute;crit par Pauline Th&eacute;veniaud en2010. Le stigmate colle &agrave; la peau. C&rsquo;est pourquoi, lors de son officialisation, il s&rsquo;agissait pour la municipalit&eacute; de g&eacute;rer cet endroit, d&rsquo;ins&eacute;rer ces pauvres pour que cette activit&eacute; prenne fin petit &agrave; petit. Seulement, ce projet ambitieux ne s&rsquo;est jamais r&eacute;alis&eacute;. Au contraire, de plus en plus de personnes investissent ces abords pour vendre &laquo;&nbsp;&agrave; la sauvette&nbsp;&raquo;. En milieu de journ&eacute;e, les trottoirs autour du march&eacute; sont noirs de monde. Des centaines de personnes viennent vendre &agrave; la sauvette, le march&eacute; ne pouvant pas r&eacute;pondre &agrave; toute cette demande.</p> <p>Ce march&eacute; formel est con&ccedil;u comme un dispositif d&rsquo;action sociale construit autour de trois missions principales. La premi&egrave;re est la gestion du march&eacute; et de l&rsquo;espace public. Cette mission consiste en une s&eacute;rie de t&acirc;ches administratives et organisationnelles comme l&rsquo;examen des dossiers d&rsquo;admission, l&rsquo;attribution des places, le contr&ocirc;le des marchandises vendues et la m&eacute;diation au sein de l&rsquo;espace public d&eacute;di&eacute; au march&eacute;. Le second volet est la proposition d&rsquo;un accompagnement social et professionnel aux personnes volontaires autour des probl&eacute;matiques de logement, de sant&eacute;, d&rsquo;acc&egrave;s aux droits, &agrave; la formation et &agrave; l&rsquo;emploi. Enfin, l&rsquo;int&eacute;gration dans la vie du quartier et la cr&eacute;ation de lien social autour des biffins, est le volet le moins investi par l&rsquo;&eacute;quipe, et par les biffins. Le bureau de l&rsquo;&eacute;quipe se trouve dans un bungalow de chantier &agrave; l&rsquo;entr&eacute;e du march&eacute;. Lorsque j&rsquo;y travaillais, nous &eacute;tions quatre salari&eacute;s permanents pr&eacute;sents par jour d&rsquo;ouverture. Un int&eacute;rimaire venait en renfort certains week-end.</p> <h2>&nbsp;</h2> <h2><span style="color:#8e44ad;">Entre contr&ocirc;le et prestation de service</span></h2> <p>La premi&egrave;re mission est sans doute la plus ambivalente et celle qui met le plus en difficult&eacute; les salari&eacute;s.&nbsp;</p> <p>En effet, l&rsquo;espace du march&eacute; est un espace public en dehors des heures d&rsquo;ouverture. Il s&rsquo;agit de deux larges trottoirs se trouvant de chaque c&ocirc;t&eacute; d&rsquo;une voie de circulation, sous un pont du p&eacute;riph&eacute;rique. L&rsquo;endroit se trouve &agrave; une porte de Paris, aux abords d&rsquo;un march&eacute; aux puces. La pr&eacute;sence de trafic en tout genre engendre parfois des actes de violences. Il y a &eacute;norm&eacute;ment de passage durant les jours d&rsquo;ouverture du march&eacute;. Parfois, l&rsquo;ambiance peut &ecirc;tre &eacute;lectrique. En dehors de ces horaires, le pont est investi, servant r&eacute;guli&egrave;rement d&rsquo;abris &agrave; des personnes sans domicile, et de lieu de vente informelle pour les biffins non encart&eacute;s. Ces derniers sont pri&eacute;s de s&rsquo;en aller par les agents de la Mairie afin que le march&eacute; s&rsquo;installe trois jours par semaine entre 8h et 18h.</p> <p>La gestion de l&rsquo;espace est d&eacute;l&eacute;gu&eacute;e en partie &agrave; l&rsquo;association et donc &agrave; l&rsquo;&eacute;quipe. Ils doivent, entre autres, contr&ocirc;ler que la marchandise soit conforme &agrave; la charte du march&eacute;. Il est interdit de vendre des armes, de la nourriture, des produits neufs, de l&rsquo;alcool et des cigarettes. Cette charte permet au march&eacute; d&rsquo;&ecirc;tre en conformit&eacute; avec la l&eacute;gislation et ainsi d&rsquo;&ecirc;tre l&eacute;gale. La configuration des lieux et de l&rsquo;&eacute;quipe rend quasiment impossible une pr&eacute;sence salari&eacute;e constante sur le march&eacute;. Ainsi, le contr&ocirc;le des produits vendus ressemble plus au &quot;jeu du chat et de la souris&quot; qu&rsquo;&agrave; une v&eacute;ritable appropriation de ces r&egrave;gles et de ces enjeux par les vendeurs. C&rsquo;est un point de tensions entre &laquo;&nbsp;les anciens&nbsp;&raquo; et les nouveaux. Ces derniers, n&rsquo;ayant pas particip&eacute; &agrave; la lutte, utilise le march&eacute; comme un espace de vente, une offre sur le territoire. Certains revendent des marchandises de contrefa&ccedil;on, &quot;tomb&eacute;es du camion&quot; d&egrave;s que l&rsquo;&eacute;quipe a le dos tourn&eacute;. Cette situation cr&eacute;e un fort sentiment de frustration chez &laquo;&nbsp;les anciens&nbsp;&raquo;, qui, malgr&eacute; leur lutte, ont d&ucirc; se plier aux r&egrave;gles du march&eacute;, d&eacute;cid&eacute;es par l&rsquo;association. Totalement d&eacute;poss&eacute;d&eacute;s d&rsquo;un pouvoir de d&eacute;cision sur la gestion du march&eacute;, ils pointent la responsabilit&eacute; sur l&rsquo;&eacute;quipe de salari&eacute;.es, clairement en sous-effectif, qui n&rsquo;arrive pas &agrave; remplir pleinement cette mission de gestion et de contr&ocirc;le.</p> <p>De m&ecirc;me, la centralisation de l&rsquo;organisation du march&eacute; par l&rsquo;&eacute;quipe salari&eacute;e la met dans une position constante de n&eacute;gociation et de m&eacute;diation. Ainsi, c&rsquo;est vers elle que vont se tourner les adh&eacute;rents lors d&rsquo;un probl&egrave;me avec un voisin de place, un litige avec un client, un changement de jour de vente, une demande de mat&eacute;riel (b&acirc;che, barnum), une lumi&egrave;re qui ne fonctionne pas sous le pont, le manque de toilettes publiques. La majorit&eacute; des conflits quotidiens, d&rsquo;arrangements &agrave; trouver, passent par les professionnels. Ainsi, les outils organisationnels construits par l&rsquo;&eacute;quipe sont devenus complexes, des proc&eacute;dures se rajoutent afin d&rsquo;essayer d&rsquo;&ecirc;tre le plus &eacute;quitable possible et laissent finalement peu de place &agrave; la flexibilit&eacute; et &agrave; l&rsquo;individualisation des demandes. Le rapport des adh&eacute;rents &agrave; l&rsquo;&eacute;quipe salari&eacute;e s&rsquo;assimile &agrave; une relation de service. Leur demandant d&rsquo;&ecirc;tre garant de tout, des litiges &agrave; la maintenance de l&rsquo;espace public du march&eacute;. Cette mission n&rsquo;entra&icirc;ne pas beaucoup de reconnaissance de la part des biffins pour le travail de l&rsquo;&eacute;quipe salari&eacute;e, dans le contr&ocirc;le constant.&nbsp;</p> <p>L&rsquo;autre ambivalence de cette mission tient &agrave; l&rsquo;existence m&ecirc;me du march&eacute; formel. Autour, les personnes effectuant la m&ecirc;me activit&eacute; mais n&rsquo;ayant pas de place, sont consid&eacute;r&eacute;es par les forces de l&rsquo;ordre dans l&rsquo;ill&eacute;galit&eacute;. Ils sont pr&egrave;s de 1000 personnes chaque jour &agrave; venir vendre de mani&egrave;re informelle alors que le march&eacute; formel ne comprend que 100 places (Guillou, 2020). Elles sont syst&eacute;matiquement chass&eacute;es, souvent violemment, parfois gaz&eacute;es. Cette mise en concurrence d&rsquo;un public pourtant similaire met en lumi&egrave;re la schizophr&eacute;nie du projet. Il est de fait sous-dimensionn&eacute; par rapport &agrave; la r&eacute;alit&eacute; qu&rsquo;il souhaite encadrer. Les &laquo;&nbsp;encart&eacute;s&nbsp;&raquo; se plaignent de &laquo;&nbsp;la sauvette&nbsp;&raquo; qui leur font concurrence, qui font venir la police qui gaze sans distinction, leur confisque leurs affaires. Cette situation est celle qui m&rsquo;a le plus interpell&eacute;e. En effet, en plus de la violence symbolique et parfois physique des interventions polici&egrave;res, le projet m&ecirc;me du march&eacute; me posait question. La population, des deux c&ocirc;t&eacute;s de la barri&egrave;re, est la m&ecirc;me, m&ecirc;me situation de pauvret&eacute; qui les emm&egrave;ne &agrave; vendre aux portes de Paris des objets de r&eacute;cup&eacute;ration. Au sein du service, il n&rsquo;y avait pas d&rsquo;action de plaidoyer engag&eacute;e afin de t&eacute;moigner de cette situation. En discutant avec mes coll&egrave;gues, certains &eacute;tait d&eacute;sillusionn&eacute;s, comme s&rsquo;il n&rsquo;y avait aucune possibilit&eacute; de changement. Cette situation &eacute;tait devenue routini&egrave;re. Un sentiment d&rsquo;impuissance avait envahi la plupart de mes coll&egrave;gues. Ce sentiment, souvent pr&eacute;sent dans la bouche des travailleurs sociaux, est le r&eacute;sultat d&rsquo;une contradiction forte entre une commande publique qui est d&rsquo;ins&eacute;rer les personnes et les dispositions l&eacute;gislatives qui excluent certaines personnes de l&rsquo;acc&egrave;s aux droits. Dans le cas du march&eacute; formel, l&rsquo;&eacute;quipe salari&eacute;e se retrouve dans l&rsquo;impossibilit&eacute; d&rsquo;agir, incapable de r&eacute;pondre &agrave; la commande institutionnelle et simple observatrice du v&eacute;cu r&eacute;el des personnes, sans vraiment de capacit&eacute; d&rsquo;action.&nbsp;</p> <h2>&nbsp;</h2> <h2><span style="color:#8e44ad;">Entre r&eacute;alit&eacute; v&eacute;cue et dispositif </span></h2> <h2><span style="color:#8e44ad;">d&rsquo;action sociale</span></h2> <p>L&rsquo;autre ambivalence tient dans la construction de la mission d&rsquo;accompagnement social et professionnel. En effet, le march&eacute; formel &eacute;tait con&ccedil;u comme un dispositif d&rsquo;insertion duquel les adh&eacute;rents allaient sortir apr&egrave;s avoir pu &ecirc;tre accompagn&eacute;s sur le volet professionnel et social. Cet accompagnement peut am&eacute;liorer des situations de vie en permettant aux personnes d&rsquo;acc&eacute;der &agrave; leurs droits (demande de r&eacute;gularisation, reconnaissance MDPH, apurement d&rsquo;une dette locative) et &agrave; un travail plus stable et durable. Pour autant, la majorit&eacute; des adh&eacute;rents sont des personnes avec de faibles qualifications. Le contexte &eacute;conomique global ne leur permet pas d&rsquo;acc&eacute;der &agrave; un niveau de vie qui ferait qu&rsquo;ils arr&ecirc;teraient la biffe. En effet, certaines personnes pr&eacute;sentes au march&eacute; n&rsquo;avaient pas de difficult&eacute; d&rsquo;acc&egrave;s aux droits (Bazin, Rullac, 2012). Elles &eacute;taient pauvres, &agrave; cause de l&rsquo;organisation du march&eacute; du travail, de la p&eacute;nurie de logement tr&egrave;s sociaux disponibles en &Icirc;le de France, des minimas sociaux ne prot&eacute;geant pas de la pauvret&eacute;, mais tous leurs droits &eacute;taient ouverts. Cette activit&eacute; reste pour une partie d&rsquo;entre eux, ins&eacute;r&eacute;s sur le march&eacute; du travail ou &agrave; la retraite, un compl&eacute;ment de revenu n&eacute;cessaire. Pour d&rsquo;autres, dans des situations administratives ne leur permettant pas un acc&egrave;s au travail formel, elle reste une activit&eacute; principale. Lorsque l&rsquo;on conna&icirc;t les diff&eacute;rentes lois qui durcissent l&rsquo;acc&egrave;s &agrave; un titre de s&eacute;jour, la biffe n&rsquo;est pas pr&egrave;s de s&rsquo;arr&ecirc;ter (Gitsi, 2016).&nbsp;</p> <p>De plus, la philosophie du projet qui souhaitait encadrer la biffe pour la r&eacute;sorber ne prend pas en compte le v&eacute;cu des biffins qui trouvent dans ces jours de march&eacute; bien plus qu&rsquo;une activit&eacute; &eacute;conomique. En effet, en dehors du travail, elle est aussi une activit&eacute; socialisatrice. Le march&eacute; est un lieu d&rsquo;&eacute;change, de discussion, d&rsquo;entraide. Il permet parfois d&rsquo;oublier un temps ces r&eacute;alit&eacute;s de vie, de rigoler, de trouver de l&rsquo;entraide et de la solidarit&eacute;. C&rsquo;est, de fait, une activit&eacute; leur permettant de lutter contre la pauvret&eacute; l&agrave; o&ugrave; les politiques publiques montrent leurs limites. Elle est un &eacute;l&eacute;ment constitutif de leur vie, permettant de retourner un temps le stigmate, d&rsquo;&ecirc;tre actif dans la cit&eacute;, pour la soci&eacute;t&eacute;.&nbsp;</p> <p>Cette r&eacute;alit&eacute; est apparue de plein fouet &agrave; nos visages lors du premier confinement. &Eacute;norm&eacute;ment de personnes se sont retrouv&eacute;es sans rien, du jour au lendemain. Plus d&rsquo;argent en poche pour acheter de la nourriture, des dettes qui s&rsquo;accumulent et aucun levier afin de demander une aide globale en lien avec l&rsquo;arr&ecirc;t de ce travail, qui n&rsquo;est pas consid&eacute;r&eacute; comme tel. Pour les personnes relevant du droit commun, des aides sociales du d&eacute;partement ont pu &ecirc;tre mobilis&eacute;es au compte-goutte. Mais pour toutes les personnes sans domiciliation et sans r&eacute;gularisation, leurs situations sont devenues critiques. La majorit&eacute; d&rsquo;entre eux n&rsquo;&eacute;tait pas habitu&eacute;e &agrave; solliciter de l&rsquo;aide alimentaire. Celle-ci, d&rsquo;ailleurs, n&rsquo;est pas construite pour subvenir &agrave; tous les besoins. Les colis alimentaires ne permettent pas de manger trois repas par jour, il manque de la viande, du poisson, des l&eacute;gumes. Les personnes qui &eacute;taient en sous location se sont retrouv&eacute;es avec la crainte de se retrouver &agrave; la rue, ce qui a parfois &eacute;t&eacute; le cas. Toutes les personnes qui louaient un espace de stockage (souvent les plus pr&eacute;caires, dormant en CHU, &agrave; la rue, en h&ocirc;tel social) afin de pratiquer cette activit&eacute; se sont retrouv&eacute;es avec d&rsquo;&eacute;normes dettes en regard de leurs ressources. Face &agrave; cette crise, l&rsquo;association n&rsquo;a pas pu apporter une protection particuli&egrave;re &agrave; cette situation exceptionnelle. En effet, bien que le march&eacute; formel ait permis une certaine reconnaissance de la biffe, elle n&rsquo;a pas permis une reconnaissance de cette activit&eacute; comme un travail &agrave; part enti&egrave;re.&nbsp;</p> <h2>&nbsp;</h2> <h2><span style="color:#8e44ad;">Un travail social&nbsp;paradoxal</span></h2> <p>Finalement, le travail social est lui-m&ecirc;me ambivalent, oscillant selon les projets, les organisations qui les portent entre injonction &agrave; l&rsquo;int&eacute;gration et &agrave; l&rsquo;autonomie et soutien au pouvoir d&rsquo;agir des personnes. Pour autant, chaque action sociale se positionne vis-&agrave;-vis de l&rsquo;existant, d&rsquo;un manque, d&rsquo;une invisibilisation de certaines r&eacute;alit&eacute;s. Elle sous-tend un projet collectif puisqu&rsquo; ancr&eacute; dans la soci&eacute;t&eacute;. Seulement, quand les projets d&rsquo;action sociale perdent de vue la dimension politique de leur action, ils deviennent un pansement, sans r&eacute;elle vis&eacute;e de transformation sociale sur la r&eacute;alit&eacute; sur laquelle ils agissent. Le projet de ce march&eacute; formel a mal d&eacute;but&eacute;, il n&rsquo;a pas &eacute;t&eacute; une construction collective avec toutes les parties prenantes. De fait, il s&rsquo;est peu &agrave; peu transform&eacute; en une prestation de service. Il n&rsquo;a pas su remplir ses missions puisque celles-ci n&rsquo;ont pas &eacute;t&eacute; construites autour d&rsquo;un diagnostic partag&eacute;.&nbsp;</p> <p>C&rsquo;est pourquoi, il y a un vrai enjeu, pour l&rsquo;action sociale et le travail social de soutenir ces activit&eacute;s pour ce qu&rsquo;elles sont&nbsp;: une reprise en main d&rsquo;espace socio-&eacute;conomique et politique par des personnes qui en &eacute;taient exclues, une lutte concr&egrave;te et pragmatique contre la pauvret&eacute;, une autonomisation face &agrave; la d&eacute;pendance aux seules aides publiques, un espace de solidarit&eacute; et de convivialit&eacute;. Il ne s&rsquo;agit pas d&rsquo;id&eacute;aliser cette activit&eacute;. Cependant il est important pour le travail social de se poser la question de sa place et de son r&ocirc;le face &agrave; ce type d&rsquo;initiative afin de prendre en compte l&rsquo;exp&eacute;rience des personnes qui vivent dans la pauvret&eacute;. Et comme le disait Akio Morita&nbsp;: &laquo;&nbsp;N&rsquo;ayez pas peur de faire une erreur. Mais faites-en sorte de ne pas faire la m&ecirc;me erreur deux fois&nbsp;&raquo;.</p> <p>&nbsp;</p> <h3><em>Bibliographie</em></h3> <p>Bazin, H. et&nbsp;Rullac, S. (2012)&nbsp;Etude qualitative portant sur les conditions de vie des biffins en Ile-de-France,&nbsp;command&eacute;e par l&rsquo;Unit&eacute; Soci&eacute;t&eacute; de la Direction du d&eacute;veloppement social, de la sant&eacute; et de la d&eacute;mocratie r&eacute;gionale de la R&eacute;gion Ile-de-France [en ligne]&nbsp;</p> <p><a href="http://rechercheaction.fr/ruesmarchandes/download/etude_sur_les_biffins_en_ile_de_france/Les-biffins-etude-qualitative.pdf">http://rechercheaction.fr/ruesmarchandes/download/etude_sur_les_biffins_en_ile_de_france/Les-biffins-etude-qualitative.pdf</a></p> <p>Duclos, M. (2018)&nbsp;:&nbsp;Du combat des biffins au Carr&eacute; des biffins : de l&#39;autonomie cultiv&eacute;e &agrave; la non-participation forc&eacute;e&nbsp;&raquo;, [en ligne]&nbsp;<a href="https://f-origin.hypotheses.org/wp-content/blogs.dir/1289/files/2018/09/Duclos-Session-3.pdf">https://f-origin.hypotheses.org/wp-content/blogs.dir/1289/files/2018/09/Duclos-Session-3.pdf</a></p> <p>Groupe d&rsquo;Information et de Soutien des Immigr&eacute;.es (GISTI) (2016)&nbsp;Pr&eacute;carisation du s&eacute;jour, r&eacute;gression des droits,&nbsp;Penser l&rsquo;immigration autrement.&nbsp;</p> <p>Guillou, B. (2020)&nbsp;Les biffins se rebiffent,&nbsp;Revue Projet, vol. 376, no. 3, 2020, pp. 20-23.</p> <p>Theveniaud, Pauline (2010)&nbsp;Aux portes de Paris, le march&eacute; de la mis&egrave;re&nbsp;&raquo;,&nbsp;20&nbsp;Minutes<a href="https://www.20minutes.fr/paris/403415-20100510-portes-paris-marche-misere" target="_blank">https://www.20minutes.fr/paris/403415-20100510-portes-paris-marche-misere</a>[Publi&eacute; le 10 Mai 2010, mis &agrave; jour le 12 Septembre 2014]</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p>